On ne connaît plus guère aujourd’hui le nom de François Chifflart, qu’ont néanmoins pu rencontrer les visiteurs de l’Hôtel Sandelin, le musée de Saint-Omer, sa ville natale. Cet artiste avait pourtant des facultés qui auraient dû lui permettre de marquer son temps. S’il en fut autrement, c’est sans doute parce qu’il avait du caractère, comme on dit des gens qui l’ont mauvais. Chifflart était un esprit tourmenté, une personnalité difficile, qui sut se faire beaucoup d’ennemis, et notamment ce Paul Meurice grâce auquel l’appartement de Victor Hugo, place des Vosges, devint un musée en 1902. Chifflart mourut en 1901, bien oublié, mais s’il ne s’était pas attiré l’inimitié de Meurice, n’aurait-il pas dû bénéficier des commandes qui furent alors passées à divers artistes pour produire des toiles illustrant divers épisodes des œuvres de l’écrivain ? Qui, mieux que Chifflart, maîtrisait le souffle épique nécessaire ? Peintre contraint de se tourner vers la gravure et l’illustration, Chifflart révèle un génie qui ferait passer Gustave Doré pour un tâcheron. C’est cette carrière émaillée de déceptions et d’amertumes que retrace la nouvelle exposition du musée Victor Hugo à Paris.
Né en 1825, Chifflart monte bientôt à Paris grâce à l’appui des édiles audomarois. Elève de Léon Cogniet, il expose bientôt ses œuvres au Salon, mais surtout, il tente de conquérir les honneurs suprêmes en se présentant au concours du Prix de Rome. En 1849, il connaît son premier échec avec son Ulysse reconnu par Euryclée (le lauréat est alors Gustave Boulanger, et parmi les recalés figurent Bouguereau et Gustave Moreau). 1850, il n’obtient qu’une mention pour sa Zénobie retrouvée sur les bords de l’Araxe (Bouguereau est cette fois vainqueur, ex aequo avec Paul Baudry). En 1851, il arrive enfin sur la première marche du podium avec Périclès au lit de mort de son fils (les deux années suivantes, le Premier Prix ne sera pas attribué, signe de pénurie de talents). Cette victoire en poche, Chifflart part pour Rome. Et pour lui, les ennuis commencent, puisqu’il supporte très mal le régime des « envois de Rome » auquel sont contraints les pensionnaires de la Villa Médicis. C’est un excentrique, indiscipliné et intransigeant, qui revient à Paris en 1857, et comme tel, il verra lui échapper durablement les commandes qui auraient dû pleuvoir sur un Prix de Rome, d’autant qu’il professe des opinions républicaines en plein Second Empire. Une de ses peintures les plus ambitieuses, Martyrs chrétiens livrés aux bêtes, restera dans son atelier jusqu’à la fin de ses jours sans jamais être exposée de son vivant, peut-être parce qu’il pressentait que sa puissance et sa violence lui auraient valu d’être refusée par le jury du Salon.
A Rome, un de ses rares amis était Carpeaux, originaire de Valenciennes. A Paris, il va jouir du soutien d’Alfred Cadart, autre natif de Saint-Omer, qui se trouve aussi être l’époux de la sœur de Chifflart et qui se lance dans l’édition de gravures. En 1859, Cadart publie un album de gravures et de photographies d’œuvres de son beau-frère : un exemplaire en sera envoyé à Victor Hugo à Guernesey, l’artiste avouant s’être inspiré des ouvrages de l’écrivain. La même année, il présente au Salon deux grands dessins, Faust au combat et Faust au sabbat, qui attirent l’attention de Baudelaire pour leur originalité : ces deux fusains reflètent à la fois la formation classique de Chifflart (la scène de bataille montre qu’il aspire à pratiquer la peinture d’histoire, genre suprême de la hiérarchie académique) et le romantisme de son inspiration, tant par la source littéraire que par le coté « gothique » de la deuxième scène. C’est ensuite au Salon de 1863 – l’année où Manet présente son Déjeuner sur l’herbe au Salon des Refusés – que Chifflart tente de frapper un grand coup, avec trois œuvres acceptées, trois toiles inspirées par l’Antiquité : une Ville conquise ou Sac de Rome par Alaric, un David vainqueur qui sera acheté par l’État, et La Bataille de Cannes, immense toile de cinq mètres de long, format digne des batailles peintes par Le Brun pour Louis XIV, aujourd’hui rangée dans les réserves du Petit Palais, d’où il est à craindre que son gigantisme l’empêche durablement de sortir, malgré son bon état de conservation. Malgré cet effort, par lequel il prouve son aptitude à traiter les sujets historiques, tout en manifestant la forte influence de Michel-Ange, Chifflart ne reçoit toujours pas les grandes commandes espérées.
Il en vient donc à délaisser la peinture, qui ne nourrit pas son homme, pour s’adonner à la pratique de l’eau-forte, toujours soutenu par son beau-frère. Cadart publie en 1865 ses quinze Improvisations sur cuivre, où éclate sa maîtrise de ce médium. Devenu illustrateur malgré lui, Chifflart reçoit en 1867 la commande d’illustrations pour Les Travailleurs de la mer. Il se rend à Guernesey où Hugo lui montre ses propres dessins, et il produit plusieurs dizaines d’images de format assez réduit, mais d’une force étonnante, tant par le travail sur le noir et le blanc que par les nus héroïques (Gilliatt combattant la pieuvre…), les trognes qu’il prête aux personnages secondaires et l’imagination avec laquelle il trouve des équivalents visuels à la prose du romancier. Mais cette expérience lui laisse un souvenir plus que mitigé, car il est mécontent de la version populaire de cette entreprise éditoriale, de qualité nettement moindre.
En 1870, Chifflart participe aux combats de la Commune de Paris et peint notamment l’incendie de la Capitale. La IIIe République aurait pu le combler d’honneurs, mais pas du tout. Pauvre et isolé, il n’en continue pas moins à multiplier les eaux-fortes. A la mort de Cadart en 1875, la sœur de l’artiste reprend les rênes de l’entreprise et sollicite régulièrement Chifflart. En 1876 est publié un recueil intitulé Caprices, folies, travers, eaux-fortes, où il exprime ses griefs envers la société, traduits par des titres tels que Le Cauchemar du graveur, L’Artiste et son œuvre, Le Réveil de l’aquafortiste… Sa création atteint un véritable sommet en 1877, avec des illustrations pour La Légende des siècles, série hélas interrompue au bout de cinq images, suite à un désaccord avec l’éditeur. Ces cinq images sont pourtant cinq chefs‑d’œuvre, où le romantisme de Chifflart se mue en symbolisme, avec combattants arborant des armures dignes de Burne-Jones, voire en surréalisme à la Valentine Gross, épouse Jean Hugo, dans « La Conscience », où un œil immense s’ouvre dans le ciel pour poursuivre Caïn fuyant sa culpabilité. C’est à juste titre que cette dernière image a été choisie pour l’affiche et le catalogue de l’exposition, tant elle montre de quoi l’artiste était capable.
Chifflart vécut encore un quart de siècle, mais sans plus guère créer de grandes œuvres, probablement rongé par l’amertume de tous ses espoirs déçus.
Catalogue par Gérard Audinet et Valérie Sueur-Hermel, 22 x 27,5 cm, broché, 192 pages, 175 illustrations. Paris Musées, 30 euros