Dans le grand désert qu’a causé l’annulation de (presque) tous les festivals français, on se réjouit de découvrir que quelques-uns ont su tirer leur épingle du jeu, en trouvant des solutions à toutes les difficultés que pose la situation post-confinement. L’Opéra des Landes, qui revient chaque été à Soustons depuis sa fondation en 1998, a ainsi réussi à présenter un programme complet, sur une quinzaine de jours, au prix de diverses manœuvres d’adaptation, avec un résultat qui n’aurait nullement déshonoré une édition se déroulant dans des conditions « normales », et qui tient du prodige étant donné les contraintes avec lesquelles il aura fallu composer.
Faute de pouvoir enfermer un public nombreux dans un lieu clos – l’Espace Culturel Roger Hanin, qui abrite habituellement les représentations d’opéra – le choix du plein air semblait s’imposer. D’ailleurs, bien avant que n’arrive la pandémie, il avait un temps été question de monter en 2020 un spectacle dans les Arènes de Soustons, qui devaient justement fêter le centenaire de leur inauguration. Le directeur artistique nous avait même confier rêver d’une Aida qui aurait eu toute sa place dans ce cadre (où une Carmen avait naguère été proposée). Mais finalement, L’Elisir d’amore a été préféré, œuvre bien préférable en ces temps où il faut limiter le nombre d’artistes en scène et en fosse si l’on veut pouvoir accueillir un nombre décent de spectateurs.
Et ce n’est donc pas dans les Arènes, qui se prêteraient mal au chef‑d’œuvre comique de Donizetti, mais dans le parc de la Pandelle que se donne cet Elisir, avec en guise de décor la façade arrière de cette belle demeure qui abrite en temps normal un musée des vieux outils. D’habitude, les opéras donnés à Soustons sont accompagnés par un orchestre d’une dizaine de musiciens qui interprète une réduction pour petit ensemble. Cette fois, c’est un piano qui doit se substituer à l’orchestre, mais lorsqu’on aura dit que c’est Mathieu Pordoy qui en joue, il deviendra clair que l’on ne perd rien au change : partenaire des plus chanteurs les plus en vue (Sabine Devieilhe, Michael Spyres…), chef de chant reconnu et invité un peu partout, le pianiste originaire de la région de Dax a jadis fait ses débuts à l’Opéra des Landes comme altiste. On imagine donc que c’est avec plaisir qu’il revient dans un cadre où il ne s’était plus produit depuis 2005. Et jamais la parenté entre Chopin et Donizetti n’aura mieux sauté aux oreilles que lorsqu’on entend un interprète de son calibre jouer le prélude d’ « Una furtiva lagrima », par exemple. Le pianiste n’est néanmoins pas seul, car pour respecter la composante militaire de la partition, avec les entrées de Belcore, et le côté presque forain des interventions de Dulcamara, on lui a adjoint les services de deux instruments : les percussions tenues par Corinne Barreyre, et la trompette de Yannick Belkanichi, qui s’offre même le luxe d’une figuration (intelligente) comme acolyte de Dulcamara, bellâtre qui se recoiffe dans le rétroviseur du véhicule du docteur avant d’aller culbuter Giannetta à laquelle il aura préalablement refourgué la camelote du charlatan. Cette formation inédite est dirigée par Philippe Forget, chef de talent qui n'en est plus à sa première collaboration avec l’Opéra des Landes, et dont on espère que cet Elisir ne sera pas la dernière.
Choix radical sur le plan musical : tous les chœurs ont été coupés, afin de respecter les exigences en matière de distanciation. L’Elisir d’amore s’en trouve certes modifié, raccourci, mais point trahi. Au contraire, cet abrègement permet de se recentrer sur l’essentiel de l’œuvre, qui n’a rien d’un opéra réaliste. Les paysans, les villageois qui peuplent d’ordinaire la scène apportent certes une touche de pittoresque, mais dès lors qu’on les fait disparaître, on se retrouve avec une intrigue épurée, à cinq personnages. Nul doute que le lieu choisi aura également inspiré Olivier Tousis pour sa mise en scène : devant ce petit château, où s’ajoutent les quelques éléments de la sobre scénographie signée Kristof t’Siolle, il n’y a plus de riche fermière ou de jeune paysan, mais simplement deux cœurs qui se cherchent, qui se fuient, et peu importe au fond le milieu social qui est le leur selon le livret de Felice Romani très fortement inspiré (pour ne pas dire qu’il a plagié) de celui de Scribe pour Le Philtre, opéra-comique d’Auber. L’ancrage d’Adina et de Nemorino en un lieu et un temps donnés n’est pas solide que ceux des personnages de Marivaux : l’héroïne pourrait s’appeler « la comtesse » ou « la marquise », Araminte ou Silvia, tout comme le héros pourrait être « le chevalier » ou « Dorante », et c’est bien ce que nous montre ce spectacle. Autour de ce couple qui s’évite mais finit par se former, trois personnages qui, eux ressortissent davantage à la franche comédie, comme tel érudit ou fermier ridicule qu’on rencontre parfois chez Marivaux.
Leur traitement est donc ici ouvertement caricatural par moments : le sergent Belcore est un reître et n’a pas de raison d’être grand-chose d’autre, Dulcamara un charlatan mais brave homme, au fond, tandis que Giannetta est ici à peine une soubrette, pour reprendre une terminologie digne de Marivaux, mais plutôt une jeune amie d’Adina, qui consolera Belcore de l’échec de son mariage (sans oublier le Notaire, rôle ici muet mais qui fait une entrée particulièrement remarquée, et un jardinier ombrageux, deux personnages épisodiques tenus par Kristof t’Siolle). Tout cela se passe vaguement de nos jours, à en juger d’après les costumes, mais peu importe, en réalité.
On avait remarqué Anaïs de Faria en Barberine dans Le nozze di Figaro à Soustons en 2018, la voilà promue au rôle plus développe de Giannetta, même si celle-ci n’a pas d’air mais ne participe qu’aux ensemble. Si l’actrice est parfaitement à son aise et campe un personnage savoureux de jouisseuse prête à saisir toutes les occasions, la voix paraît quand même encore un peu légère par moments.
Kristian Paul n’était plus revenu chanter pour l’Opéra des Landes depuis son Rigoletto de 2017 : quel admirable artiste, quels superbes graves, quelle maîtrise du chant syllabique ! Voilà un Dulcamara qui ne se contente pas de parler, comme c’est hélas trop souvent le cas. Son entrée fait forte impression, à bord d’une 2‑Chevaux rouge vif décapotée, d’autant plus qu’il arbore, où la blouse blanche et le stéthoscope, la longue tignasse d’un certain docteur dont il a beaucoup été question ces dernier mois (il se débarrasse très vite de la perruque, et c’est très bien ainsi).
Frédéric Cornille est un hilarant Belcore (ah, le mépris avec lequel il profère ses « Babbuino » à l’adresse de Nemorino tout en humant la lingerie d’Adina suspendue à un fil à linge…). Après avoir campé Don Giovanni à Soustons 2012, il y revient cette fois en séducteur à quatre sous qui roule des mécaniques, sans jamais pouvoir apparaître comme une réelle menace tant il est évident qu’Adina ne saurait s’intéresser à ce militaire d’opérette. Le baryton possède un timbre très clair, atout indéniable pour un rôle où la virtuosité est souvent sollicitée dans l’aigu de la tessiture. Première prestation à l’Opéra des Landes pour Marie-Bénédicte Souquet : bien qu’elle ait par le passé interprété des rôles relativement légers (dont une Barberine à Aix-en-Provence), la soprano a acquis ces dernières années une belle ampleur vocale qui, tout en ayant conservé l’agilité nécessaire, lui permet de respecter l’identité vocale d’un personnage que l’on frémit à l’idée qu’il ait parfois pu être attribué à des chanteuses poids-plume (Kathleen Battle au MET, par exemple).
Et l’on salue bien bas le Nemorino de Pierre-Emmanuel Roubet, qui continue son parcours sans faute à Soustons, après Rodolfo, Alfredo et Faust. On savait aussi, grâce à un inénarrable Basilio, que le ténor avait un vrai potentiel comique, bien utile cette fois pour son rôle de benêt où il a néanmoins l’habileté de ne jamais forcer la dose. Et l’italianità dont se pare sa voix épanouie est ici un baume pour les oreilles, passé la nervosité bien compréhensible du « Quant’è bella » initial, sur lequel, dans cette version sans chœurs, s’ouvre l’œuvre aussitôt après l’ouverture. Avec de tels artistes dans sa manche, l’Opéra des Landes dispose d’atouts dont il aurait été dommage que le public soit privé pour cause de pandémie.