Pelléas et Mélisande de Claude Debussy (1862–1918)

Drame lyrique en cinq actes et douze tableaux (1902) sur un livret de l'auteur d'après Maurice Maeterlinck

Nouvelle production de l'Opéra National de Bordeaux

Mise en scène : Philippe Béziat et Florent Siaud
Costumes : Clémence Pernoud
Lumières : Nicolas Descôteaux
Design-vidéo : Thomas Israël

Avec :

Stanislas de Barbeyrac (Pelléas)
Chiara Skerath (Mélisande)
Alexandre Duhamel (Golaud)
Jérôme Varnier (Arkel)
Sylvie Brunet-Grupposo (Geneviève)
Maëllig Querré (Yniold)
Jean-Vincent Blot (Le médecin, Un berger)

Choeur de l'Opéra national de Bordeaux
Chef de chœur : Salvatore Caputo

Orchestre National Bordeaux Aquitaine
Direction musicale : Marc Minkowski

le 19 janvier 2018 à l'auditorium de l'Opéra national de Bordeaux

Certes, on pourra toujours implorer que le temps imparti ne pouvait permettre de livrer à temps une mise en scène de Pelléas digne de ce nom. On objectera que la solution d'une version de concert restait encore la meilleure option compte tenu des maigres éléments que donne à voir une mise en espace qu'une étrange note d'intention publiée dans le programme de salle, tente vainement de justifier. Trop aléatoire pour permettre à l'orchestre de livrer une prestation homogène, la battue de Marc Minkowski cède en intérêt à un plateau vocal d'une grande qualité, avec notamment trois prises de rôle importantes.

Non, la présence de l'orchestre sur scène n'a pas été décidée parce qu'on aurait soudainement découvert qu'il était (je cite) "le narrateur de la fable et un pourvoyeur de visions marquantes". Derrière la minceur de l'argument on trouve le projet initial de donner en version concert le chef d'œuvre de Debussy – projet augmenté à la dernière minute par la possibilité d'y adjoindre une mise en espace. Le second élément est inhérent à l'auditorium de l'Opéra national de Bordeaux qu'on aura préféré au Grand Théâtre actuellement indisponible car occupé par les répétitions de Mârouf, savetier du Caire. Acoustiquement bien mieux chaussé que son illustre voisine, l'auditorium se prête mal aux représentations scéniques à moins d'inventer des solutions pour créer une disposition fosse-scène comme dans la Salomé de Dominique Pitoiset. Le tandem Philippe Béziat – Florent Siaud n'a eu d'autre option que de scinder la salle en deux pour créer un espace de jeu autour de l'orchestre benoîtement installé sur scène. L'étroit proscenium place certaines scènes dans le dos du chef, plus particulièrement sur un promontoire décalé complètement à cour. Le reste de l'action se répartit sur des tréteaux installés à l'arrière de l'orchestre, ou bien sur les galeries situées au-dessus, si bien qu'on entend ou trop fort ou trop loin les chanteurs, mettant à nu les déséquilibres entre les voix et l'orchestre.

Pour pallier ces inconvénients, on a recours à un design-video signé Thomas Israël – solution dont il nous est dit qu'elle permet de faire exister "des éléments tangibles (..), tout en ouvrant aux voies indicibles de la métaphore". Hélas, rien de moins métaphorique que ce robinet d'images plus illustratives les unes que les autres et défilant sur des rideaux qu'une petite troupe de figurants ouvre et referme ad nauseam. Alors certes, on évite les petits moutons, mais on a droit à la couronne géante, le zoom tournoyant sur la bague, le cadre immense de la fenêtre, ces ralentis sur des vagues lancinantes, une chevelure-univers qui se souvient de son Baudelaire… tout ce déploiement de moyens techniques aboutit à un redoublement à fleur de livret qui n'a d'équivalent que le réalisme vaguement médiéval des toiles peintes de Lucien Jusseaume et Eugène Ronsin. "Nous sommes loin de l'époque où le public admettait qu'on lui présentât une pièce dans sa nudité originelle ou parée de tels oripeaux de foire qu'il eût mieux valu l'en voir dépourvue." On pourrait comparer ce commentaire d'Adolphe Jullien publié dans la revue Le Théâtre en juin 1902 à l'entreprise consistant à encombrer la scène de ces images téléphonées puisant leur référence dans un expressionnisme inspiré par le cinéma allemand des années 30.

Musicalement aussi, il est regrettable de vouloir une fois de plus faire passer les vessies de la version amputée des transitions pour les lanternes de la version dite "officielle". On connait l'anecdote qui obligea Debussy à imaginer ces pages sublimes pour répondre à la lenteur des changements de décors de la salle Favart – anecdote d'autant plus piquante qu'elle renvoie au même incident qui avait conduit Wagner à composer les fameuses Verwandlungsmusik de son Parsifal. Par quel goût masochiste sacrifier sur l'autel d'un prétendu retour à l'épure originelle une version définitive qui vaut à Pelléas le statut de chef d'œuvre absolu ? La mise en scène ne propose pas de réelle réflexion pour donner un sens à ces ruptures de rythme. Cet Allemonde feutré accueille des personnages vêtus "à l'ancienne", solution passe-plat pour réduire la question de la dimension psychologique à des éléments confortables de littéralité narrative. Sans surprise, les mains sont pleines de fleurs, la chevelure encombrante, les trois pauvres endormis etc. On guette vainement d'autres détails comme par exemple, l'image parallèle d'une lettre lue à la fois par Pelléas et Geneviève ou l'omniprésence des servantes qui semble répondre à la place qu'elles occupent dans la pièce originelle. Faute de créer un sens, d'autres ajouts font carrément chou blanc : la tentative de suicide de Golaud après le meurtre de Pelléas ou bien la multiplication des serviteurs de Golaud et le corps de Mélisande que le petit Yniold tente de déplacer.

On trouve dans le cast des motifs de satisfaction qui viennent confirmer la présence à l'affiche de trois jeunes chanteurs affrontant chacun une prise de rôle. C'est la Mélisande de Chiara Skerath qui séduit durablement à l'écoute. Formée à l'école du Lied et de la mélodie par l'excellent Ruben Lifschitz à la fondation Royaumont, la soprano belgo suisse dessine l'héroïne de Debussy au fusain d'un timbre à l'élégance à la fois sobre et raffinée. Le caractère n'est jamais outré, ce qui pourra apparaître comme une forme de pudeur ou de neutralité, mais on se réjouit de pouvoir entendre une interprète réussir un cinquième acte sans une once de sentimentalisme. Face à elle, c'est le très attendu Stanislas de Barbeyrac qui débute en Pelléas. La prestation est brillante et comme on pouvait s'y attendre, la tessiture fait merveille dans les moments de lyrisme éperdu (la fontaine des aveugles, la scène du jardin). Une relative tendance à accentuer la vélocité du phrasé dans les premières scènes fait passer pour maniérées des interventions qui ne demandent qu'à être mieux calibrées dans les reprises à venir. Antithèse d'un Stéphane Degout ou d'un Guillaume Andrieux, pour ne parler que des barytons contemporains, Stanislas de Barbeyrac appartient assurément aux petit nombre des interprètes majeurs de Pelléas. Le trio est complété de belle manière par le Golaud d'Alexandre Duhamel, réduit par la mise en scène à surjouer le courroux et la véhémence. Le timbre assez clair le distingue des chanteurs souvent plus âgés qui jouent davantage sur l'aveuglement et le basculement psychogiques du personnage. Sans surprise, Sylvie Brunet – Grupposo manque de naturel, alternant trémulations et voix de poitrine sur les voyelles ouvertes de la courte et redoutable lecture de la lettre. L'Arkel de Jérôme Varnier promène le souvenir d'une voix où tant de parties essentielles du registre manquent désormais. À la fois médecin et berger, Jean-Vincent Blot fait preuve d'une tenue remarquable, avec une touche de hiératique de bon aloi, tandis que la juvénile Maëllig Querré livre un (pas si) petit Yniold un peu vert tant dans la candeur que dans l'expression de l'effroi. La battue de Marc Minkowski hésite entre le frénétique et le melliflu, cocktail peu compatible avec l'exigence d'une partition qui laisse affleurer la moindre approximation. L'émollience des tempi surprend dans la scène des souterrains (ah, ces glissendi de contrebasses…) ou bien dans le prélude du dernier acte, où la ligne se désagrège progressivement. À d'autres moments la battue survole les (d)ébats créant des décalages et des faux départs inévitables.

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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