Ariodante fait son entrée par la grande porte au répertoire de l'Opéra du Rhin, porté par une mise en scène où la sobriété dramaturgique échappe à l'illustratif pour tisser des perspectives et des demi-teintes qui traduisent une approche très fine du livret. En témoignent des options comme la suppression des scènes de ballet qui servent de point culminant aux trois actes. Jetske Mijnssen leur substitue habilement des tableaux de groupe, tratiés en slowmotion façon Katie Mitchel, où perce d'astucieux décalages entre le texte chanté et la situation. Cette cour du Roi d'Ecosse est montrée sous un jour qui préfère à la classification manichéenne des personnages une hiérarchie de caractères ambigus avec des jeux d'influence et de pouvoir entre les prétendants déclarés ou officieux. La concession intervient sur le choix de faire du monarque un portrait cacochyme et vieillissant, en proie à des crises et ouvertement à l'agonie – justifiant ainsi tous les stratagèmes et les basses œuvres qui finiront par avoir raison du mariage Ariodante-Ginevra en emportant par le fond la perspective de la traditionnelle lieto fine qui passerait après mûre réflexion pour un choix banal et facile.
La production est construite sur une vision volontairement (et paradoxalement) esthétisante du chef d'œuvre de Haendel, tirant parti d'une scénographie signée Étienne Pluss, dont les hauts décors séduisent par le jeu de spatialisation qu'ils permettent, au diapason des éclairages de l'excellent Fabrice Kebour. Le regard assimile très vite la fonction métaphorique de ces parois coulissantes qui modifient les espaces en fonction du déroulement de l'action et des relations psychologiques entre les personnages, mettant sur un même plan la géométrie des lignes de fuite et la mise en perspective de caractères prisonniers entre la candeur et le venin de l'amour. Les larges suspensions en enfilade jettent un jour glacial sur cet univers, exprimant à la fois l'opulence et le secret, comme si, au-delà des bleus et des blancs de ce climat aseptisé autant qu'esthétisant, se dissimulait la réalité du jeu pervers qui se trame entre les personnages, dont le destin ne tient qu'à une mince cloison qui les sépare.
Jetske Mijnssen fait le choix de montrer une aristocratie à la fois futile par ses conventions et tragique par les fissures qui naissent de l'action des lignes de force qui viennent les bousculer. Pas besoin ici de se prendre les pieds dans le tartan ou d'user jusqu'à l'écœurement de l'allusion à Charles III à Balmoral comme le faisait Carsen à Garnier la saison dernière ; juste la nécessité de recourir au procédé de libre prolifération narrative qui structure les chants de l'Orlando furioso de l'Arioste, dont s'inspire directement le livret d'Antonio Salvi. Cette chaîne dramatique est d'une simplicité et d'une efficacité toute racinienne : Lurcanio aime Dalinda qui aime Polinesso qui aime Ginevra qui aime Ariodante. En mettant à jour ces cercles concentriques qui génèrent une tension qui aboutissent fatalement à l'écroulement de tout l'édifice, Jetske Mijnssen maintient une netteté du propos qui permet au regard de se passer des sur-titres et se concentrer sur cette tragédie de l'amour et du mensonge. Car c'est bel et bien ici ce jeu de faux-semblants qui sert à la fois de stratégie narrative et de clé de lecture. La mise en scène puise dans une boîte à outils relativement conventionnelle pour donner de ce théâtre une vision claire et lisible, à commencer par les scènes mimées durant l'ouverture musicale, durant lesquelles des enfants rejouent l'argument à venir, chacun en charge du rôle adulte correspondant. On peut lire librement cette scène muette, soit comme l'illustration un brin didactique d'une intrigue relativement complexe, ou bien y voir une forme d'anticipation plus élaborée où les enfants perpétuent les drames des adultes, telle une généalogie de la fatalité aristocrate qui court d'une génération à une autre. Sur ce dernier point, on appréciera la manière dont Jetske Mijnssen crée une attente pour s'en détourner presque aussitôt, comme ces décalages dans les scènes finales entre la gaieté du propos côté chant et le spectacle visuel d'un drame : le roi d'Ecosse victime d'une crise tandis que le chœur entonne Si godete al vostro amor et Ginevra qui à la toute fine jette à terre son voile blanc, fuyant la perspective d'une noce avec Ariodante.
Ce personnage bénéficie d'un travail particulier, la mise en scène faisant de cette princesse de sang autre chose qu'une oie blanche en laissant percer clairement le trouble qui la saisit, conséquence d'une double trahison fatale : celle de Polinesso qui a réussi à instiller le doute dans le cœur d'Ariodante, celle d'Ariodante lui-même, coupable d'avoir cédé à ce sentiment de jalousie, sans oublier la répudiation par le roi, son propre père. Ébranlée par ces montagnes russes d'émotions, on pourra trouver tout à fait logique de la montrer refusant le mariage et quitter prestissimo ce climat malsain. Il ne restera au final qu'un seul couple en scène, celui des personnages "secondaires" – Lurciano, le frère d'Ariodante et Dalinda, que la mise en scène fait passer du statut de servante à celui de sœur de Ginevra, sans doute pour mieux insister sur la dimension familiale des péripéties. Lurciano affronte crânement Polinesso dans un duel en lieu et place de son frère (que tout le monde croit mort à ce moment-là de l'action) et Dalinda parvient à surmonter l'instrumentalisation très humiliante que lui a fait subir Polinesso, profitant du fait qu'elle soit amoureuse de lui et la forçant à revêtir les habits de Ginevra pour l'embrasser en se sachant observé par Ariodante dont il cherchait ainsi à éveiller la jalousie.
Tout dans ce travail n'est pas de la même eau et il faut bien aborder ce rayon des options discutables, au premier rang desquelles l'idée de faire du roi un excessif souffreteux exhibant (fort mal d'ailleurs) une douleur saupoudrée de trémulations et de chutes soudaines. Cette faiblesse physique du roi traduit évidemment un pouvoir en déliquescence qui fait de son trône vacillant l'objet de convoitise de Polinesso, mais aussi d'Ariodante. Cette suggestion est particulièrement intéressante par le fait qu'elle prolonge le fil d'un personnage moins uniformément "bon" qu'il n'y paraît. Seule cette image insistante de roi sur un fauteuil roulant finit par faire douter de l'intérêt de cette option, sans même parler du faux coup de théâtre à la fin du I où la crise qui le jette au sol a tous les aspects d'une mort véritable – mais le spectateur qui a pris la peine de lire le synopsis sait que cette option est impossible. De même, comment situer la mort véritable du roi telle qu'elle nous est montrée à la toute fin ? Douleur d'avoir voulu répudier sa fille innocente ? Douleur de la voir refuser la main d'Ariodante ou accès de bonheur en découvrant la possibilité d'une union entre Lurciano et Dalinda qui en ferait les véritables héritiers du trône ?
On passera également sur les improbabilités impossibles à rendre, comme le retour éclair d'Ariodante ou le ballet à la fin du II où s'affrontent les songes agréables et funestes. Les bémols tiennent surtout à cette impression tenace d'être face à un drame propret avec cette petite cohorte de domestiques en livrées impeccables qui passent leur temps à ranger et nettoyer derrière les protagonistes. Dans ce contexte ultra ripolinisé, des éléments furtifs comme la dégaine et les cheveux gras de Polinesso jurent franchement sur un fond visuel uniformément neutre et esthétisant, tandis qu'on peut s'interroger sur l'intérêt de montrer l'affrontement Polinesso-Lurciano en tenues d'escrimeurs d'un blanc immaculé…
Fort heureusement, la soirée est placée sous le signe d'un plateau vocal qui ne s'en tient pas à un numéro de fleurets mouchetés, affirmant un niveau global à la fois très sain et très concentré. On commencera tout naturellement par le Polinesso de Christophe Dumaux ; un rôle dont le haute contre français possède tous les atours, capable de moduler la palette de timbres pour passer de la fausseté amoureuse à la vilenie calculatrice (Coperta la frode). Plus encore que chez Carsen à Paris, McVicar à Vienne ou Loy à Monte-Carlo, l'émission est ici bouleversante de justesse, avec une ampleur vocale et scénique qui justifierait à elle seule qu'on attribue au personnage le statut de rôle-titre. Celui-ci est tenu par une Adèle Charvet dont la prestation mérite mieux qu'une simple mention "prise de rôle". La ligne est en tous points remarquable, avec un souffle et une énergie tiennent toutes leurs promesses dans les ornements (Con l'ali di costanza) ou bien le redoutable Scherza infida qu'elle habite seule en scène avec comme seul appui, un simple jeu d'ouverture et de fermeture des cloisons, comme si elle livrait cette confession entre douleur et amour en pliant et dépliant en temps réel et sous nos yeux, ce vaste origami spatialo-psychologique. Seule une certaine neutralité dans le phrasé limite aux entournures le propos, lissant parfois à l'extrême les aspérités d'un texte dans des moments où l'on attendrait davantage de sacrifice et d'accents (Cieca notte). La Ginevra de Emőke Baráth maintient un chant très surveillé dans l'initial "Vezzi, lusinghe, e brio" et bouleverse dans la manière d'incarner une tension palpable qui saisit le personnage au moment où il bascule dans un doute abyssal et sans réponse (Si, morrò). Lauranne Oliva prête à Dalinda la justesse d'un jeu où naïveté et blessure intime se conjuguent à la lumière d'une évolution qui fait passer in fine le personnage de l'adolescente crédule (Apri le luci, e mira) à la femme renforcée par une expérience qui dessille à la fois ses yeux et son cœur (Neghittosi, or voi che fate). Découvert à Aix dans le Samson de Samson "recréé" par Guth/Pichon, le jeune ténor Laurence Kilsby réussit à faire véritablement exister le rôle difficile de Lurciano en le plaçant au-delà des habituels faire valoir pour insister lui aussi sur la maturation d'un personnage passant de la candeur au sentiment adulte et assumé avec une belle maîtrise dans l'abattage et les nuances (il tuo sangue). Le Roi d'Alex Rosen impose une ligne et une assurance qui fait mentir la maladresse du jeu et l'image d'un monarque affaibli (Al sen ti stringo).
En fosse, la présence d'instruments modernes et d'un chef rompu au répertoire baroque pourrait passer pour une incongruité mais le concept finit par gagner en intérêt grâce à l'engagement des musiciens et le geste persuasif et enlevé de Christopher Moulds qui réussit à impulser à l'Orchestre de Mulhouse une tension et une présence de tous les instants, y compris dans les interventions très convaincantes du chœur de l’Opéra du Rhin. La plupart des airs de bravoure sont attaqués bille en tête, sans se désunir malgré une absence de vibrato et un archet à la corde qui jamais ne pèse et fait rapidement oublier l'usage du diapason moderne. Coproduit avec l'Opéra de Lausanne et le Royal Opera House Covent Garden, notons que ce spectacle inaugurera sur la prestigieuse scène anglaise le retour de l'ouvrage en version scénique après… trois siècles d'absence.