« Ribera, ténèbres et lumière ».
Petit Palais – Musée des beaux-arts de la ville de Paris, du 5 novembre 2024 au 23 février 2025.

Commissariat : Annick Lemoine, conservatrice générale, directrice du Petit Palais ; Maïté Metz, conservatrice des peintures anciennes du Petit Palais

Exposition visitée lors du vernissage, le lundi 4 novembre 2024 à 9h30

De 1838 à 1848, Paris posséda une « Galerie espagnole » réunissant 450 toiles qui époustouflèrent les artistes français. Après Zurbaran et Murillo, Ribera arrivait en troisième position pour le nombre d’œuvres présentes. Heureusement, après la chute de Louis-Philippe, le Louvre et quelques musées français ont conservé de quoi évoquer l’art de Ribera, et le Petit Palais a bénéficié de généreux prêts espagnols et italiens pour montrer toute la diversité de ce peintre qui ne fut pas que ténébreux.

En 1987, le Petit Palais honorait par une exposition « Cinq siècles d’art espagnol, de Greco à Picasso ». Au milieu d’une profusion de trésors, Ribera était notamment représenté par deux toiles étranges : Maddalena Ventura et son mari, étonnant portrait de famille d’une mère à la barbe opulente donnant le sein à son enfant sous l’œil de son époux, et un Combat de femmes où s’affrontent des gladiatrices. Avec ces deux œuvres quelque peu atypiques, l’artiste – plus italien qu’espagnol, dans la mesure où on ignore tout de ce qu’il put peindre dans son pays natal avant d’émigrer vers l’Italie – se montrait sous un jour partiel. Paradoxalement, on put peut-être mieux juger de son talent grâce à l’exposition que le même Petit Palais consacra en 2019 à son élève Luca Gioardano, et où quelques œuvres de son maître étaient incluses dans les premières salles : comme Ribera, Giordano peignit des mendiants philosophes, des saints ou des satyres torturés. Cette fois, « le Spagnoletto » est directement mis à l’honneur, grâce à une rétrospective qui semble bien être la première en France (le Grand Palais célébra jadis les grands d’Espagne, Vélasquez, Zurbaran ou Greco, mais fit l’impasse sur Ribera), et qui envisage la production de l’artiste depuis ses premières années jusqu’à la fin de sa vie.

Si Ribera fut un temps une référence pour Giordano, l’exposition souligne combien le Caravage fut durablement une référence incontournable pour Ribera : des premières aux dernières salles, les cartels incluent de minuscules reproductions de chefs‑d’œuvre du Caravage pour mieux expliquer la dette de l’Espagnol envers lui. Comme l’Italien, Ribera traite bien sûr les sujets religieux, l’Eglise restant le mécène par excellence, et Ribera déclinera tout au long de sa carrière certains sujets plusieurs fois remis sur le métier. A ses débuts, il peint aussi des séries de portraits des douze apôtres et du Christ, l’ensemble formant un apostolado, selon une formule pratiquée par des artistes aussi divers que Vélasquez ou De la Tour. Pourtant, ce type de travail n’est pas l’apanage des commandes d’Eglise, car des collectionneurs privés sont également à la source de ces tableaux de dévotion : des deux aspostolados connus du jeune Ribera, ici évoqués par quelques toiles empruntées à chaque cycle, le second est conçu pour Pedro Cosida, représentant commercial du roi d’Espagne à Rome. Entre les deux séries, séparées par quelques années à peine, le progrès de l’artiste est spectaculaire : dans les années 1612–13, Ribera s’éloigne déjà de la formule la plus classique pour oser des cadrages plus frappants, des postures plus hardies, des éclairages tranchants. Le Saint Barthélémy de ce second ensemble étonne par la frontalité impitoyable du modèle – un vieillard chauve et ridé, aux oreilles décollées, qui posa à de nombreuses reprises pour le peintre.

ILL. 1 Saint Barthélémy, 1612. Huile sur toile, 126×97 cm. Fondation Roberto Longhi, Florence. Per gentile concessione della Fondazione di Studi di Storia dell’Arte Roberto Longhi di Firenze / Photo Claudio Giusti.

Egalement pour des mécènes privés, dont le susnommé Cosida, Ribera peint alors de nombreux gueux dépenaillés, sous des prétextes variés : allégories des cinq sens ou effigies de philosophes, ce sont en fait des mendiants romains qui se détachent d’un fond ténébreux, représentés avec un authentique souci du détail sordide. Mais il se risque bientôt à des compositions plus ambitieuses, plus théâtrales. Les toiles de cette période, qui Ribera ne signait pas encore, ont longtemps été prises pour un caravagesque français, énigmatique « Maître du jugement de Salomon », la toile représentant cet épisode biblique n’ayant été restituée à l’Espagnol qu’en 2002. Rien d’étonnant à cela : le grand Reniement de saint Pierre (vers 1615) évoque Valentin de Boulogne, qui peignait lui aussi à Rome à la même époque.

En 1616, Ribera part pour Naples – et d’ailleurs, outre les diverses collections romaines, l’exposition a largement bénéficié des prêts consentis par le Museo di Capodimonte. Dans cette ville qui dépendra de la couronne d’Espagne jusqu’en 1707, Ribera continue à peindre des miséreux dont il transcende les guenilles pour faire surgir leur visage de ténèbres toujours plus épaisses, et il s’intéresse à des figures marginales, comme la femme à barbe mentionnée plus haut ou le célèbre Pied bot du Louvre.

ILL. 2 Silène ivre, 1626. Huile sur toile, 185×229 cm. Su concessione del MiC – Museo e Real Bosco di Capodimonte / Photo L. Romano

Son art se déploie aussi et surtout à travers d’admirables scènes païennes : sont réunis dans une même salle le Silène ivre de 1626, le magistral Apollon et Marsyas (1637) et, datant de la même année, une composition un peu moins habile réunissant Vénus et Adonis, ces deux œuvres étant représentatives du passage à un palette plus claire, où le ciel n’est plus obscur mais ensoleillé. Comme le confirme la gravure présentée dans une salle voisine, le Silène semble pour ainsi dire inverser la composition de la Vénus d’Urbino et de ses déclinaisons par Titien, en l’entourant de satyres et d’un âne, la bedaine flasque du personnage n’ayant guère en commun avec la chair nacrée de la déesse ; quant au Marsyas, la cape d’Apollon, aux somptueux reflets, s’y drape au-dessus du corps étendu de Marsyas, dont le visage est renversé vers le spectateur. Alors que le dieu s’apprête à écorcher vif le satyre, Ribera retrouve le sujet du martyre de saint Barthélémy qu’il aura beaucoup traité, comme en témoigne l’ultime salle du parcours, rotonde qui réunit trois grandes toiles de martyre et deux représentations de saint Sébastien. Le peintre y met en scène la torture avec une virtuosité extrême, disposant les membres dans des postures sans cesse renouvelées (quelques dessins évoquent la préparation de ces compositions étudiées), avec un soin des éclairages qui renforce la théâtralité de la scène, en particulier dans la version du Musée des Offices, où la lumière qui vient mettre en relief, outre le corps du saint, le front d’un bourreau souriant ou la blancheur d’un linge occupant le premier plan.

ILL. 3  Lamentation sur le Christ mort, 1618–1623. Huile sur toile, 129,5×181 cm. The National Gallery, Londres © The National Gallery, London.

Autre confrontation mémorable, les trois versions de la déposition du Christ rassemblées dans une pièce plus petite. Trois pietà où il est bien sûr permis de déceler des influences du Caravage, mais dans lesquelles Ribera installe cet univers dont on s’étonne que Baudelaire ne l’ait pas inclus dans l’hommage rendu aux « phares », tant il aurait pu être inspiré par ce monde de mendiants orgueilleux, de tortionnaires hilares et de saints dénudés à la chair sale.

 

Catalogue sous la direction d’Annick Lemoine et de Maïté Metz. 23,5 x 30,5, relié. 304 pages, 180 illustrations, 49 euros. Editions Paris Musées

 

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.
Crédits photo : © Claudio Giusti. (Per gentile concessione della Fondazione di Studi di Storia dell’Arte Roberto Longhi di Firenze)
© L.Romano (MiC – Museo e Real Bosco di Capodimonte)
© The National Gallery London

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