C’est l’histoire d’un lent retour d’entre les morts, ou plutôt d’entre les oubliés. C’est un nom aux sonorités étrangement exotiques, mi-méditerranéennes, mi-germaniques. Pourtant, derrière « Rita Strohl » se cache une Bretonne connue de l’état-civil comme Aimée-Marguerite Larousse-La Villette. Née à Lorient en 1865, elle étudie la musique au conservatoire de Paris jusqu’à ses dix-huit ans. Elle a vingt ans quand ses premières compositions sont jouées à la Société nationale de musique. Mariée à Emile Strohl, mère de plusieurs enfants, elle se fait connaître sous son nom d’épouse, en se gratifiant d’un nouveau prénom qui devait lui plaire davantage. Veuve en 1900, remariée en 1908, elle composa jusqu’à la fin de ses jours, pour sombrer très vite dans un oubli d’où ne devait sortir que trois quarts de siècle plus tard.
Même si son nom était connu de quelques spécialistes, c’est en 2017 seulement que les œuvres de Rita Strohl sont redevenues accessibles au grand public. Tout a redémarré avec une « grande sonate » pour violoncelle et piano, Titus et Bérénice – sans doute ce nom imagé aura-t-il contribué au retour en grâce de cette partition à programme – dont plusieurs versions discographiques entrent bientôt en concurrence. Un peu plus tard, c’est Rita Strohl mélodiste que l’on redécouvre, avec coup sur coup deux enregistrements de ses Douze Chants de Bilitis, par deux voix de soprano bien distinctes. Elle figure aussi dans le coffret Compositrices publié par le Palazetto Bru Zane en 2023. Et les choses évoluent aussi au concert, où certaines de ses œuvres retrouvent une place dans les programmes.
Mais il convient de réserver une place à part à l’entreprise assez titanesque entreprise par le label La Boîte à Pépites, fondé spécialement en 2022 pour la défense et illustration des œuvres de compositrices du début du XXe siècle : sont déjà parus plusieurs disques rendant hommage à Charlotte Sohy ou à Jeanne Leleu (un « Volume 1 » a été publié, qui laisse penser qu’il ne restera pas seul). Mais Rita Strohl en est maintenant à trois coffrets : deux CD de musique vocale en octobre 2023, trois CD de musique de chambre en septembre dernier, et à présent un CD de musique orchestrale, le tout regroupé derrière le sous-titre « Une compositrice de la démesure ». Evidemment, il ne saurait s’agir ici d’accuser Strohl d’hubris, mais plutôt de souligner qu’elle ne voulut en aucun cas se contenter des genres plus intimes que sont la mélodie ou la musique pour petit ensemble. Sur ce troisième volume, on trouve réunis une ambitieuse symphonie pour grand orchestre, d’une durée de quarante-cinq minutes, quatre mélodies pour voix soliste et orchestre, et un interlude symphonique. Osera-t-on espérer que, le succès et la reconnaissance aidant, viendra un jour véritablement le moment de la démesure, avec la résurrection d’une de ces œuvres auxquelles Rita Strohl consacra les dernières décennies de sa carrière, drames lyriques, vastes symphonies dramatiques pour effectifs nombreux (solistes, chœur et orchestre) ?
Ces compositions « démesurées » ne sont pas encore pour tout de suite, semble-t-il. En effet, le « mystère sacré en trois actes », dont ce disque donne à entendre un prélude – les dix minutes concluant le programme – est en fait une composition pour orchestre seul, qui porte le nom est celui d’un sage indien plus ou moins légendaire, mentionné dans les Upanishad. Sans pour autant donner dans l’exotisme, Strohl y fait preuve d’une vraie science de l’orchestration, dans une veine peut-être plus personnelle que dans sa Symphonie de la forêt qui occupe les deux tiers du CD.
Outre la coïncidence qui lui fit mettre en musique des poèmes de Pierre Louÿs à la même époque que Debussy (les Bilitis évoqués plus haut), Rita Strohl semble très naturellement avoir été sensible à l’influence des compositeurs de son temps, mais elle eut le très bon goût de s’approcher des plus novateurs et, si elle conçut aussi une Symphonie de la mer en 1903, sa Symphonie de la forêt en quatre mouvements, légèrement antérieure, sonne à plusieurs reprises un peu comme du Debussy ou du Dukas. Mais La Mer fut créée en 1905 par l’orchestre Lamoureux, ce qui signifie que Rita précéda Claude-Achille… Ce que l’on entend surtout dans la partition de Rita Strohl, c’est cette acclimatation du wagnérisme que pratiquèrent la plupart des compositeurs de son temps, de Massenet à Vincent d’Indy. Chromatismes, cuivres et autres ingrédients confèrent aux œuvres de Strohl ce caractère épique tant prisé des admirateurs de Wagner à la fin du XIXe siècle. Cette Symphonie de la mer s’inscrit pleinement dans une tradition symphonique française, avec son programme évoquant la nature à divers moments de la journée, mais aussi avec son intermède presque comique, la « Marche funèbre d’un scarabée » qui, par son petit thème insolent, rappelle moins celle de Siegfried que celle d’une marionnette conçue par Gounod en 1872.
Que cette œuvre puissante traduise une véritable inspiration poétique n’a rien d’étonnant puisque Rita Strohl sut aussi puiser parmi les meilleurs auteurs de son époque pour composer ses mélodies, avec un intérêt particulier pour le courant symboliste : Pierre Louÿs, on l’a dit, mais aussi Baudelaire ou Georges Rodenbach, l’auteur de Bruges la morte. Parmi les quatre mélodies avec orchestre qu’inclut ce disque, on retrouve un des Douze Chants de Bilitis d’abord écrits pour voix et piano. La Cloche fêlée compte parmi la dizaine de textes de Baudelaire utilisés par Strohl, là aussi en version avec piano dans un premier temps. Il se pourrait en revanche que Les Cygnes sur un poème de Rodenbach ait été composé directement pour voix et orchestre. Quant à La Momie, l’auteur du texte, Achille Segard, poète et critique d’art, jouit aujourd’hui d’une réputation nettement plus confidentielle. Ces quatre mélodies sont ici confiées à deux chanteuses, Marie Perbost et Lucile Richardot. Si la soprano est confrontée à un lyrisme assez opératique (on avait déjà pu le remarquer dans les deux enregistrements des Bilitis sortis il y a quelques années, et La Flûte de Pan devient preque ici une scène d’opéra-comique), la mezzo se voit confier des pages plus proches de la déclamation, sur fond orientalisant pour La Momie.
Avec ces interprètes, comme avec la direction de Case Scaglione à la tête de l’Orchestre national d’Ile-de-France, la barre est placée très haut, et l’on rêve d’un quatrième volume situé sur les mêmes cimes pour de nouvelles révélations.