Même en faisant la part de la provocation surréaliste de la formule, il faut reconnaître que Salvador Dalí n’avait peut-être pas tort de saluer la “beauté comestible et terrifiante” de l’architecture Art Nouveau, et de préférence celle de son compatriote Antoni Gaudí, que le Musée d’Orsay célèbre ce printemps par une exposition coorganisée avec le Museu Nacional d’Art de Catalunya à Barcelone. Oui, comestible, l’architecture de Gaudí semble bien l’être : le sommet du Palais Güell est planté de grands sucres d’orge, et la Casa Milà a tout l’air d’une immense pièce montée dont les toits seraient le glaçage blanc parsemé de cheminées en guise de choux ; recouverte d’écailles chatoyantes, sous son ondulante nageoire dorsale, la Casa Battló ferait un superbe poisson servi en plat de résistance. Terrifiante aussi, puisque ce même édifice inclut des ossements en guise de colonnes pour ses fenêtres ; terrifiant car tout droit sorti d’un conte de fées ou d’Alice au pays des merveilles, le monstre préhistorique qui orne la grille d’entrée de la Finca Güell, sans parler de l’animalité inquiétante des formes décorant certains panneaux, globules en suspension, yeux ouverts au milieu d’une matière incertaine. Terrifiant pour rire, comme le dragon de mosaïque du Parc Güell, dont une reproduction figure sur le mur d’entrée de l’exposition. Et, sinon terrifiant, du moins assez incroyable de nos jours, le fait que se poursuive, près d’un siècle après la mort de Gaudí, la construction de son œuvre suprême de Gaudí, l’église de la Sagrada Familia.
Exposer l’architecture est toujours un pari, auquel est évidemment accoutumée une autre institution parisienne, la Cité de l’architecture et du patrimoine. Pourtant, ce n’est pas au Palais de Chaillot, mais au Musée d’Orsay qu’est célébré le cent-soixante-dixième anniversaire de la naissance d’Antoni Gaudí. Ce n’est pas un hasard, puisque le musée possède plusieurs meubles, boiseries et céramiques conçues par le Catalan, habituellement présentées dans ses salles d’arts décoratifs. Contrairement à ce que l’on pourrait s’attendre à trouver, l’exposition du Musée d’Orsay n’inclut aucune maquette : ce n’est donc pas à travers des volumes reproduits en réduction qu’elle propose d’appréhender les constructions de Gaudí, mais plutôt par le biais des images en deux dimensions – plans, dessins de projets, photographies d’époque – et grâce à la tridimensionnalité de nombreux objets et éléments de mobilier, puisque les intérieurs étaient imaginés par l’architecte dans leur quasi-intégralité, jusqu’aux moindres poignées de porte. Même si, comme le montrent certaines images sépia, les habitants de ces logements réussissaient à insérer leurs buffets Henri II sous le tourbillonnement crémeux de ses plafonds ; même si l’audace de ses volumes devait souvent cohabiter avec l’encombrement 1900 des sellettes, napperons, tapis et bibelots.
C’est une surprise bien plus radicale qu’offre l’entrée de cette exposition, qui s’ouvre in medias res. Si le parcours d’ensemble est chronologique, il a été choisi non pas d’accueillir le visiteur en lui montrant les tout premiers travaux de Gaudí, dont la timidité néo-gothique pourrait sembler décourageante, mais au contraire de le plonger d’emblée dans une œuvre de la maturité, dans un décor aussi enveloppant que possible, élaboré avec la collaboration de Joseph Maria Jujol pour la Casa Milà : un vestibule composé de hautes boiseries aux contours souples – comestibles ? –, où des portes vitrées coulissent au milieu des colonnes, des placards et des bancs. La deuxième salle propose d’autres étonnements, toujours à rebours de la chronologie, en évoquant l’ultime atelier de Gaudí, ménagé dans un recoin du chantier de la Sagrada Familia : lieu étrange, tapissé du sol au plafond de statues-moulages – quelques exemples sont inclus – réalisées à partir de modèle posant en caleçon de bain entre deux miroirs, comme on le voit sur quelques photographies anciennes (un incendie l’a détruit en 1936), et comme une reconstitution vidéo permet d’en faire la fascinante visite virtuelle. Une évocation de la bibliothèque de l’architecte rappelle sa dette envers Viollet-le-Duc (on reconnaît dans ses bâtiments certains doubles piliers en V directement empruntés au Français), Ruskin ou Owen Jones.
C’est avec la troisième salle, une fois conquis le visiteur émerveillé, que l’on en revient à la chronologie, avec les débuts du jeune apprenti. Diplômé de l’Ecole provinciale d’architecture de Barcelone, Gaudí dessine les plans d’édifices d’inspiration néo-médiévale, néo-mauresque, comme cet « amphithéâtre universitaire » qui aurait pu servir de décor à Parsifal dans le Bayreuth d’avant 1914. Il est aussi question du Plan Cerdà qui restructure alors la ville, dans une période aussi bouillonnante que troublée.
Puis l’on en vient aux choses sérieuses, avec d’abord celui qui sera le principal mécène de l’architecte, l’industriel Eusebi Güell, pour lequel il imaginera plusieurs espaces, notamment un palais où, comme on l’a dit plus haut, la témérité des structures coïncide encore mal avec une décoration parfois plus timorée : l’exposition présente ainsi quelques meubles néo-rococo où Gaudí use et abuse du cuir de Cordoue cher aux intérieurs fin XIXe, mais l’on admire à leurs côtés une incroyable méridienne asymétrique associant fer forgé et capitonnage, ou la stupéfiante coiffeuse également imaginée pour le Palau Güell. Le « Parck » – selon l’orthographe pseudo-britannique alors utilisée – Güell est évoqué à travers quelques exemples de trencadís, cette technique consistant à assembler des fragments de céramiques, employée en France par le facteur Cheval ou Raymond Isidore dit « Picassiette ».
Quelques réalisations exemplaires scandent le parcours : la Casa Vicens (dont on voit une grille entière, conçue à partir d’un moulage de palme) ; la Casa Calvet et ses meubles aux proportions bizarroïdes (pieds très hauts, assise très étroite) ; la Casa Battló et la Casa Milà, dans des salles où les pièces appartenant au Musée d’Orsay côtoient les prêts généreux du Museu Nacional d’Art de Catalunya, de la Fundació Junta Constructora del Temple Expiatori de la Sagrada Familia et de divers collectionneurs privés : portes, chaises, bancs, vitrines, paravents, miroirs aux contours capricieux, ferronneries tout aussi imprévisibles…
Et comme il convenait de conclure avec la Sagrada Familia, les dernières salles se consacrent au versant religieux de la carrière de Gaudí, depuis ses premiers travaux encore très conventionnels – on voit quelques fauteuils néo-gothiques qui, conçus vers 1880, ne dépareraient pas au Parlement de Londres, d’un demi-siècle antérieur – jusqu’à la profusion de formes inédites imaginées pour la « cathédrale des pauvres », ainsi qu’on la surnommait, sans oublier l’église de la Colonie Güell, dont seule la crypte fut construite, mais qui aurait pu égaler la Sagrada Familia par sa silhouette conçue grâce à ses « études polyfuniculaires ».
Au terme du parcours, tandis qu’un triptyque peint par Antoni Tàpies en 1948 rend hommage à l’architecte, quelques dessins montrent sa possible descendance, même si la postérité n’a réellement retenu le nom d’aucun de ses disciples et collaborateurs, comme Ignasi Brugueras Llobet, Joan Matamala i Flotats ou Joan Rubió i Bellver.
Catalogue : coédition Musée d’Orsay et de l’Orangerie / Hazan. Relié, 224 x 308 mm, 304 pages, 49 euros. ISBN 978–2‑35433–330‑0.