P.I.Tchaikovski (1840–1893)
L'Enchanteresse (Чародейка ) (1887) 
Opéra en quatre actes
Livret de Ippolit Chpajinski
Créé le 1er novembre 1887 au Théâtre Mariinski de Saint Petersbourg

Création en France

Direction musicale : Daniele Rustioni
Mise en scène et décors : Andriy Zholdak
Lumières : Andriy Zholdak et les équipe lumières de l'Opéra de Lyon
Décors : Daniel Zholdak
Costumes : Simon Machabeli
Vidéo : Étienne Guiol
Conseiller dramaturgique : Georges Banu
Chef des Choeurs : Christophe Heil

Prince Nikita Kourliatev, gouverneur de Nijni Novgorod : Evez Abdulla
Princesse Eupraxie Romanovna, sa femme : Ksenia Vyaznikova
Mamyrov, vieux clerc : Piotr Micinski
Nenila, sa sœur, suivante de la princesse : Mairam Sokolova
Prince Youri, leur fils : Migran Agadzhanyan
Ivan Jouran, maître de chasse du prince : Oleg Budaratskiy
Nastassia (surnommée Kouma), aubergiste : Elena Guseva
Loukach, fils de marchand : Christophe Poncet de Solages
Kitchiga, lutteur : Evgeny Solodovnikov
Païssi, vagabond sous l’apparence d’un moine : Vasily Efimov
Koudma, sorcier : Sergey Kaydalov
Foka, oncle : Simon Mechlinski
Polia, amie de Kouma : Clémence Poussin
Balakine, marchand de Nijni-Novgorod : Daniel Kluge
Potap, fils de marchand : Roman Hoza
Invité : Tigran Guiragosyan

Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon

 

Opéra National de Lyon, 15 mars 2019

La création en France d’un opéra de Tchaïkovski est un événement. Il ne s’agit en effet ni d’un ouvrage de jeunesse, ni d’un ouvrage secondaire. Il s’agit de L’Enchanteresse, une œuvre de la maturité, opéra en quatre actes à la musique dramatique et luxuriante, créé en 1887 au Théâtre Mariinsky sur un livret d’Ippolit Chpajinski. Serge Dorny a déjà programmé un cycle TchaIkovski – Pouchkine il y a une douzaine d’années confié à Kirill Petrenko, un chef qui a fait du chemin depuis. Cette fois-ci c’est Daniele Rustioni, le directeur musical de la maison, qui fut premier chef invité du Théâtre Michailovsky de Saint Petersbourg qui dirige. Pour cet événement, la mise en scène à été confiée à l’ukrainien Andryi Zholdak, inconnu en France, installé en Allemagne qui compte parmi les grands novateurs de la scène d’aujourd’hui. Et c’est un coup sur la tête.

Le Christ est à terre : Piotr Micinski (Mamyrov)

Instituer un « Festival » annuel thématique à l’intérieur de la saison, c’est se permettre une audace calculée, soit au niveau du répertoire présenté, soit des productions. Cette année, c’est « Vie et destins », une thématique au fond très générale qui permet aussi bien de proposer le destin tragique de Nastassia l’enchanteresse, que celui de Didon et Énée ou celui d’Ulysse. Mais il permet aussi des productions très originales, qui sortent des sentiers battus, ainsi du projet très personnel de David Marton pour Didon et Énée (Didon et Énée remembered, voir ci-dessous notre dossier d’avant-première), ainsi aussi de la production ancienne, mais toujours fascinante, de William Kentridge sur Il ritorno d’Ulisse in patria qu’on verra fin mars, ainsi enfin de l’Enchanteresse, opéra de Tchaikovski totalement inconnu en France, mis en scène par un autre inconnu, l’ukrainien Andryi Zholdak, et dirigé par un chef dont on connaît les performances dans le répertoire italien et qu’on découvre dans le répertoire russe. Cela permet à Dorny d’emmener son public plus loin, de le confronter à des œuvres spéciales, des réalisations très particulières : c’est ainsi qu’on éduque un public et qu’on en fait un public averti. C’est par cette politique hardie qu’il a réussi à maintenir un public ouvert et disponible,  attirer l’attention de la presse internationale sur Lyon, et d’en faire sans l’ombre d’une discussion, la scène de référence en France.
À lire le titre L’Enchanteresse, on pourrait croire à un conte de fées. C’est en réalité un récit sombre issu d’une légende populaire de Nijni Novgorod, qui raconte l’histoire d’une passion ravageuse et partagée, évidemment impossible, entre un prince-héritier et une aubergiste, Kouma (qui veut dire « commère ») qui se termine par la mort des deux protagonistes due aux parents du prince, la mère empoisonnant la jeune femme et le père, habité par la même passion, tuant son fils.
L’œuvre, une des plus longues de Tchaïkovski (environ 4h si l’on compte l’entracte), commence par un premier acte célébrant la Russie éternelle, qui lui donne une couleur d’«Opéra national », avec ses chants populaires, ses scènes de genre à la Glinka. En réalité, le pittoresque laisse vite place au mélodrame, ou mieux, à la tragédie.
Tchaïkovski a profité des progrès techniques du théâtre à l’époque pour utiliser à plein les changements de décor et les espaces multiples : les échos qu’on a du spectacle originel montrent une production spectaculaire et monumentale, avec plusieurs espaces entre la maison de Kouma l’enchanteresse et le palais du prince. De même le rôle de l’enchanteresse, un peu (beaucoup) sorcière dans le récit initial des légendes de Nijni-Novgorod, se transforme au fil des actes. La femme libre du début qui chante la Volga, les champs et les jeunes paysans désirables évolue en une femme passionnée, celle d’un seul amour qui est prête à tout abandonner pour le vivre. Si Tchaïkovski lui-même a évoqué Carmen, comme modèle de femme du peuple qui affirme sa liberté, c’est plus vers Traviata qu’il faudrait se tourner.

Musicalement, l’œuvre est d’une rare complexité et c’est là aussi un défi que de la monter : cela explique peut-être son histoire et le peu d’appétence des théâtres européens pour la produire. Les personnages sont très nombreux, il y a au moins cinq rôles principaux particulièrement dramatiques, mais aucun des autres n’est négligeable, chacun a  quelque chose à chanter qui l’affirme le rôle petit ou grand sur le plateau. L’Opéra de Lyon a fait un travail considérable pour monter une distribution en tous points exemplaire. Le travail du chœur est particulièrement ardu, notamment dans le chœur final a capella, un des moments intenses de la partition, qui préfigure celui de la Dame de Pique, postérieure de quelques années. Quant à l’orchestre, la partition est « pleine de notes », d’une richesse insoupçonnée, demandant une précision métronomique pour tout construire : car il y a de nombreux ensembles incluant chœur, orchestre, et concertati (comme diraient les italiens) impliquant jusqu’à une dizaine de personnages, mais aussi des moments orchestraux purs, avec une tension de plus en plus palpable, qui laisse très vite le sourire populaire du premier acte pour le drame et la tragédie. Il y a peu de moments lyriques purs, mais une vibration permanente dans cette musique d’une étonnante densité ; encore une fois, il faut saluer l’effort de l’Opéra de Lyon pour monter une œuvre que peu de maisons d’opéra seraient capables de monter aujourd’hui. Il faudrait au moins en garder une trace, vidéo ou audio. L’occasion est trop belle.
Serge Dorny a osé confier la mise en scène de cette œuvre monumentale à Andryi Zholdak, metteur en scène ukrainien installé en Allemagne, à qui l’on doit notamment à l’opéra une vision échevelée et surréaliste de Der König Kandaules à l’Opéra des Flandres en 2016, qui avait frappé les esprits. Ce sera sans doute le destin de ce travail éblouissant d’inventivité, d’une très grande complexité scénique et dont la puissance est telle que le spectateur en est presque assommé, certains reprochant à cette mise en scène totalement hors normes, fourmillant d’idées, de troubler la concentration nécessaire à la découverte d’une partition inconnue.
Ce travail multipolaire, allant de la provocation au grotesque, n’oublie jamais le théâtre, terrifiant par le regard qu’il porte sur certains personnages (Mamyrov le « méchant ») ou sur la famille du Prince, ou sur le jeune prince Youri lui-même, qui de « fifils à sa mémère » (en short blanc jouant à la baballe), conquiert sa maturité par l’amour qu’il découvre avec Kouma. Comme Frank Castorf à son meilleur, Zholdak construit un hyper-théâtre (comme on dirait hypertexte) où sur le plateau cohabitent concomitamment la scène principale qui est chantée et jouée, mais aussi des images induites, des rêves fantasmatiques qui émanent de Mamyrov, le prêtre noir qui avec son casque à réalité virtuelle, suscite cette vision de l’enfer du désir qui envahit la scène dès le départ.

Autre vision, avec projections à cour

Une scène mobile, sans cesse en mouvement, avec quatre structures qui jouent une valse vertigineuse d’éclairages (d’Andryi Zholdak lui-même et de l’équipe lumière de l’Opéra de Lyon) et de mouvements divers : la maison de Kouma à cour, une pauvre isba typiquement russe, une chambre à jardin qui pourrait être celle de l’auberge, tour à tour chambre de garçons, d’hôtel de passe, lieu de joie et d’amour, une chapelle dominée par un Christ sans croix dans l’œil duquel Mamyrov a placé une caméra de surveillance qui permet de voir sans être vu les jolis petits garçons et jolies petites filles, ses futures conquêtes ou victimes, et enfin la salle à manger de la famille du prince, d’un blanc immaculé. Et ces décors monumentaux (de Andryi et Daniel Zholdak) virevoltent au gré des scènes et des actes, sans oublier les rideaux qui ferment totalement ou partiellement la scène servant d’écran, ou de cache-stupre.
Impossible de ne pas saluer le travail de théâtre étonnant, la virtuosité technique, la profusion et en même temps la précision de cette approche qui apparaît explosive, faussement désordonnée,  impossible à embrasser dans son détail et pourtant qui impose une image globale d’une cohérence étonnante.

Ce qui organise cette folie, c’est le personnage premier : Mamyrov, le « déchanteur », qui nous est présenté dans une étourdissante captatio benevolentiae au début de l’opéra : silence, noir total, et apparaît sur l'écran un prêtre qui éteint les cierges de son église, il vient sûrement d’officier et range nerveusement ses affaires.
Il est très pressé, quitte précipitamment la nef, saute dans un taxi, traverse la ville (en l’occurrence Lyon), se fait déposer devant l’opéra,et  entre par le porche…
Et le voilà sous les rires entrant en scène, tout aussi pressé de s’installer devant sa table pour commencer une partie d’échecs avec l’ordinateur. Il se débarrasse vite de ses oripeaux de prêtre, s’installe en civil…Et puis il quitte les échecs pour aller naviguer sur des sites de rencontres, clique sur une photo, enfile un dispositif de réalité virtuelle et se retrouve marchant vers l’isba qu’on comprend être celle de Kouma.

Mamyrov devant l'isba de Kouma

Et bonne part de la première partie sera traversée de ces regards dont on finit par perdre le sens réel ou virtuel, sur les dessous de jeunes filles à peine pubères ou mini jupes outrageusement provocatrices, d’ados en séance de déniaisement, d’enfants qui traversent l’église. Zholdak s’est amusé comme un petit fou en ouvrant ainsi son opéra à Lyon, une ville traversée par une affaire que tous connaissent. Mamyrov est dit « un clerc », et Zholdak en fait un prêtre à tout faire, on le dirait issu du Tartuffe de Molière (celui, première manière, de 1664 qui dénonçait les directeurs de conscience), dirigeant les consciences et se laissant diriger par son/ses désirs, fasciné par Kouma tout en la haïssant, et du même coup se vengeant d’elle quand il découvre par ses réseaux d’espions et de mouchards (on est en Russie…) à la fois les amours du prince, et ceux (les mêmes) de son fils Youri. Car pour faire bonne mesure, Mamyrov est aussi une tête de réseau de flicage au service du pouvoir. C’est aussi toute une société avec ses classes qui valse sous nos yeux, de l’aristocratie à la bourgeoisie, et jusqu’au peuple, vu comme un monde des satyres, avec les « pattes » adéquates comme ans la tradition antique…

Satyre

 

Pattes de satyre

Il serait fastidieux et inutile de reprendre l’ensemble des détails de ce travail, et d’abord ce serait totalement impossible.
Avec cette profusion démente, Zholdak montre d’abord la profusion d’une œuvre qui semble dire une chose au départ (la tradition nationale, les chants populaires, la Russie éternelle) et qui dit en réalité tout autre chose : comment une femme libre et aimée des uns, mais décriée par les autres pour cette liberté même (« les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux » disait Brassens) devient une victime parce qu’elle aime qui elle ne devrait pas aimer, pour des questions sociales habillées de morale et de bien-pensance. Kouma est victime des dévots, victime des faux-culs, victime d’un monde qui est apparence et dont la réalité est terrifiante. Une réalité qui émerge par la virtualité. Le virtuel devenant le réel caché d’un monde d’immondices, où par le désir réprimé, un prêtre va manipuler une famille, une mère et un père poussés au crime, un père infanticide, un fils qui renie sa mère à qui il était profondément lié parce qu’elle assassine sa bien-aimée.

Le dispositif général dominé par un Christ central

Dans ce monde ordonné par la bien-pensance au départ, mais qui va devenir toute déliquescence, le Christ de la Chapelle était accroché comme il se doit au-dessus de l’autel, dès que l’histoire terrible se met en place, le Christ est descendu, étendu sur les chaises de la chapelle, puis au dernier acte comme dépecé, déchiqueté et à terre. Dans cette mise en scène de la déglingue, Zholdak démonte ce qui dans cette belle histoire issue des légendes russes, montre toutes les perversions sociales et morales qu’elle recèle : la dénonciation par Mamyrov de la trahison du mari, la vie secrète de Mamyrov, pire que ce qu’il dénonce, le mari qui par le désir en arrive à être infanticide, bref, la destruction de tout ce qui fait valeur sociale, et de tout ce qui fait société et notamment la famille.
Alors il montre par la décomposition scénique une décomposition générale. Qu’importe alors que tout ne soit pas remarqué, que tout ne soit pas saisi, que les personnages eux-mêmes ne soient pas tous identifiables, que tout soit déconstruit. Même l’émotion dans le final si poignant et si puissant de Tchaïkovski (avec un chœur a cappella éblouissant) où la folie du père assassin du fils anticipe la mort d’Hermann dans La Dame de Pique est contrecarrée par une vision sarcastique qui la tue. Le spectacle en effet se clôt non par la musique sublime de Tchaïkovski, mais par le bruit de la balle de tennis virtuelle de la partie à laquelle joue Mamyrov, tout à sa partie, quand l’apocalypse familiale est survenue…mais qu’importe…c’était vrai ? c’était faux ? c’était nous, notre monde, la face cachée terrifiante du monde qui nous est ici proposée comme une gifle, une gifle à notre petit cœur romantique de spectateur (et d’auditeur) violenté par une mise en scène impitoyable.
Zholdak est allé jusqu’au bout d’une vision, dans un des spectacles les plus puissants qu’il soit permis de voir aujourd’hui : et il faut saluer aussi le chef Daniele Rustioni,  qui l’a laissé probablement faire avec quelques hésitations et doutes, parce qu’il a compris, en homme de théâtre et chef d‘opéra, que sur pareil travail il ne fallait pas de demi-mesures : il a eu raison, on se souviendra de notre première Enchanteresse, qui fait de Tchaïkovski l’auteur d’un terrible roman noir, loin de la Russie éternelle, mais proche du monde terrible qui nous guette et que je considère fidèle à l’esprit de l’œuvre.
Si cette vision scénique a suscité quelques réactions houleuses, elle a aussi fait l’unanimité sur l’interprétation musicale, à dire vrai exceptionnelle à tous points de vue. On peut dire que l’ensemble des forces de l’opéra et toute la distribution ont été galvanisés par l’esprit du spectacle. Car ne nous y trompons pas : l’excellence musicale n’est jamais que le produit de l’ensemble du travail scénique et musical, il y a dans un travail en création une osmose qui se crée, et une interdépendance entre les différentes parties. L’engagement des chanteurs, le chœur sublime, et qui pourtant chante sans cesse en coulisse (il faut aussi pouvoir l’accepter) le chef qui dirige évidemment en fonction du rythme du plateau, tout contribue à une réussite globale. On peut difficilement accepter de dissocier le travail scénique de l’extraordinaire construction musicale qui a abouti à la réussite de la soirée.

Le côté "Prince": Elena Guseva (Kouma) et Evez Abdulla (Le prince Nikita)

Dans un opéra aussi choral, c’est à dire où chaque rôle a son importance, y compris vocale, certains « petits » rôles ont des parties brèves, mais vocalement toujours tendues, et les ensembles sont particulièrement nombreux, duos, trios et plus aussi, il serait à la fois injuste de ne pas citer une distribution scéniquement et vocalement exceptionnelle dans son ensemble. Un ensemble que Zholdak a voulu global, avec une difficulté voulue à identifier des personnages (à part les personnages principaux) que les costumes ou la position selon les scènes ne permettent pas toujours de reconnaître, a fortiori dans une œuvre peu connue, voire inconnue. C’est à la fois gênant, et en même temps ne dérange pas parce que le caractère choral dont il était question plus haut en sort renforcé, comme si le monde dans son ensemble était complice de la situation que chacun contribuait à alourdir. Entre les rôles tels qu’ils sont décrits dans le programme et ce qu’on en voit en scène, il y a une distance (typiquement brechtienne) qui ne nuit pas ni à la force du spectacle, ni à son adhésion, ni évidemment au plaisir théâtral, parce que chaque élément du plateau est visiblement à la fois dans son rôle et dans ce plaisir de jouer.
Alors on va les citer tous, Oleg Budaratskiy, Silmon Mechlinski, Clémence Poussin, Daniel Kluge,  Christophe Poncet de Solages, Evgenyi Solodovnikov, Vasily Efimov (toujours excellent dans ses apparitions quel que soit le rôle et surtout très remarquable en scène) Sergey Kaydalov (excellent Koudma) et Tigran Guiragosyan.
Ce sont des artistes dans l’ensemble jeunes, engagés, encore peu connus, y compris les rôles principaux, et dont aucun n’a connu de faiblesse, tous sont vraiment remarquables.
Mairam Sokolova avec son mezzo grave, et un beau timbre sonore, la prédispose dans les grands mezzos verdiens (elle a déjà chanté Azucena), elle campe une très solide Ninila, sœur du méchant Marymov.
Ksenia Vyaznikova est la Princesse Eupraxie ((Littéralement, celle qui fait bien, qui conforme ses mouvements au but qu’elle se propose)), la mère éperdue d’amour pour son fils, et manœuvrée par Mamyrov contre Kouma. Son répertoire comprend tous les grands rôles de mezzo, et elle a chanté jusque-là essentiellement en Russie : voix puissante, bien projetée, incisive, très engagée, impressionnante par le volume et l’expression avec de menues instabilités imputables sans doute à la première. Elle est à la fois une voix imposante et un personnage. Une découverte.
Migran Agadzhanian chante le Prince Youri, jeune ténor émergeant, deuxième prix du concours Operalia 2018, et très actif à Saint Petersbourg où il a même fondé un orchestre le Youth Symphony Orchestra of Saint Petersbourg : il a à son répertoire les grands rôles lyriques du répertoire italien. La voix est bien projetée, très sûre, dramatique à l’émission claire et à l’impeccable diction, il chante avec une rare intensité, tout en étant très engagé dans le jeu, entre le fils pris dans les jupes maternelles et le jeune amoureux éperdu. C’est une vraie découverte là aussi.
Evez Abdulla est le Prince Nikita. On l’a déjà vu à l’Opéra de Lyon dans Macbeth (Production Van Hove), le baryton originaire d’Azerbaïdjan chante désormais sur de nombreuses scènes européennes, Stuttgart, Francfort, St Gall, Mannheim où il est en troupe depuis deux ans. La voix est très expressive, l’émission claire et sûre, le timbre séduisant, le jeu particulièrement engagé (les scènes finales sont totalement incarnées et bouleversantes : on sent qu’il a chanté Macbeth). C’est un baryton qui a le drame dans la voix, totalement convaincant dans ce rôle.

Mamyrov (Piotr Micinski)

Piotr Micinski est l’infâme Mamyrov. Cette basse polonaise a incarné dans Don Giovanni le Masetto un peu pervers de la mise en scène de David Marton à Lyon, où il a démontré des dons d’acteur particulièrement développés, qu’il utilise aussi dans un personnage ici sculpté à l’aune de ces qualités. Le rôle est vocalement limité à la première partie, où il lance le drame et crée les conditions de la tragédie par sa manipulation de la princesse ; il est muet, mais reste très présent sur scène dans la seconde partie. Insinuant, terrifiant par certains côtés.
Habitué depuis plusieurs années de l’Opéra de Lyon, c’est une basse de caractère, au timbre pas forcément séduisant mais à l’incroyable expressivité, impressionnant sur le plateau qu’il remplit en imposant le personnage présent partout, à la fois dangereux, pervers, encore plus Onuphre que Tartuffe, qui est le centre de la trame qu’il suscite par ses fantasmes et qui a le dernier mot dans la mise en scène de Zholdak où il incarne à la fois danger et sarcasme, ridicule et méchanceté.

Migran Agadzhanian(Le prince Youri) et Elena Guseva (Kouma/Nastassia)

Elena Guseva est Kouma/Nastassia, vue dans cette mise en scène toujours comme une femme libre, et qui ne se départit jamais d’une certaine élégance et d’une vraie distinction. Le chant est celui d‘un lyrico-spinto (c’est une Tatiana ou une Liza) mais assez plastique pour interpréter aussi bien Aida que Micaela. La voix est contrôlée, la ligne de chant et de souffle impeccablement tenue, le timbre séduisant, l’interprétation intense et variée, de l’insouciance initiale au drame final. Soliste du théâtre Stanislavski de Moscou depuis une dizaine d’années, elle montre un grand engagement scénique, particulièrement émouvante dès le départ avec son évocation poétique de la Volga Gljanut’ s Nizhnego..(« Contempler la Volga des hauteurs de Nijni.. ») mais aussi dans les duos avec Youri ou dans son arioso de la toute fin Gde Zhe ty, moj zhelannyj ? (« où es-tu mon bien aimé … »). On commence à l’entendre dans de très grands théâtres (Vienne, Hambourg), une grande carrière s’ouvre sans doute pour elle et c’est pleinement justifié.
Saluons une fois de plus aussi le chœur de l’Opéra de Lyon, dirigé par Christoph Heil, qui a accompli un travail exemplaire, avec puissance, engagement, subtilité aussi (le chœur final a cappella) et chante essentiellement en coulisse : prodigieux travail sur une partition inconnue.
Un cast aussi sûr et des forces aussi engagées montrent aussi l’ambiance de Zholdak a pu créer sur le plateau, mais surtout le travail d’orfèvre auquel s’est livré Daniele Rustioni, sans doute l’architecte incontesté de toute la production.
Il faut un chef d’envergure pour tenir la barre d’une machinerie pareille, personnages multiples, mise en scène échevelée, et surtout pâte orchestrale d’une grande complexité (il suffit d’entendre dans l’ouverture le jeu des bois, et leur exposition) sans scories, sans faiblesses : la lecture est d’une grande clarté (pour une fois l’acoustique assez sèche de Lyon profite à la découverte d’une partition d’une richesse incroyable, dramatique, lyrique, violente, noire, intense. Un Tchaïkovski surprenant par la variété de ton qui oblige à passer du folklore au lyrisme, puis à la tragédie, avec une fluidité et une cohésion qui stupéfient.
C’est la confirmation que Rustioni est un très grand chef d’opéra, avec une autorité souriante qu’il a su imposer, ainsi qu’une exigence de tous les instants. Il sait parfaitement soutenir et accompagner les voix sans jamais les couvrir, il sait aussi mettre en valeur chaque pupitre et chaque niveau de lecture de la partition, en faisant découvrir les richesses. En ce sens il est didactique sans être démonstratif, en grand chef de théâtre, doué d’un sens des opportunités et d’une rare disponibilité.

On l’aura compris, il faut courir à ce spectacle, qui surprendra, qui agacera peut-être, mais qui ne laissera pas indifférent, par de singulières traces dans la mémoire et dans le cœur.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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2 Commentaires

  1. Bonjour
    Un grand merci pour cette critique fine et très complète de L'Enchanteresse à l'opéra de Lyon.
    Je me réjouis d'autant plus de la lire que je m'étais trouvé bien seul de mon avis, le soir de la première ou en lisant les diverses critiques parues depuis. Si chacun s'accordait sur la qualité musicale de cette production, bien peu appréciait une mise que j'ai trouvée pertinente, brillante, stimulante…
    Votre analyse m'a permis de mettre des mots sur l'enthousiasme que j'ai éprouvé ce soir là.
    Merci aussi à l'opéra de Lyon pour la qualité et l'audace de sa programmation cette saison.
    Pierre Plantin

  2. Tout à fait d’accord avec Pierre Plantin.…un grand merci pour votre analyse fine et passionnante comme toujours, quel choc musical et scénique, dont on sort épuisé peut-être, mais heureux et enthousiaste devant de telles richesses.
    L’opera de Lyon mérite encore une fois tous les éloges pour la pertinence de sa programmation qui ne peut laisser indifférent.
    J P Merckens

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