Après une discrète première tentative avec le Barbe Bleue de Jacques Offenbach à Fribourg, Jean Bellorini revient à l'opéra avec une très onirique et poétique Cenerentola de Rossini, présentée cet Automne à l'Opéra de Lille. Le directeur du théâtre Gérard Philipe montre à cette occasion qu'il manie aussi bien les codes du théâtre parlé et chanté, appliquant au second les règles qui ont fait le succès de ses productions à Saint-Denis et récemment ses Frères Karamazov en Avignon. On retient de ce travail une appétence très originale pour l'utilisation de l'espace scénique sous toutes ses dimensions. Ces repères forment une sorte de signature graphique qui guide le regard du spectateur dans l'enchaînement des scènes.
Très ancrée dans l'univers de l'enfance, la palette d'accessoires file sur le mode du thème et variations autour d'une très poétique bicyclette, dans un écrin de couleurs contrastées. La scénographie stylisée de Jean Bellorini et Charles Vitez place les personnages dans des emboîtement mobiles de boîtes gigognes avec d'habiles cadrages coulissants et des contrejours qui découpent les protagonistes en un tournemain façon Peter Sellars.
Ce théâtre de la simplicité sait en s'effaçant derrière des effets très simples, recréer l'univers de la fable de Perrault lue par des yeux d'enfant. Une pluie de cendres noires rythment le Una volta c'era un re tandis qu'on admire la subtilité des alternances de teintes froides (ciel d'étoiles d'ampoules bleues, yeux bistrés et teint blafard) et chaudes (ces costumes de Nelly Geyres où le jaune citron côtoie le vert menthe ou l'orangé). Alidoro n'a qu'un tandem à offrir en guise de carrosse, tandis que deux échelles de chantier font office d'escalier d'honneur quand Cenerentola fait son apparition au bal.
La baguette d'Antonello Allemandi installe un tic-tac mesuré et sur les pointes dans les airs et cavatines, pour mieux lâcher la bride dans des ensembles menés tambour battant au détriment de la cohésion d'ensemble (hallucinant Mi par d'essere sognando avec tous les chanteurs qui pédalent furieusement de face sur leurs vélos). L’Orchestre de Picardie se tire sans embûche majeure de ces péripéties, tandis que le chœur de l'Opéra de Lille étonne par sa mise en place et sa plasticité rythmique.
La Cenerentola d'Emily Fons sait mettre en valeur les exigences belcantistes à la façon d'un savant origami vocal. Malgré quelques fixités dans les agilités et un relatif manque de chaleur dans le timbre, la projection est remarquable et finit par faire oublier ces quelques réserves. Le ténor Taylor Stayton est un prince Ramiro juvénile et ardent, son Si ritrovarla io giuro pétille avec grâce. Un Alidoro en demi-teintes de Roberto Lorenzi côtoie le Don Magnifico assez bluffant de Renato Girolami. Les deux méchantes sœurs méritaient davantage de contraste et de vigueur que les voix de Clara Meloni (Clorinda) et Julie Pasturaud (Tisbe). Le Dandini d'Armando Noguera emporte la palme pratiquement sans coup férir. L'abattage tutoie les sommets, bien relayé par l'incandescence des gestes et mimiques tout droit sortis d'un film d'Harold Lloyd ou Charlie Chaplin.