Dans l’ensemble de la mise en scène du Ring par Andreas Kriegenburg, dont le fil rouge est la présence permanente de l’humanité en scène du début à la fin, une humanité à la fois sujet et objet (quand les corps servent de décor) et qui donne l’occasion d’images stupéfiantes par leur virtuosité et leur poésie, Die Walküre est le maillon faible. Kriegenburg veut montrer que cette première journée est à la fois élément d’un ensemble et élément singulier, avec son histoire un peu fermée. Mais en même temps il renonce à sa représentation virtuose de l’humanité, une humanité dont les cadavres pourrissent aux branches de l’arbre dans lequel est enfoncé Nothung, une humanité vue comme ces serviteurs qui décorent la scène entre Wotan et Fricka, servant de fauteuil ou de lutrin, une humanité dont les cadavres jonchent le sol de l’annonce la mort, ou se trouve embrochée au bout d’une pique dans la première partie du troisième acte. L’humanité est là, moins obsessionnelle que dans Rheingold, moins « utile » aussi, quelquefois (Acte II) un peu gadget.
C’est la mort, la guerre, la sauvagerie et la barbarie qui sont soulignées dans cette Walküre dont le centre est un récit de Wotan qui annonce déjà la certitude de la fin. Cette humanité morte, c’est déjà l’effet de la puissance de Wotan, qui court à sa perte en entraînant le monde avec.
Dans un travail qui devrait se plonger dans les replis psychologiques de chaque personnage, on reste un peu sur sa faim, mais il reste quand même de belles images : le premier acte, avec ces servantes qui éclairent la nuit de leurs lumignons, comme des prêtresses d’un rituel dont ce centre est l’arbre, toujours en arrière-plan quand le drame se noue entre les trois personnages. L’annonce de la mort aussi sur ce tapis de cadavres avec le combat sur un espace surélevé comme pour un combat emblématique sur champ de ruines.
On note aussi la virtuosité des changements de décor, au premier acte notamment, les volumes changeants du deuxième acte avec une vaste pièce qui se rétrécit à mesure que Wotan s’isole dans son amertume, le rituel du bûcher final qui enferme et Brünnhilde et les servants : tout cela est assez beau, mais peut-on se satisfaire seulement de belles images ?
Enfin il y a ce qui systématiquement suscite les huées du public, le début du troisième acte, avec cette chorégraphie-chevauchée (de Zenta Haerter) , où les chevaux (des danseuses) battent le sol de leurs sabots, agitent leur crinière, en une chevauchée sans musique, qui semble défilé militaire et qui dure suffisamment longtemps pour lasser le public avide d’entendre le début de la musique. Toute la scène des Walkyries se déroule d’ailleurs avec ces chevaux-danseuses en arrière-plan, survivance des principes scéniques affichés dans Rheingold.
Au total, c’est soigné, c’est précis, mais il manque un travail fin sur le drame : si le choix est celui de raconter une histoire, ce qui est respectable et qui tranche sur l’approche Regietheater, les personnages semblent souvent livrés à eux-mêmes et à leur liberté interprétative, à la présence scénique des chanteurs. Ce n’est pas un raté, mais c’est une déception après un Rheingold plus excitant.
Mais ce n’est pas pour la mise en scène que cette Walküre interpelle, mais par l’incontestable réussite de la réalisation musicale qui a provoqué un de ces triomphes interminables dont le public de la Bayerische Staatsoper a le secret.
Wolfgang Koch, souffrant, a été remplacé dans Wotan par John Lundgren, qui a été la semaine précédente un Alberich exceptionnel et qui a démontré à Bayreuth ces deux dernières années d’être un Wotan de belle stature.
John Lundgren convient d’ailleurs peut-être mieux à cette mise en scène qui évite la profondeur psychologique au profit de l’image. Wolfgang Koch a une plus grande capacité à interroger le personnage. Lundgren est plus épique, moins fouillé peut-être, tout d’une pièce en quelque sorte, même si le chant est affirmé, dominé, imposant par sa puissance. C’est un Wotan qui résiste à l’échec, un lutteur, pas encore écrasé par la perspective de la fin (Das Ende !). Sans conteste, John Lundgren est un très beau Wotan. Tout le reste est affaire de goût.
Le Siegmund de Simon O’ Neill pose une autre question de goût : on aime ce timbre nasal affirmé ou on ne le supporte pas. Simon O’Neill est musicien, il assume le rôle avec un beau phrasé, une diction d’une grande clarté, et des aigus triomphants aussi bien les fameux « Wälse », tenus avec panache, que plus piégeux « Wälsungen-Blut » final (on se souvient que Vickers enregistré en live au MET l’avait complètement raté). On aimerait peut-être seulement un Siegmund un peu plus charismatique, mais l’acte II est bien dominé et assez émouvant dans l’annonce de la mort. Au total très correct sans être exceptionnel (en Juillet pour une représentation ce sera Jonas Kaufmann).
Ain Anger est un Hunding au phrasé modèle, à la voix puissante et profonde, c’est un Hunding assez jeune, assez énergique. Il reste que cette voix ne me touche pas : c’est une voix de basse au volume impressionnant, mais qui manque d’harmoniques et trop droite. Ce chant, tout en étant impeccable techniquement, n’arrive pas à convaincre, et laisse froid parce qu’il est au total sans relief.
Du côté féminin, Ekaterina Gubanova, aux dires des spectateurs qui l’ont vue dans Rheingold, s’est mieux affirmée dans son intervention, à la fois scéniquement et musicalement : elle a su à la fois allier l’énergie et l’expression. Il est vrai que la Fricka de Walküre doit réussir une prestation assez spectaculaire d’une dizaine de minutes, quand celle de Rheingold est plus dilatée dans la conversation où l’expression et la couleur sont déterminantes. Et sa Fricka intéresse ici, parce qu’elle est très présente en scène et que le chant est puissant et racé. D’autres Fricka impressionnent plus, peut-être, mais Ekaterina Gubanova défend le rôle non sans engagement et non sans intelligence.
L’ensemble des Walkyries est assez contrasté. Quand elles chantent ensemble, c’est vraiment impressionnant, mais la chevauchée est aussi un dialogue et un échange, certaines interventions sont puissantes (Karen Foster, Daniela Köhler, Okka von der Damerau) certaines autres voix n’ont pas de corps ni de présence et le contraste est (trop) frappant.
Anja Kampe était Sieglinde et comme d’habitude, sa présence scénique charismatique fait tout l’intérêt de cette Sieglinde émouvante et fragile. Elle s’est aventurée dans Brünnhilde la saison dernière, mais elle est plus lumineuse dans Sieglinde, bien que ce soir elle ne fût pas au mieux de sa forme. La prestation vocale est évidemment plus qu’honorable, mais on remarque quelques problèmes dans la tenue de souffle, quelques notes un peu savonnées ; Même le très fameux « O hehrstes Wunder » où elle nous bouleversa à Bayreuth, n’est pas aussi éclatant (l’acoustique). Plus généralement, l’interprète est extraordinaire, mais la voix a connu ce soir quelques irrégularités et montré moins d’homogénéité. Il reste que la prestation est tout de même de très haut niveau.
Nina Stemme revenait comme Brünnhilde : elle va interpréter les trois journées. L’attaque du deuxième acte (les Hojotoho !) est prodigieuse de clarté vocale, et son deuxième acte est remarquable (notamment dans l’annonce de la mort). Nina Stemme n’est pas une chanteuse épique, et malgré une voix somptueuse dans les parties tendues, c’est dans le 3ème acte qu’elle est totalement dédiée. Un phrasé, une expressivité, une clarté dans la diction vraiment exemplaires, mais surtout, elle a cette rare capacité à chanter avec sa voix énorme une fragilité palpable voire une ingénuité touchante. Elle nous gratifie d’une performance exceptionnelle : il nous a été rarement donné d’assister à pareil duo du troisième acte. Tout simplement fabuleux, à ce moment-là, et moins dans l’acte précédent. Stemme a ciselé le texte, variant l’expression, soulignant les accents, donnant du personnage une vision variée, qui éclaire merveilleusement la stratégie de Brünnhilde pour convaincre son père. Elle est étonnante, elle est vraiment prodigieuse.
Cette distribution de très grand niveau ne fait pas à elle seule une Walküre mémorielle : celui qui donne tout son sens à la performance c’est évidemment Kirill Petrenko, dont la direction est dès le départ proprement stupéfiante, d’abord par l’énergie, la pulsation, la tension et la dynamique. Bien entendu, rien de la partition n’est caché grâce à une lecture d’une rare limpidité qui exploite chaque détail, comme toujours encore plus virtuose dans les moments de pur dialogue (acte II monologue de Wotan, Acte III duo Wotan/Brünnhilde). Petrenko sait valoriser une expression, soutenir le chanteur sans jamais le couvrir, tout en maîtrisant tout l’orchestre en marquant des accents, en soulignant la musique du mot par la musique de la partition. C’est un travail de joaillerie qui donne l’impression de redécouvrir des pans entiers de cette musique. La scène finale est à ce titre une extraordinaire performance, il faut remonter à Boulez pour entendre pareil orchestre (prodigieux Bayerisches Staatsorchester), d’une telle clarté (les harpes !!) .Kirill Petrenko transfigure la soirée et rend le troisième acte tellement théâtral mais en même temps d’une telle tendresse chavirante que l’on est immédiatement projeté dans l’exceptionnel. Pour ce troisième acte, nous entrons de plain-pied avec la légende.
À l’issue de la représentation, Klaus Bachler, Intendant de la Bayerische Staatsoper élevait Anja Kampe à la dignité de Kammersängerin, qui attestait de sa longue fréquentation de la scène bavaroise, Applaudissements, public debout, étreintes, émotion.
J ai assisté à la représentation du 22 Kampe avait retrouvé toute sa voix et au dire d amis ayant assisté aux deux représentations du 19, la votre, et le 22 Stemme et Lundgren le 22 maitrisaient mieux la mise en scène et leur relation père et fille chavirante de tendresse etait encore plus forte sans parler du chant.
C est la troisième fois que j'assiste à cette Walkure une fois avec Nagano et deux fois avec Petrenko. Herlitzius et Lang sont pulvérisées par Stemme et Lundgren fut pour moi supérieur à Terfel.
Le 22 le Walhalla ouvrait ses portes pour nous.
Après toute une série de spectacles en demi teinte à Paris à part la maison des morts enfin une soirée mythique.
Amitiés