Die Soldaten
Opéra en 4 actes de Bernd Alois Zimmermann (1918–1970)
Livret du compositeur d'après Die Soldaten, comédie de Jakob Michael Reinhardt Lenz
Création à Cologne le 15 février 1965

 

Ruhrtriennale Bochum 2007

Mise en scène : David Pountney ; Décors : Robert Innes Hopkins ; costumes : Marie-Jeanne Lecca ; chorégraphie : Beate Vollack ; lumières : Wolfgang Göbbel

Avec :

Wesener : Frode Olsen ; Marie : Claudia Barainsky ; Charlotte : Katharina Peetz ; La mère de Wesener : Hanna Schwarz ; Stolzius : Claudio Otelli ; La mère de Stolzius : Kathryn Harris ; Obrist : Alexey Birkus ; Desportes : Peter Hoare ; Pirzel : Robert Wörle ; Eisenhardt : Jochen Schmeckenbecher ; Haudy : Adrian Clarke ; Mary : Robert Bork ; Comtesse de La Roche : Helen Field ; le jeune comte : Adrian Thompson ; les trois officiers : Michael Smallwood ; Christopher Lemmings ; Bernhard Berchtold ; Bochumer Symphoniker ; Direction musicale : Steven Sloane

Salzburger Festspiele 2012

Mise en scène : Alvis Hermanis ; Wiener Philharmoniker ; Direction musicale : Ingo Metzmacher Chorégraphie : Beate Vollack

Avec :

Wesener : Alfred Muff ; Marie : Laura Aikin ; Charlotte : Tanja Ariane Baumgartner ; La mère de Wesener : Cornelia Kallisch ; Stolzius : Tomasz Konieczny ; La mère de Stolzius : Stefania Kaluza ; Obrist : Reinhard Mayr ; Desportes : Daniel Brenna ; Pirzel : Wolfgang Ablinger-Sperrhacke ; Eisenhardt : Boaz Daniel ; Haudy : Matjaz Robavs ; Mary : Morgan Moody ; Comtesse de La Roche : Gabriela Beňačková ; le jeune Comte : Matthias Klink

 

Staatstheater Nürnberg 2018

Mise en scène : Peter Konwitschny ; Décors et costumes : Helmut Brade ; Direction du chœur : Tarmo Vaask ; Dramaturgie : Kai Weßler ; Lumières : Karl Wiedemann ; Chœur du Staatstheater Nürnberg ; Chef des chœurs : Tarmo Vaask ;
Staatsphilharmonie Nürnberg
Direction musicale : Marcus Bosch

Avec :

Wesener : Tilmann Rönnebeck ; Marie : Susanne Elmark ; Charlotte : Solgerd Isalv ; La mère de Wesener : Helena Köhne ; Stolzius : Jochen Kupfer ; La mère de Stolzius : Leila Pfister ; Obrist : Alexey Birkus ; Desportes : Uwe Stickert ; Pirzel : Hans Kittelmann ; Eisenhardt : Antonio Yang ; Haudy : Tim Kuypers ; Mary : Ludwig Mittelhammer ; Comtesse de La Roche : Sharon Kempton

 

Oper Köln, Staatenhaus Saal 1, 2018

Mise en scène : Carlus Padrissa (La Fura dels Baus). Décor : Roland Olbeter. Costumes : Chu Uroz. Lumières : Andreas Grüter. Vidéo : Marc Molinos, Alberto de Gobbi. Orchestre du Gürzenich de Cologne, direction : François-Xavier Roth

Avec :

Frank van Hove, Wesener ; Emily Hindrichs, Marie ; Judith Thielsen, Charlotte ; Kismara Pessati, Mère de Wesener ; Nikolay Borchev, Stolzius ; Dalia Schaechter, Mère de Stolzius ; Miroslav Stricevic, Obrist, comte de Spannheim ; Martin Koch, Desportes ; John Heuzenroeder, Pirzel ; Olivier Zwarg, Eisenhardt ; Miljenko Turk, Haudy ; Wolfgang Stefan Schwaiger, Mary ; Sharon Kempton, Comtesse de la Roche ; Alexander Kaimbacher, le jeune Comte.

Teatro Real, Madrid 2018

Mise en scène : Calixto Bieito ; Décors : Rebecca Ringst ; costumes : Ingo Krügler ; chorégraphie : Beate Vollack ; lumières : Franck Evin ; video : Sarah Derendinger ; dramaturgie : Beate Breidenbach ; Direction des chœurs : Andrés Máspero ; Chef assistant : Vladimir Junyent ; Direction musicale : Pablo Heras-Casado

Avec :

Wesener : Pavel Daniluk ; Marie : Susanne Elmark ; Charlotte : Julia Riley ; La mère de Wesener : Hanna Schwarz ; Stolzius : Leigh Melrose ; La mère de Stolzius : Iris Vermillion ; Obrist : Reinhard Mayr ; Desportes : Uwe Stickert ; Pirzel : Nicky Spence ; Eisenhardt : Germán Olvera ; Haudy : Rafael Fingerlos ; Mary : Wolfgang Newerla ; Comtesse de La Roche : Noëmi Nadelmann ; le jeune comte : Antonio Lozano ; les trois officiers : Francisco Vas, Gerardo López, Albert Casals

Staatstheater Nürnberg le 25 mars 2018, Oper Köln (Staatenhaus Saal 1) le 11 mai 2018, et Teatro Real le 16 mai 2018

Avec près d'une vingtaine de rôles solistes, quatre actes et quinze tableaux diffractés autour du destin de Marie en guise de fil rouge, Die Soldaten est un opéra qui transforme toute tentative de description en véritable gageure. Soit à cause de la difficulté d'exécution ou de la frilosité des programmateurs, les productions sont encore trop rares pour cristalliser une forme de tradition interprétative. Le centenaire de Bernd Alois Zimmermann étant passé complètement sous silence en France, il aura fallu passer deux fois le Rhin et les Pyrénées pour pouvoir assister à trois mises en scène de Die Soldaten alors même que le public hexagonal attend le retour de ce chef d'œuvre depuis la production Ken Russell à Lyon en 1983 et celle d'Harry Kupfer au festival Musica de Strasbourg en 1988, reprise à Bastille pour une poignée de représentations en… 1994.

 

Les Soldats de Bernd Aloïs Zimmermann est au très petit nombre des opéras contemporains, celui que l'on rapprocherait le plus du concept d'œuvre d'art totale. Au-delà de Wagner, ce concept illustre ici la capacité paradoxale de l'œuvre à toucher en même temps à toutes les caractéristiques techniques et expressives qui la composent. Œuvre inclassable et "impossible", elle fait cohabiter tous les modes de vocalité possibles, depuis le cri jusqu'au chuchotement en passant par la voix parlée ou le vibrato épanoui. L'hétérophonie se combine à une stratification de styles, depuis le choral de Bach jusqu'au Jazz-combo, en passant par un sérialisme frénétique et déjanté. De fait, l'œuvre s'inscrit à l'extrémité d'une trajectoire qui trouve son origine dans le mouvement "Sturm und Drang" (littéralement "Tempête et assaut"), réaction contre l'hégémonie d'une philosophie des Lumières (Erklärung) au tournant du XVIIIe siècle.

 

Il est intéressant de revenir sur la façon dont les scénographies les plus réussies font allusion à ce fameux Sturm und Drang, à l'origine d'une longue série de personnages qui ont en commun de succomber à la violence de la passion dévastatrice. On pense au Werther de Goethe, en passant par les Soldats de Lenz et les drames de Büchner ou Wedekind. Ces œuvres ont en commun de mêler à la fiction des éléments biographiques, si bien qu'il est parfois difficile de discerner les destins des auteurs et de leurs personnages. Revendiquant la question du chaos et les passions Sturm und Drang comme seule forme créative valable, les artistes comme Lenz et le jeune Goethe puisent des éléments constitutifs des forces vives du romantisme tourmenté. En 1774, Jakob Lenz dresse dans ses Notes sur le théâtre les bases d'un projet qui atomise littéralement le concept des trois unités classiques. Perçu comme un carcan contraire au flux vital de la nature, il lui substitue la notion absolument neuve et problématique du temps sphérique. L'action principale est entourée par des scènes qui se multiplient sur le principe de la diffraction ou du rhizome.

Lenz écrivait "Dieu n'est un que dans la totalité de ses œuvres" – concept fondateur pour Zimmermann qui voit dans la composition une forme d'expression religieuse, étymologiquement conçue comme lien ("religare") qui révèle l'unité et la permanence du monde. Comme un certain Jean-Sébastien Bach à son époque, Zimmermann signa la plupart de ses œuvres de l'acronyme O.A.M.D.G. (Omnia Ad Majorem Dei Gloriam, Œuvre à la plus grande gloire de Dieu). Zimmermann renouvelle le rapport au temps musical, remplaçant le temps physique et objectif par un temps ressenti. Composée juste avant son suicide en 1970, sa dernière œuvre "Ich wandte mich und sah an alles Unrecht das geschah unter der Sonne" (Je me retournai et contemplai toute l'oppression qui se commettait sous le soleil) est un authentique testament spirituel dans lequel Dieu est pris à partie par le Grand Inquisiteur des Frères Karamazov de Dostoïevski, dont la voix s'entrelace avec des fragments de L'Ecclésiaste pour reprocher au Créateur d'avoir cru en l'Homme.

Mettre en scène un spectacle réputé "immontable" exige une réflexion sur la notion d'espace de représentation ; cet espace scénique est tour à tour espace théâtral et espace mental ou fantasmé dans lequel le personnage complexe de Marie prend une place toute particulière. Au-delà des "soldats", c'est elle qui sert de point de focalisation, non seulement au drame de Lenz mais également à Büchner et Wedekind par capillarité. Nous segmenterons ce parcours musical parmi les productions récentes des Soldats en deux grandes étapes, la première consacrée à la question de l'espace scénique et la seconde à la manière dont se construit le personnage de Marie dans ce contexte.

Zum Raum wird hier die Zeit

Amalgame d'espace et de durée, le drame des Soldats s'écoule dans un espace-temps qui rend quasi-impossible la mise en scène qui chercherait à rendre lisible une action qui échappe aux moyens de perception classique. Avec l'émergence d'une technologie visuelle permettant de déplacer sur des écrans ce qu'il fallait jusqu'alors suggérer, les productions contemporaines ont pu donner des Soldats une approche et une dimension plus ambitieuse et plus complexe. Ce délire est à la fois compatible et pourtant différent de celui qu'un Frank Castorf a pu imaginer avec l'Anneau du Nibelung, autre œuvre-mon(str)de.

Die Soldaten – Ruhrtriennale Bochum – 2007

Parmi les exemples récents d'inscription de l'œuvre dans un espace scénique (et historique), on citera pour mémoire la production de David Pountney dans la Jahrhunderthalle de Bochum, ex-friche industrielle rénovée et servant de cadre aux manifestations de la Ruhrtriennale (2006). Le public est situé sur des gradins de part et d'autre d'une scène étroite qui coupe la salle en et s'étire d'un bout à l'autre. Malgré de beaux effets de lumières et des protagonistes très engagés, le parti-pris s'épuise progressivement et la soirée s'enlise dans une imagerie très explicite.

Avec Alvis Hermanis au Festival de Salzbourg (2012), l'espace communique avec le temps. Traditionnellement dévolu aux productions lyriques, le Manège des rochers (Felsenreitschule) devient le lieu multiple où se croisent les thématiques de la guerre et du cheval, ici perçu à la fois comme animal et comme fantasme. Illustrant l'action avec des références au premier conflit mondial avec costumes d'époque, Hermanis donne dans un hyperréalisme qui limite le propos. On salue cependant cette manière d'investir un lieu en utilisant des allusions à sa fonction première, en l'occurrence un manège de chevaux. La présence de vrais chevaux évoluant sans cesse à l'arrière de larges baies vitrées crée une forme de lassitude visuelle qui traduit parfaitement la vacuité et l'inutilité de la fonction militaire. La soldatesque est montrée dans son animalité, sans le recours didactique aux masques de cochon de Pountney, mais par un jeu d'acteur qui les montrent tels des reptiles derrière la vitre d'un vivarium ou bien se vautrant sur un sol recouvert de paille, élément obsessionnel de la saleté, avec l'inclusion de la cabine de verre au centre, vague souvenir de Kupfer… Investissant le lieu dans toute sa dimension spatiale, Hermanis fait déborder la scène sur toute sa largeur et jusque sur les côtés, ajoutant un élément vertical avec ce double de Marie marchant en funambule sur un fil tendu au-dessus de la scène, puissante allégorie de la destinée du personnage.

Die Soldaten – Salzburg 2012

Le signe horizontal et vertical dessine une très symbolique croix, allusion directe à la Passion du Christ qui vient se superposer en filigrane au destin de Marie. On retrouve ce décor en forme de croix chez Calixto Bieito et Andreas Kriegenburg. Chez le premier, ce sont des échafaudages mobiles suspendus à des câbles qui en forment les branches abstraites. Chez Kriegenburg, le décor est constitué par des cellules rappelant le tryptique de la Guerre par Otto Dix (lui-même faisant allusion au retable de Grünewald). L'ensemble est fixe mais se déplace d'avant en arrière, libérant sur la scène une tranchée centrale qui sert de dépotoir d'ordures dans lequel se trouve Marie à la toute fin, ultime station sur ce chemin de croix qui encadre les effrayants rituels de messe noire qui se déroulent dans les scènes au-dessus. Le motif démultiplié de la croix-symbole s'inscrit dans la croix-structure, comme une sorte de mise en abyme à l'infini. Les chorégraphies des corps-svastikas des soldats à l'intérieur de la croix catholique forment un séquençage de l'espace scénique sur le modèle d'une cruci-fiction dans laquelle s'anéantit toute prétention de pensée et de foi.

Die Soldaten – Munich 2014

La question de l'espace comme illustration du temps de l'action se trouve dans la production de Peter Konwitschny à l'opéra de Nuremberg. Les percussions envahissent la scène évoluant, comme chez Bieito à l'aide de câbles de tractage. Déjouant la frontalité du théâtre à l'italienne, les spectateurs sont invités dans le dernier acte à venir prendre place sur scène. On lève les yeux vers les chanteurs, placés tout en haut des cintres ou bien dans la salle pour observer la scène de l'empoisonnement de Desportes qui se joue dans la loge centrale. Au-delà d'un relative distraction, on peine à relier ces options à une mise en scène qui roule dans l'ornière d'un très sage Regietheater. Des décors amovibles, souvent limités à un pan de mur tombent des cintres tandis que les chanteurs s'installent et qu'une équipe de techniciens opère à vue pour installer les accessoires. Le rythme accéléré des transitions donne à l'action une forme d'artificialité et de distanciation qui rejaillit sur des personnages dessinés comme des figures emblématiques. Marie et sa sœur Charlotte passent des tenues d'adolescentes à l'uniforme jupe-tailleur, dont le pendant masculin cravate et costume trois pièces montre des soldats-traders jouant au foot dans le café d'Armentières, entre deux coups de fil et une chope de bière. La mise en scène suit l'évolution du personnage de Marie sur la trajectoire qui mène de l'innocence à la prostitution. Les spectateurs font office de figurants involontaires pour la dernière scène où Marie mendie au milieu de la foule et finit par croiser son père. La conclusion se fait dans le noir complet avec la vidéo d'un électrocardiogramme qui fait office de compte à rebours remplaçant – hélas – la bande électronique composée et voulue par Zimmermann.

Die Soldaten – Nuremberg avril 2018

Autre lieu, autre espace, avec la spectaculaire production de Carlus Padrissa (La Fura dels Baus) à l'opéra de Cologne. La salle de la Staatenhaus am Rheinpark est cerclée à mi-hauteur d'une scène à 360 degrés autour d'un public installé sur des tabourets pivotants. L'orchestre principal occupe un côté de la salle tandis que deux groupes de percussions sont disposés du côté opposé et sous les échafaudages, parmi les spectateurs. La pente naturelle contraint à des contorsions malaisées pour se retourner et englober du regard l'ensemble des actions qui se situent sur la scène. Hormis ce léger inconvénient, le spectacle se donne à voir dans une parfaite et quasi didactique lisibilité. L'exubérance et l'omniprésence des écrans sonne à l'image la primauté sur le fil d'analyse. Le message asséné se borne à une peu surprenante dénonciation des horreurs de la guerre et la dégradation de la condition féminine. En témoignent l'irruption pachydermique des Femen, éructant, majeur levé, au beau milieu de la scène de l'empoisonnement de Desportes ; ou bien la troupe de soldats de tous pays et de toutes les époques (avec un casque bleu pour nous expliquer qu'un soldat de la paix est avant tout un soldat). Le sexe est l'arme préférée des militaires chargés de conquérir les territoires et les corps. On regrettera l'insistance inutile des costumes de Chu Uroz pour les allusions symboliques sur le mode "ah ! les petites femmes de Paris", Marie en dessous tricolores, la Comtesse de la Roche et son fils avec son chapeau et ses épaulettes en forme de Tour Eiffel.

Die Soldaten – Köln mai 2018

Saint Bieito

La production de Calixto Bieito est née à l'Opernhaus de Zurich en 2013. Nous l'avons suivie à la Komische Oper de Berlin et il y a quelques jours, au Teatro Real de Madrid. En pensant spatialement le rapport de l'œuvre à la scène, Bieito relie entre elles toutes les dimensions nécessaires à la représentation des Soldaten : l'espace scénique renvoie logiquement à l'espace sonore, lequel s'ouvre sur un espace mental et temporel. L'intrication des échafaudages mobiles contredit l'expansion latérale du décor chez Hermanis à Salzbourg. Sur un principe rappelant le décor à étages de Harry Kupfer, Calixto Bieito installe l'orchestre sur un plateau au-dessous et au-dessus duquel se déroulent les scènes. La fosse d'orchestre est recouverte, ce qui permet d'étendre le proscenium et créer un rapport scène salle extrêmement fort. Les figurants et les chanteurs évoluent à quelques centimètres du public, qui peut sentir leur souffle et scruter leurs visages. Bieito est le seul metteur en scène qui atteint ce degré de violence (au sens étymologique de force brute) et de fait, l'œuvre prend littéralement et naturellement possession du lieu avec une maestria à couper le souffle.

Die Soldaten – Madrid – 2018

Les trois théâtres qui ont accueilli la représentation présentent la particularité d'être des théâtres à l'italienne, aimables architectures-bonbonnières avec angelots et stucs rococo que la mise en scène viole avec brutalité, d'une part avec le décor qui avance jusqu'aux premiers fauteuils et d'autre part avec le geste fou de la chorégraphe Beate Vollack qui détruit les fausses décorations en plâtre à coups de barre à mine dans les dernières minutes. Cette expansion convulsive et insolite de l'espace s'inscrit dans la manière dont Bieito cherche à inscrire la musique et les musiciens à l'intérieur même du lieu théâtral. Tous les instrumentistes – chef compris – portent un treillis militaire qui contraste avec les tenues des rôles féminins, exagérément sexués comme pour créer une hiérarchie sociale. L'espace est ici volontairement contraint et contraignant : le chef tourne le dos aux chanteurs, qui doivent se référer à des écrans de contrôle et la battue du chef assistant (l'excellent "souffleur" de l'Opernhaus de Zurich, Vladimir Junyent) qui donne les indications et les départs. L'impossibilité de trouver de la place aux groupes de percussions oblige à placer une rangée imposante tout en haut des échafaudages et deux groupes qui sortent de dessous et sont tractés par des câbles. L'étroitesse du plateau contraint à des déplacements depuis l'arrière vers l'avant, ou bien latéralement par des échelles ou des portes dérobées. Les éclairages de Frank Evin donnent à l'ensemble un relief et une profondeur remarquables : violence des contre-jours lorsque les projecteurs sont placés dans l'axe de la salle, ou bien éclairages rasants pour mettre en valeur un détail en particulier. Ce théâtre de la cruauté invective et interroge le public, pris dans les rets sanguinolents d'une machinerie Sturm und Drang. Son imaginaire fait des soldats une masse animale intemporelle de gradés et de criminels, junte incontrôlable de psychopathes hyper-violents avec une parenté manifeste avec A Clockwork Orange de Kubrick (1971) ou Salò de Pasolini (1975). La promiscuité de l'action fait parfois entrer en collision des scènes qui débutent et d'autres qui terminent, les personnages se croisant dans une parfaite virtuosité.

En imaginant une bande électroacoustique dans les ultimes minutes, Zimmermann a cherché à projeter dans la question de l'espace de la représentation la question de l'espace de la perception. L'univers sensible se déchire et implose en une furie sonore qui mêle bruits de bottes, des ordres militaires et des hurlements précédant la récitation recto tono du Pater noster. Parfois absente pour des raisons esthétiques pas toujours justifiées (Peter Konwitschny la trouvait tout simplement démodée…), cet espace mental abolit la notion de temps mesuré et crée une brèche dans l'enchaînement des événements. On peut voir dans l'invocation au Notre Père, la double figure de l'espérance (le Paradis et la résurrection) et la déchéance (l'Enfer et l'absence de Dieu). La figure hurlante de Susanna Elmark, bras en croix, tremblante et dégouttant de sang rejoint le panthéon des expériences-limites que peut offrir actuellement le théâtre lyrique.

 

Susanne Elmark (Marie), Noëmi Nadelmann (Comtesse de la Roche)

Marie I, Marie II etc.

 

Thématiquement parlant, il est intéressant de s'attarder sur la manière dont évolue ce personnage de femme sacrifiée.  Vers la fin du premier acte des Soldats de Lenz se trouve une scène où Marie, humiliée par Desportes et au tout début de son chemin de croix, prononce ces mots : "Das Herz ist mir so schwer". La phrase est en réalité une référence directe à la célèbre citation de Gretchen dans le Faust de Goethe ("Meine Ruh ist hin, mein Herz ist schwer"), lorsque la jeune fille laisse échapper des mots en filant sa laine d'une main distraite, l'esprit tout occupé par ses pensées amoureuses. Chez Lenz (et chez Zimmermann), le personnage de Marie fait le signe de la croix et crie vers le ciel un appel à Dieu. C'est bien une forme de peur et d'angoisse qui entoure cette naissance de l'amour, prémisses des douleurs de l'enfantement et du désespoir lié à l'absence de salut. Le tourment comme moteur implicite du désir et de la souffrance sont au cœur des Soldats de Lenz, publiés un an à peine après le premier Faust. Si Goethe dans la conclusion de son œuvre, associe Gretchen à la figure salvatrice de la vierge Marie ("Das Ewig-Weibliche zieht uns hinan"), Lenz quant à lui, permute les horizons et fait d'une transfiguration par l'amour, une descente aux enfers par l'action d'un sentiment réduit à la pulsion et la violence. Lenz lui-même deviendra sous la plume de Georg Büchner, personnage de fiction et figure de la déréliction et de la folie (Lenz, 1835).

Marie (Wozzeck), Nicola Beller Carbone (Santa Fé Opera, mise en scène Daniel Slater)

C'est dans le Woyzeck de ce même Büchner que l'on retrouve ce schéma inversé avec une Marie qui a tout d'une Marie-Madeleine, à la fois pècheresse et sacrifiée et le rôle-titre, persécuté par une soldatesque et dont la position rappelle curieusement celle du personnage de Stolzius chez Lenz. Le renoncement à l'amour n'est pas seulement le signe distinctif de la longue liste des tourmentés et des suicidés de la société. En témoigne ce geste fondateur d'Alberich qui en renonçant à l'amour ("so verfluch' ich die Liebe !"), comprend du même coup que la conquête du pouvoir exige de concevoir sans amour car l'anneau est à ce prix. Un dernier point commun serait à chercher du côté d'Alban Berg qui se saisit du drame de Büchner, transformant le titre pour donner à sa prononciation une forme plus musicale. Succédant à ce Wozzeck, la longue chaîne des personnages maudits se poursuit avec la Lulu, dernière étape de ce chemin de croix qui alterne figures sacrées et figures profanes.

Marie (Susanne Elmark) – Madrid 2018

La thématique qui réunit étroitement l'élévation et la chute est citée chez Büchner dans le monologue de Marie qui lit des passages sur la femme adultère (Jean VIII/3–4, 11) et Marie-Madeleine (Luc VII/37–38). Joignant le geste à la parole, elle hurle son : "Va maintenant, ne pèche plus" Seigneur Dieu ! ("geh' hin, und sündige hinfort nicht mehr". Herr Gott !). Zimmermann fait se chevaucher une écriture avant-gardiste qui recourt en même temps à des genres beaucoup plus anciens (toccata, ricercar, ciacona), des emprunts de jazz et une structure formelle stricte. La présence de chorals de la Passion selon Saint Matthieu sert de préfiguration au destin du personnage sacrifié de Marie, à l'instar du concerto pour violon de Berg qui citait dans sa conclusion le choral Es ist genung (c'en est assez) de la cantate BWV60 O Ewigkeit, du Donnerwort, en guise de requiem pour la jeune Manon Gropius.

 

À la question des sources s'ajoute la question des interprètes du rôle. Si l'enregistrement de la création de Cologne par Michael Gielen en 1965 bénéficie d'un orchestre remarquable, la jeune Edith Gabry peine à incarner toute la dimension du personnage de Marie. Les quelques photographies de la mise en scène de Hans Neugebauer laissent imaginer une production marquée par le hiératisme anguleux d'une époque où il était d'usage de géométriser à l'extrême l'expression de la modernité. Il faudra attendre la gravure audio et video de Bernhardt Kontarsky en 1989 pour découvrir en Nancy Shade une interprète à la hauteur du rôle et particulièrement bien servie par la mise en scène de Harry Kupfer. Sans nier les qualités d'actrice de Laura Aikin dans la version Metzmacher/Hermanis, Claudia Barainsky dans la production Sloane/Pountney de Bochum ou la jeune et prometteuse Emily Hindrichs récemment entendue à Cologne, aucune ne possède l'énergie et la précision de Barbara Hannigan et Susanna Elmark.

 

La première a pu assurément ajouter avec ce rôle de putain christique une page à sa légende de grande prêtresse de la création contemporaine. Elle se saisit de son rôle, réussissant à combiner chatteries d'enfant perverse et agaceries hystériques ; le tout avec une couleur vocale joue sur une palette très brillante, un aigu complexe et chafouin. La direction d'acteur d'Andreas Kriegenburg lui impose des poses de poupée de cire – poupée de son(s), objet mécaniquement sexuel qui se fige bras levés et yeux au ciel, en geste de d'offrande extatique. Que ce soit dans la mise en scène de Peter Konwitschny ou surtout celle de Calixto Bieito, la performance de Susanne Elmark mériterait à elle seule que l'on donne à l'opéra le titre de Marie. La vérité du jeu est à ce point bouleversante qu'elle finit par produire sur le spectateur une forme de trauma hypnotique. Se glissant en un tournemain sous les apparences d'une poupée de celluloïd ou d'une femme humiliée, elle domine l'interprétation avec une capacité étonnante à briser et moduler l'émission entre éclats de rire ou cris d'effroi. Marie for ever.

 

Marie-Madeleine pénitente (1533) Le Titien – Palazzo Pitti (Firenze)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.
Crédits photo : © Michael Kneffel(Ruhrtriennale)
© Ruth Waltz (Salzburger Festspiele) 
© Wilfried Hösl (Bayerisches Staatsoper) 
© Ludwig Olah (Staatstheater Nürnberg) 
© Paul Leclaire (Oper Köln) 
© Javier del Real (Teatro Real) 
© Ken Howard (Santa Fe Opera) 

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