Œuvre maudite par son sujet et sa trajectoire, l'Ange de Feu de Prokofiev aurait pu être créé par Bruno Walter au Städtische Oper de Berlin mais l'inachèvement du matériel d'orchestre retarda le projet et ce n'est qu'en 1954 à Paris que la version concert vit le jour, soit un an après la disparition du compositeur. La Fenice présentera l'ouvrage en 1955, en version scénique… mais en italien, et il faudra encore attendre 1981 (!) pour l'entendre dans sa langue originale à l'opéra de Prague.
L'œuvre s'inspire d'un roman de Valéri Brioussov, héraut du symbolisme littéraire russe, tour à tour poète, romancier et traducteur – on lui doit notamment les premières traductions en russe des poèmes de Verlaine et Verhaeren, du Pelléas de Maeterlinck et du Faust de Goethe. L'intrigue de l'Ange de feu se déroule dans un XVIe siècle où peinent à se dissiper les relents de magie noire et d'inquisition des temps médiévaux. Le hasard place le chevalier Ruprecht dans une chambre d'hôtel mitoyenne de Renata, femme mystérieuse dont les convulsions et les cris témoignent d'une terrifiante possession démoniaque. Porté vers elle par un mélange de compassion et d'attirance amoureuse, Ruprecht devra endurer les épreuves que lui imposera cette femme qui se dit agir sous l'emprise d'un ange. La structure est bâtie selon les principes d'une narration gigogne, avec une fin en trompe‑l'œil dans la scène où Ruprecht est sur le point de périr suite au duel qui l'oppose au comte Heinrich. L'intrigue se focalise par la suite sur personnage de Renata, que l'on suit au moment où elle entre au couvent et qu'un inquisiteur condamne au bûcher.
Venue tout droit de la Komische Oper de Berlin, cette production du metteur en scène australien Benedict Andrews travaille sur la limite ténue qui sépare la réalité du fantasme onirique. Cette double lecture psychanalytique et mystique culmine dans cette bouleversante scène finale qui montre le martyre de Renata comme un geste suicidaire et purificateur. S'aspergeant d'essence, elle se jette d'elle-même dans les flammes comme pour se libérer de son ange-démon intérieur, cet "ange de feu", ce Madiel qu'elle avait déjà cru reconnaître sous les traits du comte Heinrich et qui l'avait quasiment poussé à commettre l'irréparable au moment de leur séparation.
Le décor de Johannes Schütz occupe une place prépondérante dans l'économie et la conduite des éléments dramaturgiques. Animé d'une giration perpétuelle et hypnotique, le plateau créé une circularité que le décorateur s'amuse à contrarier et à briser par le jeu le déplacement incessant de cloisons mobiles. L'œil est sollicité par la variation continue des volumes et cette fragmentation de l'espace en cellules que dévoile le défilement latéral. Ces cloisons sont manipulées à vue par une brigade d'acteurs-figurants, doubles diffractés des deux personnages principaux, le visage dissimulé sous d'inquiétants masques anonymes éclairés par en-dessous par les lumières de Diego Leetz.
Benedict Andrews multiplie également les allusions au découpage et au cadrage de cinéma, jusqu'à introduire des citations de films d'épouvante – scènes réglées au millimètre par rapport à la rotation du plateau et interprétées par une formidable équipe de figurantes féminines qui donnent à voir des variations silencieuses sur l'extase et la possession de Renata à divers âges de sa vie. Durant ce long monologue où elle raconte sa vie passée, des visions font irruption, illustrant l'état de confusion mentale et sentimentale de Renata qui persiste à voir l'ange de feu sous les traits de Heinrich. Le plateau présente à travers des scènes historiées, l'évolution de la petite fille à la femme adulte, tandis que la musique est traversée par les cris et les halètements qui rythment et accompagnent cet éveil à la sexualité et le changement physique de l'héroïne. Le trouble saisit le spectateur qui réalise qu'à aucun moment il ne lui sera possible de distinguer entre possession mystique et hystérie sexuelle, la mise en scène présentant le récit sous deux versants tous deux plausibles et complémentaires.
Toute une galerie de personnages interlopes surgissent de l'arrière-scène, à commencer par Jakob Glock, le libraire zélé qui fournit à Renata des ouvrages occultes interdits, la plantureuse voyante, avec son improbable attirail divinatoire et surtout ce Méphistophélès d'anthologie qui n'hésite pas à dévorer un enfant avant de le ressusciter dans une poubelle… Entre surréalisme et onirisme, Benedict Andrews juxtapose des scènes cousues de fil blanc, comme un théâtre dans le théâtre qui souligne par abus de fictionnel le plaisir de tendre des pièges au spectateur. Le dérangement mental de Renata se lit également à travers les références à d'autres personnages, comme les invocations de Kaspar à Samiel, le chasseur noir du Freischütz de Weber (dans la scène où Renata se livre à la pratique de la magie noire) ou bien les nombreuses situations dramatiques qui en font une proche cousine de Mélisande et de Lulu : la scène initiale et ce "Ne me touchez pas", noli me tangere debussyste, transformé en appel au secours ou appel-séduction et le jeu pervers qui conduit Renata à pousser Ruprecht à tuer le comte, puis le repentir et la rétractation.
Superlative en Elisabeth à l'Opéra des Flandres et Lady Macbeth de Mzensk la saison dernière, ici-même à Lyon, Ausrine Stundyte réalise en Renata une performance à la hauteur du titre-qualificatif. Possédée par le rôle au point de confondre chair et chant, elle conjugue par la crédibilité de son jeu la puissance rétinienne des scènes imaginées par Benedict Andrews et l'écriture musicale, parcourue de rythmes fiévreux pris dans des lignes quasi-feulées qui coupent comme un rasoir. Le Ruprecht de Laurent Naouri surprend et séduit par sa capacité à maîtriser la complexité d'un personnage pris entre désir et fragilité compassionnelle. Sans chercher à travestir en idiomatisme des qualités de chant qui n'appartiennent pas au répertoire slave, il porte à incandescence la douleur et le phrasé qui traduisent un spectaculaire tourment vertigineux. Tour à tour Voyante et Mère supérieure, la mezzo-soprano Mariam Sokolova est parfaite de ton et de projection, tout comme les basses ténébreuses Almas Svilpa (Inquisiteur et Comte Heinrich) et Taras Shtonda (Faust), en bonne place dans cette galerie de personnages secondaires. Dmitry Golovnin passe du rôle d'Agrippa von Nettesheim à celui de Méphistophélès en un tournemain, alternant par la plasticité du timbre la ruse et le fiel avec un réalisme glaçant. Le luxe d'un chœur plein d'élans et de fulgurances dans le dernier acte, complète une dualité Enfer/Paradis dont on ignore par quel bout la prendre. La lecture de Kazushi Ono empoigne ce chef d'œuvre sans ménagement, poussant l'orchestre de l'Opéra de Lyon jusque dans ses limites pour peindre à fresque ce fascinant délire de sons et d'images.