Wolfgang Amadé Mozart (1756–1791)
La Clemenza di Tito (1791)
Opera seria in due atti
Livret de Caterino Mazzolà d'après Pietro Metastasio
Créé à Prague (au Stavovské divadlo)  le 6 septembre 1791
Version du livret adaptée avec récitatifs en français

Direction musicale Tomáš Netopil
Mise en scène Milo Rau
Scénographie Anton Lukas
Costumes Ottavia Castellotti
Lumières Jürgen Kolb
Vidéos Moritz von Dungern
Dramaturgie Clara Pons, Giacomo Bisordi

Tito Bernard Richter
Vitellia Serena Farnocchia
Sesto Maria Kataeva
Servilia Yuliia Zasimova
Annio Giuseppina Bridelli
Publio Justin Hopkins

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Direction des chœurs Mark Biggins

Orchestre de la Suisse Romande

Reprise de la production de 2020–2021
(Diffusion en streaming)

Coproduction avec les Wiener Festwochen, l'Opera Ballet
Vlaanderen et les Théâtres de la Ville de Luxembourg

Genève, Grand Théâtre, le mercredi 16 octobre 2024, 19h30.

Retour attendu à Genève de la production d’opéra princeps de Milo Rau, La Clemenza di Tito, présentée en plein Covid et alors exclusivement diffusée en streaming. Depuis, elle a fait le tour de l’Europe et revient sur le lieu de la création, plusieurs années après, et après une deuxième production lyrique, Justice, création mondiale d’Hèctor Parra proposée la saison dernière. En s’attaquant à Mozart, Milo Rau frappait alors un grand coup, d’autant que l’œuvre ultime du compositeur a fait récemment l’objet de nombreuses visions scéniques, de Sellars à Carsen, et que son approche résolument « disruptive » n’allait pas manquer de faire au moins discuter.
Au centre de l’approche, l’idée en soi fort juste que la clémence chez les gens de pouvoir est un acte politique, destiné à renforcer l’affirmation de leur puissance, plus que de montrer leur humanisme éclairé. À partir d’une analyse historique assez juste du rôle de Leopold II dont l’œuvre célèbre le couronnement, Milo Rau montre que tout est bon pour que le pouvoir se maintienne et que l’oppression des plus faibles se poursuive, même quand le despote frôle la mort.
Il opère une transposition contemporaine de ces jeux de pouvoir, à travers l’art comme outil de domination sociale et politique (en a‑t-il été un jour autrement, de Périclès à Jules II ou Louis XIV) pour arriver à la constatation qui est aussi celle de Mozart, à savoir qu’au-delà de la péripétie, la clémence est affirmation de pouvoir absolu… Constat amer, où chacun reste à sa place, et surtout l’ordre du Monde.

 

La "petite société artistique"

Une production « ailleurs »

Nul doute que la thèse développée par Milo Rau eût pu prendre place dans une mise en scène traditionnelle bien faite, mais pour sa première mise en scène d’opéra, s’agissant de Mozart qui plus est, Milo Rau a voulu frapper les esprits en proposant une vision nouvelle pour l’opéra, transformant le livret, l’ordre des scènes, le contexte, sans pour autant évacuer le propos. C’est donc une Clemenza di Tito très différente qui nous est proposée, en cohérence avec les intentions de rupture affichées par Aviel Cahn au début de son mandat genevois, et un peu assagies depuis.
C’est sans nul doute une production de Festival et en ce sens la coproduction avec les Wiener Festwochen se justifie pleinement, mais, dans un théâtre où l’œuvre est jouée une fois tous les vingt ans, cela peut se discuter, d’autant que La Clemenza di Tito, très à la mode ces dernières années, n’est pas l’une des œuvres de Mozart les plus populaires, même si elle affronte une thématique à laquelle il se montre sensible, celle de la clémence et du pardon, qu’on rencontre notamment dans Die Entführung aus dem Serail, Le Nozze di Figaro, Die Zauberflöte.

Ainsi c’est souvent l’angle « moral » qui est ici privilégié ou l’angle philosophique vu à travers les relations de Mozart au monde des Lumières, à l’Illuminisme, et à son humanisme. C’est évidemment l’angle le plus favorable aussi au « roman » de Titus, appelé par la légende « les délices du genre humain », devenant l’emblème du souverain parfait parce qu’il pardonne à ceux qui l’ont trahi.
On a dit combien chez Mozart la force du pardon est emblématique et l’on pourrait s’arrêter là, ce qui satisfait notre cœur et le schéma du livret de Métastase qui a servi de base à plusieurs opéras de l’époque sur le même thème, une sorte de topos du genre. Mozart reprenant une thématique déjà labourée au XVIIIe ne ferait donc que servir un lieu commun pour un opéra de circonstance, qui célèbre un monarque.

Bien évidemment c’est trop simple. Avant même les considérations de Milo Rau, on sait que la clémence est un instrument de pouvoir, le signe d’un pouvoir si absolu et si incontesté qu’il peut se permettre de « pardonner » aux ennemis, et que, loin d’être un signe de faiblesse ou de bonté, la clémence est un calcul politique qui coupe l’herbe sous le pied aux adversaires. Seul le surpuissant peut se permettre la clémence.
Ainsi Milo Rau affirmant que la Clémence est signe de pouvoir sans partage ne découvre rien de neuf. C’est dans son analyse des contextes qu’il va plus loin et qu’il peut surprendre et déranger.
Leopold II célébré pour sa clémence arrive au pouvoir (1791) au moment où en France la révolution remet en cause le pouvoir immémorial des monarques, et il va s’associer aux autres monarques en se coalisant contre les forces révolutionnaires. C’est bien d’enjeu de conservation du pouvoir qu’il s’agit et Leopold II est comme les autres, farouche défenseur du despotisme, éclairé ou non.

Le discours distillé dans La Clemenza di Tito est donc bien un discours politique, résolutif d’une crise qui a vu vaciller son pouvoir, puis rétabli (l’agitation autour du Capitole), une sorte de tentative révolutionnaire avortée et violemment réprimée. Mozart lui-même est là-dessus très clair et Milo Rau lui emboite le pas.

Milo Rau va surajouter en revanche un contexte nouveau, né de sa pratique théâtrale qu’il applique à l’opéra, qui ne casse pas l’idée centrale de l’œuvre mais en force les traits ; D’abord en faisant des cercles du pouvoir un cercle d’aujourd’hui très fermé, celui de l’art contemporain, le décor central est celui de la Haus der Künste de Munich, Vitellia a les traits de Marina Abramović, y compris dans ses scarifications, Titus est un des rois du marché, un galériste qui règne sur le marché.

Le marché de l’art est un des privilèges du pouvoir de l’argent, par lequel il vit, nous l’avons évoqué plus haut ; L’Art ne vit que des commandes des puissants et devient alors signe de classe : le futur Musée du Louvre n’est-il pas né de la collection personnelle accumulée par le Cardinal Mazarin au XVIIe ? Ainsi, Milo Rau fait de la société autour de Titus une petite société fermée, régie par ses réseaux et ses propres lois, et la trahison de Sesto pilotée par Vitellia est une révolution de palais, à charge ensuite pour Sesto d’agiter les foules pour faire tomber le pouvoir. Un Coup d’Etat de l’entre soi où « le peuple » est instrumentalisé.

Autour de cette petite société qui fait de la misère un sujet d’esthète (« le radeau de la Méduse ») gravite la vraie misère, ou le monde des petites gens et tout le discours consiste à passer de l’un à l’autre et à montrer aussi l’esthétisation de la misère qui la distancie.

Maria Kataeva (Sesto)

Le théâtre de Milo Rau n’est jamais séparé du contexte contemporain, et réalité et représentation s’entremêlent. Ainsi sur le théâtre gravitent des « vrais » personnages, à commencer par Dominique Dupraz, qui a posé les moquettes du théâtre, qui raconte son histoire et se livre aux mains de « chamanes » qui lui arrachent le cœur, devenu symbole de l’œuvre, mais aussi des immigrés installés en suisse, arméniens, ou turcs, et cette armée d’exclus que certains (qui ne sont eux même pas grand-chose) ont appelé avec dédain « ceux qui ne sont rien ».

Répression

Par leur récit de vie, par leurs interventions diverses, Milo Rau leur rend une existence à la fois réelle et scénique, il les pose dans le monde, et aussi dans le monde de l’art et de la représentation, mais il fouille aussi les réalités de chaque soliste, origine, formation goût pour le chant, jouant sans cesse entre le réel et le théâtre, laissant entendre qu’il n’y a pas de théâtre qui ne soit profondément enraciné dans le réel.
Un tel théâtre se confrontant avec l’opéra, le genre le plus artificiel qui soit, et aussi le genre le plus socialement marqué (hélas) et avec l’opera seria, un genre aux règles elles-aussi très « fixées », fait exploser tous les codes. Le livret est éclaté en un récit « démonstratif » structuré en mouvements musicaux (andante etc…) , l’ordre des scènes bouleversé (le spectacle commence par le discours final de Titus) dans un contexte « post apocalyptique » consécutif à l’éruption d’un volcan (c’est « habile » dans la mesure où l’éruption du Vésuve qui détruit Pompei a lieu sous le règne de Titus…) et cohabitent le monde de l’art et du pouvoir (on nous rappelle fréquemment que Die Kunst ist Macht : l’art est pouvoir) et celui des déshérités.

"L'art est pouvoir"

Milo Rau souligne que la misère humaine est sans cesse sublimée par l’art qui en fait objet esthétique. Esthétiser la misère, c’est la regarder comme objet, en évitant surtout toute empathie, et la transformer en valeur marchande, c’est donc la mettre à distance et contribuer à maintenir les murs de classe.

La misère esthétisée, "Le Radeau de la Méduse"

Tout le jeu de Milo Rau va consister à montrer que la crise, où Titus frôle la mort va être l’occasion d’une répression féroce (pendus etc…), et que là où l’on pourrait penser à une transformation de l’homme Titus-visiblement secoué‑, on a au contraire une soumission encore plus forte des petits envers les grands : toute la dernière partie devenant une sorte de performance successive des uns et des autres sous le regard de tous les « petits » assis autour et passifs, que Titus reconquiert pour finir encore plus puissant et aimé qu’auparavant, par la puissance politique de la clémence.

Tito christique a frôlé la mort (Bernard Richter)

Milo Rau utilise vidéo, récits, interruptions, surtitrages explicatifs, où la vie et la représentation se mêlent, faisant de l’opéra un opéra-performance au demeurant assez fascinant, mais qui est en même temps un affichage des limites de l’exercice. Il est clair par exemple qu’en affichant l’Art est pouvoir, Milo Rau inclut l’opéra, l’art du pouvoir, l’art des princes, et se fait indirectement lui aussi l’instrument de ce pouvoir… Et c’est à mon avis toute la contradiction du projet, à la fois généreux, plein de bons sentiments, et de bonnes intentions, mais qui peut sonner terriblement artificiel, même si çà et là émouvant.

Il n’importe : même si certains y ont vu un affichage outrancier de bons sentiments un peu naïfs, il reste que l’époque est tellement amère en soi qu’un tel affichage compense la dureté des temps et donne malgré tout une certaine respiration, y compris au genre de l’opéra que d’aucuns estiment fossilisé.
Par ailleurs, le spectacle est bien construit, bien réglé, avec un véritable engagement de tous les protagonistes (solistes et figurants) et soutient en permanence l’attention. En ce sens, le projet me semble plus réussi que le projet Justice proposé la saison dernière.

Les aspects vocaux et musicaux

Nous l’avons souligné, tous les protagonistes largement renouvelés depuis 2021 sont engagés dans le projet et forment une distribution cohérente et louable.
Justin Hopkins est un Publio (au style un peu Chanel) très correct au timbre sombre, qui manque peut-être un peu d’émotion et garde un peu de distance, mais propose dans l’ensemble un personnage bien dessiné.
Giuseppina Bridelli compose au contraire un Annio plein de sensibilité et de simplicité, sans maniérismes, avec une vraie sincérité et beaucoup de musicalité, elle est convaincante et a une vraie présence scénique.
C’est aussi le cas de la Servilia de Yiuliia Zazimova, membre du jeune ensemble, voix fraiche, claire, bien timbrée et projetée, certainement riche d’avenir avec elle aussi une vraie présence particulièrement sensible.
Si Serena Farnocchia est apparue en Vitellia (elle l’était déjà en 2021) plus en retrait en première partie, elle se rattrape dans la deuxième partie, avec un bel engagement vocal et physique et une affirmation plus nette, avec une véritable homogénéité vocale sur tout le spectre et une vraie puissance, très marquée, elle réussit à donner au personnage une réelle profondeur, ce qui n’est pas toujours aisé pour un personnage aussi complexe.

Maria Kataeva (Sesto), Serena Farnocchia (Vitellia)

Sesto, c’est Maria Kataeva, en tous points exemplaire. Son parto, parto, à la fois désespéré et dramatique est un moment exceptionnel, mais tout au long de la représentation elle affirme une présence scénique et vocale exemplaire, avec puissance, agilité, sensibilité, elle s’affirme d’emblée comme un des grands Sesto avec qui il faudra désormais compter. Sa grande scène avec Tito dans la deuxième partie est bouleversante… C’est sans nul doute la triomphatrice de la soirée.

Bernard Richter (Tito)

Enfin, Tito c’est Bernard Richter, comme en 2021.
Il faut d’abord saluer l’engagement scénique, avec le personnage du galeriste un peu superficiel du début, puis le blessé, visiblement atteint physiquement et moralement qu’il incarne ensuite, une sorte de vision christique où la blessure devient presque mystique, mais aussi ressource pour « rebondir » ensuite et devenir objet d’adoration. Tous ces changements psychologiques, Richter les assume avec un cran peu commun : on sent que le rôle a été dessiné pour lui et on le sent à l’aise dans cette approche.
C’est bien ce qui nous fascine dans ce Tito, et donc on est plus indulgent avec les difficultés vocales rencontrées. La voix a perdu en fluidité, en agilité, elle est plus heurtée, plus « rude » là où jadis elle avait un inimitable velouté. Mais on dirait presque « peu importe », parce que les heurts de ce chant servent le personnage et servent l’incarnation. On aime chez Richter la sculpture attentive de chaque mot, et le soin sans cesse apporté au texte, alors on passe sur la rudesse de certains sons, sur certains aigus incertains, sur certaines agilités difficiles. Il en va ainsi de certains chanteurs, convaincants même dans leurs défauts.

 

Le chœur très bien préparé par Mark Biggins s’acquitte de sa partie avec beaucoup de relief et de puissance et l’Orchestre de la Suisse Romande est particulièrement clair, exposant des pupitres sûrs et une vraie maîtrise d’ensemble. Tomáš Netopil bien connu notamment pour ses interprétations de Janáček dirige avec une certaine assurance, mais en même temps une certaine distance, sans toujours rendre compte des aspects dramatiques de l’œuvre, ainsi la musique (un peu désordonnée dans les numéros à cause de la mise en scène) semble quelquefois un peu trop lisse, manquant de cet engagement dramatique qu’on souhaiterait, même si tout est parfaitement en place… Pour tout dire, cette direction assez sage et carrée nous est apparue un peu indifférente. C’est dommage, car cela ne répond pas au projet d’ensemble.

Au total, une Clemenza di Tito qui cible parfaitement la problématique, avec des moyens très nouveaux :  c’est sans contexte un opéra qui a mérité d’être vu parce qu’on n’en reverra pas de sitôt de cette sorte. À ce titre, il faut saluer le Grand Theâtre de Genève pour son choix d’une production exceptionnelle, très bien défendue musicalement par un cast à saluer… On peut aimer ou ne pas aimer, approuver ou ne pas approuver le propos, on peut difficilement en revanche nier la qualité d’ensemble du spectacle et l’intelligence du projet.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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