Rose chair, telle est la couleur choisie pour le nouveau disque paru dans la collection « Opéra français » du Palazzetto Bru Zane. La raison en est simple : il s’agit de l’opéra-comique Phryné de Saint-Saëns, heureux prolongement d’une année de centenaire hélas estropiée par la pandémie. Et quoi de mieux que la couleur de la nudité pour évoquer celle qui se montra dans le plus simple appareil pour se défendre de toute accusation ?
Comme le montre pourtant le formidable article signé par l’historien de l’art Pierre Sérié dans le livre-disque du PBZ, l’hétaïre athénienne occupait dans l’imaginaire occidental de la seconde moitié du XIXe siècle une position faussée par la toile de Gérôme, Phryné devant l’aréopage, présentée au Salon de 1861 et aujourd’hui conservée à Hambourg. Contre-sens historique que cette prétendue peinture d’histoire, puisqu’elle va à l’encontre des sources antiques : loin d’être intégralement dévêtue par son avocat, Phryné ne fut amenée qu’à dévoiler un sein, et le fit sans aucun doute avec fierté, puisqu’elle n’avait pas à rougir de sa plastique parfaite. Contre-sens donc, mais contre-sens magnifique, où Gérôme invente une Antiquité non plus hiératique et sublime comme celle des peintres néo-classiques, mais une Grèce peuplée d’êtres de chair et de sang, avec ses Aréopagites pudibonds ou lubriques, ce qui valut à l’artiste l’accusation de profaner les Anciens aussi scandaleusement qu’Offenbach l’avait fait dans Orphée aux enfers et s’apprêtait à le faire dans La Belle Hélène. Bien moins célèbre, la toile de Joseph Blanc, Phryné devant les pêcheurs, est bien plus exacte, puisqu’elle y montre une courtisane exposant avec orgueil son anatomie après un bain de mer (à tel point qu’elle est désormais souvent prise pour une Vénus sortant de l’onde).
Comment Saint-Saëns en vint-il à composer une œuvre lyrique consacrée à ce personnage ? Après ses succès à l’opéra (Henry VIII en 1883) et à l’Opéra-Comique (Proserpine en 1887), pourquoi se laisse-t-il tenter par un livret qui associait l’Antiquité et… comment dire ? Gaudriole ? Gauloiserie ? Certes non, ce n’était pas le genre du bon Camille. Coquinerie ? On se rapproche, mais ce n’est pas encore tout à fait ça. Ses contemporains décrivaient le compositeur comme un pince-sans-rire, et Phryné a tout de la bagatelle érudite, de la plaisanterie faite pour susciter le sourire affuté, davantage que pour faire s’esclaffer. En guise de nudité, l’archonte Dicéphile – grand pourfendeur de la débauche, hypocrite que l’œuvre prend plaisir à ridiculiser – n’aura droit qu’à celle d’une statue d’Aphrodite que, jeu d’éclairage, il prend pour Phryné en personne. Le livret dû à Lucien Augé de Lassus (qui fournira à Saint-Saëns le texte de son dernier opéra, L’Ancêtre, créé à Monte-Carlo en 1906) joue sur l’éternelle opposition des jeunes et des vieux et, en bonne comédie, fait évidemment triompher les premiers. Il a pour grand mérite d’avoir inspiré à Saint-Saëns une musique pleine d’esprit, sans vulgarité ni facilité, mais avec quelques jolis moments de sensualité, et un entrain assez irrésistible (« On raconte qu’un archonte… » est un refrain dont il est difficile de se débarrasser dès lors qu’il commence à vous trotter dans la tête). Sans se mettre à écrire des opérettes, Sains-Saëns ne s’y montre pas moins sous un jour inhabituel, celui qu’on entend par exemple dans la chanson napolitaine de Cameleone incluse dans sa première tentative lyrique, Le Timbre d’argent.
Mais qui dit opéra-comique dit mélange de parlé et de chanté. Saint-Saëns avait composé environ cinquante minutes de musique pour Phryné, et l’œuvre connut sous sa forme initiale un très grand succès. Pour en favoriser l’exportation, il fallut néanmoins envisager de remplacer le parlé par du chanté : le grand homme lui-même n’eut pas le temps ou pas l’envie de s’en occuper, et c’est le jeune André Messager qui s’en chargea, à une date incertaine, ses récitatifs n’étant publiés qu’en 1909. C’est la première plus-value de ce nouvel enregistrement par rapport à l’unique version de Phryné jusqu’ici disponible, un concert dirigé par Jules Gressier et diffusé en 1960, avec un Orchestre radio-lyrique qui ne brillait ni par sa justesse ni par son élégance. Cette fois, à la tête d’un Orchestre de l’Opéra de Rouen-Normandie vitaminé mais gracieux, Hervé Niquet dirige avec flamme une partition complétée par une quinzaine de minutes de musique signée Messager. Les lignes enveloppantes du père de Véronique se marient sans heurts à ce qu’a écrit Saint-Saëns, qui sent davantage non une improbable reconstitution des sons de l’Antiquité, mais le pastiche vaguement archaïsant, l’hommage à l’opéra-comique français de la première moitié du siècle et la cocasserie dans le choix des timbres dont était capable l’auteur du Carnaval des animaux.
Les élans sensuels que l’on sent passer dans Phryné ne sont peut-être pas étrangers au fait que le rôle-titre en fut créé par Sybil Sanderson, l’égérie de Massenet. On ne retrouve ici ni la pyrotechnie d’Esclarmonde ni le contre-ré de Thaïs, mais il faut une voix juvénile, agile, à l’aigu facile, ce qu’est exactement Florie Valiquette, qui sait émailler ses interventions d’éclats de rire, non sans conférer à la scène de séduction de Dicéphile la coquetterie et le piquant nécessaire. Dans le rôle de l’archonte qui succombe trop vite aux charmes de la belle, dindon de la farce qui se rengorge du triomphe que lui accorde la cité, Thomas Dolié est délicieux de suffisance imbécile. Par rapport à la version de 1960, Denise Duval et André Vessières trouvent ici de très dignes successeurs. Là où le gain est plus flagrant, c’est avec le troisième personnage principal, Cyrille Dubois prêtant à Nicias un art du chant bien plus agréable à entendre que Michel Hamel. Sans rien perdre de son impertinence, le jeune débauché y acquiert une poésie qui fait de lui le frère de ce Fortunio de Messager dont il reste un interprète inoubliable. Autour de ce trio, Anaïs Constans, François Rougier et Patrick Bolleire complètent idéalement la distribution, sans oublier la prestation impeccable du chœur du Concert Spirituel.