Composer un programme avec comme plat principal l’acte II de Tristan und Isolde n’est pas si facile, car le seul acte II ne remplit pas à lui seul la représentation (même si certains par le passé s’y sont limités). La facilité consisterait à compléter par le prélude et la Liebestod, mais comment organiser la soirée ? L’autre possibilité est de proposer une œuvre complémentaire, en écho et ce n’est pas facile non plus.
Le choix de Daniele Rustioni s’est porté sur une œuvre aussi intéressante et singulière que difficile à exécuter, les Metamorphosen de Richard Strauss.
Mettre en regard Strauss et Wagner est une piste, mettre en regard une œuvre créée à Munich (Tristan) et une œuvre écrite sous le coup de l’émotion consécutive aux destructions de la deuxième guerre mondiale, et notamment celles de Munich et de son théâtre, le Nationaltheater, où avait été justement créé Tristan, est aussi un jeu d‘échos intéressant, d’autant que l’œuvre de Strauss, par son côté désespéré et amer, semble illustrer la réplique de Tristan qui ouvre la troisième scène de ce deuxième acte « Der öde Tag
/zum letztenmal ! » (Le jour désolé/pour la dernière fois !) .
Dans cette première partie il s’agit donc de désolation. L’œuvre, écrite pour 23 instruments à cordes est aussi de difficile exécution, et montre la volonté de Daniele Rustioni de confronter son orchestre à des œuvres exigeantes, d’autant que ce n’est pas un orchestre habitué au symphonique. C’est toujours salutaire qu’un chef italien, que l’on identifie la plupart du temps comme chef‑d’opéra-italien se confronte avec ce qui n’est pas considéré comme son répertoire, parce que tous les grands chefs italiens de l’histoire se sont bâti une légende aussi (et quelquefois surtout) sur un répertoire non atavique, comme Abbado et Mahler (et Ravel, et Mendelssohn et…), Giulini et Bruckner ou Brahms, Gatti qui fréquente beaucoup en ce moment Schubert et Schumann, et Chailly, à la tête du Concertgebouw d’Amsterdam et du Gewandhaus de Leipzig s’est confronté au grand répertoire allemand, certes, mais aussi à Chostakovitch ou Webern et au répertoire français où il excelle. Alors c’est pour Daniele Rustioni une intelligente ouverture pour au propre et au figuré, joeur une autre partition.
S’il y a une parenté entre Metamorphosen et Tristan, c’est d’abord par le tragique. Strauss abattu devant la guerre et sa sauvagerie se retourne vers le passé de la grande tradition allemande, seule référence vivante et vibrante qu’un Strauss de 80 ans contemple en écho à l’anéantissement qui l’entoure. Le passé est l’unique élément à quoi se raccrocher. Choqué également par le bombardement et la destruction de la Staatsoper de Vienne le 12 mars 1945, il ressent profondément ce passage, cette métamorphose qui rend fragile et mortel ce qu’on a cru ferme et définitif. Un mois après, le 12 avril 1945, il termine ses Metemorphosen. Et sur un de ses carnets et sur une page intitulée Deutschland 1945 écrite peu après la capitulation allemande, il écrit deux vers de Luther : « So ist der Leib zwar tot, /der Geist aber ist das Leben » (si le corps est mort, l’esprit, lui est vivant) qui peut s’appliquer à la situation, à la survivance de l’art, et aussi au sens de Tristan und Isolde. Et dans cette œuvre lugubre et marquée par la tragédie des temps, il va par exemple citer plus ou moins directement (aux altos) la Marche funèbre de l’Eroica de Beethoven. Les tonalités aussi, dès le départ, marquent l’inquiétude, on passe de ut mineur à la majeur puis encore à ut mineur, la tonalité tragique qu’on trouve chez Beethoven et tous ses successeurs (Schubert, Brahms) jusqu’à Wagner.
Il ne s’agit pas comme on le dit quelquefois, d’un dernier soubresaut de romantisme tardif ou de tonalité classique, c’est un regard volontaire et lacéré sur ce qui n’est plus. La musique de Strauss métamorphose en plainte amère des éléments de toute la culture musicale de l’âge d’or de la musique allemande, à partir de Bach (Johannes Passion). Une fois de plus, et en lien direct avec Wagner, on comprend comment dans le troisième acte de Parsifal, celui de la désolation Krzysztof Warlikowski soit parti du film de Rossellini, Allemagne année zéro : ce fut une géniale intuition, on comprend aussi quel symbole peut être le terrible troisième acte de Tannhäuser (par exemple dans la vision de Tobias Kratzer). Alors, que Tristan soit mis en relation avec cet univers de désolation, n’est pas un contresens puisque la deuxième partie du deuxième acte et l’essentiel du troisième marquent ce jour désolé, comme Tristan immédiatement le comprend et ne sont que lacération.
L’exécution n’est évidemment pas facile dans le contexte de ce concert : les musiciens et le public attendent la suite, et l’apéritif proposé est d’une noirceur et d’une amertume marquées. L’interprétation n’en est que plus retenue, sans effets, avec un vrai souci de précision, et de soin dans l’expression de chaque pupitre et dans les équilibres des différents niveaux. Dans une telle pièce (une étude) l’orchestre est à nu, incomplet, réduit aux cordes, (comme à l’os) les pupitres sont tous exposés (il y a 10 violons, 5 altos, 5 violoncelles et 3 contrebasses) et les solistes de l’orchestre de l’Opéra de Lyon défendent la partition avec une vraie concentration, si bien que les quelques fragilités restent peu de chose au regard de l’ambiance qui veut être installée. En programmant cette œuvre, c’est aussi une idée de Tristan qu’on veut diffuser, mais le risque, c’est que cette œuvre sinistre cueille à froid un public venu pour satisfaire une autre curiosité, celle d’entendre des voix nouvelles et inhabituelles dans l’œuvre maîtresse de Wagner, et donc que le message intellectuel et sensible de l’œuvre initiale ne soit qu’une œuvre de salle d’attente. Ce fut néanmoins un moment assez fort de la performance. Un autre défi courageux.
En arrivant à ce concert assez particulier, je méditais sur la puissance évocatoire de Tristan, qu’Alex Ross dans son magistral ouvrage sur le wagnérisme ((Alex Ross, Wagnerism, 4thestate, London 2020)) a si largement développé. C’est sans nul doute l’œuvre qui a fait (et fait encore) le plus fantasmer les auditeurs de Wagner ou ses fanatiques. Il est évident que si Madame Stundyté et Monsieur Spyres avaient effectué deux prises de rôles importants verdiens ou pucciniens (mettons, même s’il est d’Alfano, le duo d’amour final de Turandot), les foules ne se seraient pas déplacées avec cette ferveur. Il y avait sans l’ombre d’un doute une attente, une urgence qui répondait à ce qu’on estimait un défi. Moins d’ailleurs pour Ausrine Stundyté, qu’on a déjà entendu dans des rôles lourds (y compris wagnériens, Tannhäuser par exemple) et qui s’étant déjà frottée à Elektra, pouvait logiquement se frotter à Isolde, que pour Michael Spyres, spécialiste de baroque et de bel canto, mais aussi de Berlioz, l’un des chanteurs les plus raffinés de la planète lyrique. Pour lui, s’attaquer à Tristan apparaissait un défi, et la curiosité de l’entendre dans un répertoire a priori réservé aux gosiers de bronze était immense.
D’aucuns se sont plaints de la seule présence d’un deuxième acte frustrant, déplorant l’absence de l’œuvre entière. L’unité du duo, le plus long du répertoire, et la nature de cet acte, à la fois sommet d’amour et sommet de désolation, donne une cohérence, et l’Opéra de Lyon n’est pas le premier le programmer (rappelons par exemple que Claudio Abbado l’avait programmé à Lucerne avec le LFO en 2004, et que le Concertgebouw sous la direction de Daniel Harding le proposa aussi en 2019). C’est relativement fréquent dans les programmes et on ne s’en plaindra pas, même si un Tristan intégral rassasierait notre faim inextinguible de flux de laves wagnériennes.
Était-il si utile d’appeler un chanteur venu de l’étranger, Lukáš Zeman très Intéressant par ailleurs, pour chanter la seule réplique de Kurwenal « Rette dich, Tristan ! » (sauve-toi, Tristan), ce doit être pour l’artiste assez frustrant et c’est peut-être un poil excessif de la part de la direction artistique. C’est un peu comme demander à une « vraie Kundry » de venir chanter « Dienen » dans une représentation concertante du troisième acte de Parsifal. Mystères de la cuisine lyrique.
En revanche Melot a quelques répliques et il a suffi de ces quelques interventions pour comprendre que Rupert Charlesworth était un bon Melot, ce qui est loin d’être toujours le cas. On s’intéresse moins aux rôles de traîtres, notamment quand ils chantent peu… Voix claire, beau phrasé, projection soignée, et diction impeccable, cela se note… pour l’entendre dans d’autres rôles (on l’a entendu dans l’Ariadne auf Naxos d’Aix en « Tanzmeister ».
Avec Tanja Ariane Baumgartner, nous tenons une Brangäne de belle facture. Elle a il y a peu magnifiquement chanté Clytemnestre à Genève après l’avoir été à Salzbourg aux côtés de Stundyté justement. Elle sera Venus à Hambourg dans la production très attendue de Kornėl Mundrukzó, c’est dire qu’elle est devenue une référence dans le chant allemand d’aujourd’hui. Le duo initial a fait entrer le public « in medias res » dans un espace intense, entre un orchestre inspiré, nous le verrons, une Isolde qui a d’emblée cherché à être un personnage et cette Brangäne au phrasé modèle, à la diction d’une rare clarté, qui savait exprimer ses craintes contradictoires, entre complicité et prudence. Plus que jamais en entendant des artistes de cette trempe on comprend que chez Wagner notamment le texte est tout. Elle n’a peut-être pas été à cette hauteur dans les avertissements insérés dans le duo (Habet Acht), ces moments ineffables et magiques. La voix a répondu présent, évidemment, mais peut-être manquait-elle de cette rondeur « fusionnelle » à laquelle on s’attend. Le rendu était somptueux, mais manquait un tantinet de chaleur, même s’il faut tenir compte de la position de la chanteuse, de l’orchestre sur scène et non en fosse, et donc du contexte de représentation qui inévitablement rend les équilibres sonores plus difficiles à atteindre, enfin l’acoustique assez sèche de Lyon ne contribue pas à arrondir le son.
Stefan Cerny, que l’on a pu entendre dans Titurel dans le Parsifal viennois qui était en ligne il y a peu sur ArteConcert, est une basse somptueuse : rien à redire sur une voix qui est homogène sur tout le spectre, sur un phrasé impeccable et une diction modèle, mais aussi une vraie puissance. Ce viennois est membre de la troupe de la Volksoper où il apparaît régulièrement et il sera à Lyon Sparafucile dans le prochain Rigoletto (mise en scène Axel Ranisch) pour le festival dès le 18 mars prochain. Vocalement il est un donc un Marke imposant. Il lui reste cependant à l’incarner. Il lui manque la profondeur qu’on aimerait ressentir, il lui manque les accents, le désespoir, l’hésitation, le questionnement, il lui manque en quelque sorte l’humanité et le personnage. Il dit le texte sans aucun problème ni sans aucun accident, mais on n’entend rien « derrière les yeux ». Ici encore la version de concert peut desservir là où le travail scénique permettrait sans doute un approfondissement (eh, oui, les metteurs en scène, ça peut aussi servir), car on reste un peu à la surface des choses.
Le Tristan de Michael Spyres répond à un défi stupéfiant qu’il faut d’emblée saluer. Songeons que Spyres qui était la voix de ténor du Requiem de Verdi les 3 et 5 février dernier à Paris est Tristan le 13 février puis chante « Monsieur Crescendo » un spectacle sur Rossini avant d’aborder Canio de Pagliacci et un peu plus loin Romeo de Romeo et Juliette de Gounod et puis Idomeneo à Aix et même Pollione dans la Norma concertante proposée par le festival. À lire ce programme on se dit qu’il peut tout chanter.
Michael Spyres c’est une voix ductile soutenue par une technique de fer, il a donc tous les prérequis pour aborder pas mal de répertoires et de vocalités. Par ailleurs, les frontières du chant se sont bien ouvertes depuis le temps où les Tristan aux voix de bronze aimaient des Isolde aux gosiers en béton. Il y a seulement cinquante ans, un Jonas Kaufmann n’aurait pu aborder Tristan, pas plus qu’une Harteros voire une Anja Kampe, Isolde. Déjà quand Waltraud Meier a chanté le rôle en 1993, on a murmuré…
Alors les Tristan d’aujourd’hui peuvent être plus « légers », et Spyres a voulu défier les habitudes et il a très bien fait. Il l’a fait aussi dans une salle aux dimensions plus réduites, plus favorable qu’un vaisseau comme le MET ou la Scala.
On peut dire sans aucune hésitation qu’il a très bien chanté tout le rôle, non sans effort, non sans toucher aux limites (il était un peu fatigué à la fin), et sans doute s’il y avait eu derrière un troisième acte qui est pour Tristan une autre affaire, c’eût peut-être été plus problématique. Mais à ceux qui regrettaient la programmation du seul deuxième acte, il faut répondre aussi que c’est un acte vocalement plus équilibré, entre un premier acte terrible pour Isolde et un troisième terrible pour Tristan : Wagner savait doser sa médecine… et vocalement, tout n’est pas chanté en pleine force, loin de là.
Et Spyres est évidemment étonnant. Il arrive à maîtriser le rôle, à résister aux flux musicaux, à dominer l’orchestre, et en même temps à phraser, à dire le texte avec une attention incroyable : c’est un chanteur américain, et on sait le travail qui est fait là-bas sur le souci du texte et la solide formation de l’école américaine du chant qui a dominé le marché pendant des décennies. Au-delà des qualités intrinsèques du chanteur, il vient de cette école et cela s’entend. Comme disait Magda Olivero, avec une bonne technique et une belle science de la respiration, aucun rôle ne résiste, à n’importe quel âge. Alors oui, de ce point de vue, Spyres a stupéfié et rien ne lui a résisté.
Mais Wagner, mais Tristan, c’est aussi autre chose, c’’est un peu ce que le Lied demande, c’est à dire le mot vu comme univers, comme couleur, comme accent : Wagner c’est d’abord du théâtre musical, et non de la musique théâtrale. Il ne suffit pas de le dire, et de le chanter sans fautes ni hésitations, il faut aussi l’habiter. Et là, nous n’y sommes pas encore tout à fait. Très attentif au texte, très soucieux de rendre chaque moment, Spyres n’a pas rendu toute l’épaisseur du personnage ni toute son urgence ou sa passion, il a sans doute été admirable, mais jamais bouleversant et on ne le sentait pas vivre le rôle dans son corps, mais seulement dans sa voix, sans se libérer de la partition pour sortir un peu de soi. C’est évidemment une première tentative d’aborder un répertoire où la musique, si parfaite soit-elle, ne suffit jamais. Spyres est très intelligent, et malgré les apparences, très prudent et soucieux de préserver une voix tellement polymorphe et encore riche de larges potentialités (il a seulement 42 ans) : on sentait malgré tout que la relation à la langue n’y était pas tout à fait.
Il n’y a dans mes lignes l’expression d’aucune déception, parce que d’autres ténors qui ont abordé des rôles wagnériens ont connu à leurs débuts ces premiers moments où ce qui passait dans la voix ne passait pas dans l’âme. Je ne sais si Spyres considère ce Tristan lyonnais comme une incursion de type toccata e fuga ou une entrée en Wagner, mais il a droit à tout notre respect pour le défi et aussi pour le résultat.
Pour Aušrinė Stundytė, il n’en est pas de même, et si défi il y a, il n’est pas de même nature. Elle a explosé sur le marché lyrique il y a quelques années abordant des rôles qui demandaient à la fois une personnalité scénique hors du commun et une voix qui puisse y répondre : son répertoire, consultable sur son site http://www.ausrinestundyte.eu/ est pratiquement limité a minima au lirico spinto. Elle vient d’une tradition où l’opéra est de répertoire et où on chante tous les types de rôle (tradition russo-germanique) et elle a été en troupe en Allemagne (à Cologne) mais a chanté dans bien des théâtres allemands avant de percer, ce qui veut dire être rompue à une grande diversité de personnages. Rien que récemment elle a été Elektra, Katarina (Lady Macbeth de Mzensk), Salomé, Renata de l’Ange de feu, Venus (dans un Tannhäuser de Bieito où elle avait brûlé les planches), mais aussi Tosca, tous rôles à voix et à présence.
Aušrinė Stundytė est en effet d’abord présence. Dans sa longue robe rouge, on ne voyait qu’elle, et avant même de chanter, son regard sa respiration, sa manière impatiente installait le personnage. Elle bougeait, se tournait, regardait (et en version de concert, à quatre mètres du partenaire, Tristan comme Brangäne, il fallait le faire), fixait. Aušrinė Stundytė, c’est aussi un corps, très érotisé en scène, qu’elle sait faire mouvoir. Et tout cela, en ce dimanche de février, elle le portait déjà. Avant d’ouvrir la bouche, elle était déjà Isolde, pour tous les spectateurs. Et de ce corps naît la voix.
Habituellement, la voix frappe, et par ses inflexions, diffuse quelque chose, et le corps suit. On croit qu’à l’Opéra la voix est première. C’est vrai quelquefois, mais chez Aušrinė Stundytė et chez quelques autres, c’est la présence physique qui est première. La voix est puissante, magnifiquement projetée, mais c’est l’alliance du corps et de la voix qui fait naître la magie scénique. Ce n’est pas une chanteuse qui à l’instar d’une Marlis Petersen, a une diction exceptionnelle : elle ne sculpte pas les mots, mais elle les projette avec une grande expressivité. Ce n’est pas une chanteuse si régulière, les aigus sont quelquefois courts (Elektra, Hambourg, 1er décembre dernier, voir notre article), mais ce dimanche, si les aigus étaient triomphants et en place, les graves étaient détimbrés et peu audibles, ce qui pour Isolde qui a besoin de tout le clavier, est problématique. Mais, et c’est là sa singularité, la personnalité scénique est telle qu’on reste fasciné par la figure, avant de rentrer dans la cuisine vocale. Il n’y a aucun doute, on sent derrière cette performance une Isolde se profiler. Elle est à l’âge de la maturité, de la puissance vocale maximale, elle porte une intuition exceptionnelle des rôles, elle pourra être une Isolde brûlante d’énergie et d’engagement, avec un metteur en scène qui construise un personnage à sa mesure. Ici, la personnalité fait tout et entraîne le reste, jusqu’à la manière (au moment de l’introduction orchestrale du duo) de boire l’eau qui lui était mise à disposition avec un geste, une décision qui voulait presque dire, « allez, un p’tit coup de philtre encore » : c’est un exemple rare où la voix est au service d’un corps incarné. Ainsi son Isolde apparaît-elle ici déjà urgente (dans la première scène avec Brangäne), vibrante, puis dédiée dans le duo, et prostrée dans la scène avec Marke. Pour cette Isolde-là nous aurons les yeux de Tristan, tout en étant parfaitement conscient des limites, des petits problèmes vocaux et du travail qui reste à faire. Mais pourquoi pinailler devant une telle performance.
Last but not least, Daniele Rustioni est entré ce dimanche en Wagner en prélude à un prochain autre pilier wagnérien du répertoire, et il emporte l’ensemble avec un engagement une précision, une attention aux paroles et aux chanteurs (malgré la position inconfortable qui le contraint à se retourner sans cesse vers eux). Plus qu’une révélation, c’est la confirmation d’un chef qui à notre avis a un grand avenir. Souvent les chefs italiens sont cantonnés à l’opéra d’une part, à l’opéra italien d’autre part. Il s’en suit pour certains – et très tôt, une routine qui vire à la rouille. Les opéras de répertoire des grandes scènes allemandes ou autrichiennes en sont remplis.
Il aborde Wagner, mais son Rimsky (Le Coq d’or la saison dernière) était déjà plein de couleurs, et évidemment il est excellent dans le répertoire italien (j’avais beaucoup aimé un opéra pour lequel je suis très exigeant, Simon Boccanegra à Lyon).
Ce deuxième acte de Tristan frappe par sa précision, par la netteté du geste et aussi par la manière dont l’orchestre lui répond, sans une seule scorie, avec un engagement et une concentration qui sont frappantes. Cette concentration avait déjà été perçue dans la pièce précédente, les Metamorphosen de Strauss, et le choix de mettre en regard ces deux œuvres, qui peut surprendre nous l’avons souligné, est déjà un signe de la subtilité de la composition du programme.
Daniele Rustioni en chef d’opéra veille d’abord à accompagner les chanteurs, en les soutenant, en scandant même les paroles et en veillant à ce que le texte soit clair et l’orchestre aille en rythme avec lui. Cette précision, cette volonté de laisser le texte fleurir, de le faire entendre est un signe évident de la manière dont il aborde le maître de Bayreuth. Mais cette précision et le souci de soutenir sans cesse des chanteurs qui chantent la partition pour la première fois ne suffisent pas pour un brevet de chef wagnérien.
Il y a toujours chez Rustioni un souci de dynamique qu’on retrouve ici, un sens de la respiration dramatique, une manière de mettre en relief les moments les plus tendus, mais aussi d’essayer dans les moments les plus lyriques, de fondre le plus possible orchestre et voix, ainsi de l’ambiance forcément nocturne et retenue dans « O sink hernieder,
Nacht der Liebe » . Après avoir évoqué le jour, on bascule à la nuit (comme le faisait ressentir de manière sublime Ponnelle dans sa légendaire mise en scène à Bayreuth), il y a dans l’accompagnement une délicatesse, un allègement qui mettent les voix « sur la rampe » et montrent combien le chef est vraiment attentif aux variations de couleur, et à l’univers de l’ensemble de la pièce ; l’enjeu est de toute manière pour lui aussi important. Il y a au total peu de chefs italiens qui se confrontent avec succès et avec plein engagement à Wagner dans l’histoire, rien moins que Toscanini, De Sabata et Abbado dans le passé, et aujourd’hui Gatti et Noseda. Je serai injuste de ne pas citer Muti qui en a beaucoup dirigé (un Ring, Fliegende Holländer, Parsifal) mais ce n’est pas ce qu’on retient de lui, et Riccardo Chailly n’a pas terminé le Ring qu’il avait commencé à Bologne. Que Daniele Rustioni s’y frotte en dit long sur la manière dont il veut orienter sa carrière, et qu’il s’y frotte avec cette réussite est encore plus réjouissant. Il y a là dramatisme, délicatesse, couleur, énergie, dynamisme – il pourra sans doute aller encore plus loin, notamment dans l’introduction orchestrale au duo qui fait la transition entre la première et la deuxième scène, où le crescendo pourrait être encore plus étourdissant (à la Abbado…)-. Nul doute que ce Wagner-là ne demande qu’à être approfondi et poli encore, mais tel que, il nous a confirmé quel chef il est, et comme l’orchestre de l’Opéra de Lyon sous sa baguette a progressé et travaillé, car ce qu’on mesure ici, c’est véritable le travail de tissage qu’il y a en arrière-plan.
Au total, pas d’hésitation à affirmer que ce fut un très beau moment pour l’Opéra de Lyon, rempli à ras-bord, avec un public heureux et des artistes émus. Wagner est une drogue, et nous étions tous opiomanes en ce dimanche après-midi.
Effectivement un magnifique concert. Concernant Spyres, je crois que son manque d’incarnation venait du fait qu’il avait en permanence les yeux sur sa partition et semblait très attentif ‑stressé?- à ce qu’il chantait. Un peu inhabituel pour un chanteur qui en récital est plutôt détendu et très chaleureux ! Preuve que pour lui le défi (?) était de taille.. Kaufmann a commencé aussi avec le deuxième acte, mais je ne suis pas sûr que Spyres aborde le rôle en totalité, il est téméraire mais je pense qu’il connaît ses limites!!
Superbe concert. J'ajoute magnifiques commentaires du Wanderer et en particulier sur l'articulation des deux parties du concert. Mon souvenir des "Metamorphosen" est un disque de Furtwängler. Dans mon souvenir c'était très lent et très nuancé, plus que ce qui a été joué à Lyon, qui est magnifique, mais plutôt véhément. Il faut dire que j'étais placé au premier balcon première place coté cour. Ainsi le son n' est certainement pas optimal, contrairement à certain dont je crois avoir aperçu le feutre et le bandeau sur l'œil au 11ème rang du parterre… Mais quel terrain d'observation d'Ausrine Stundyté qui se trouvait à 3–4 mètres de moi. Quelle extraordinaire interprète. Sur son mètre carré de scène elle a été capable de faire vivre Isolde. De plus elle donne le sentiment de posséder musicalement le rôle car elle parcoure de loin la partition. Comme l'écrit Wanderer, avant qu'elle ne chante elle est déjà dans l'action. Pour moi, même avec les mentions certainement très justes de Wanderer sur quelques imperfections (dans le grave) je me réjouis de pouvoir, je l'espère, l'entendre vite dans Isolde car elle me parait prête. Michael Spyres n'a évidemment pas cette présence mais il me semble que des voix de ce profil ont chanté ce rôle, pas toujours avec bonheur (et longueur de temps) : je me suis plongé dans ma discothèque et j'évoque ici Kollo (entendu à Garnier avec G Jones) ou Hofmann ou même uniquement au disque Domingo. Bref il faut faire attention à ce qui adviendra. Dans mes préférences je me tourne plutôt vers des voix plus classiques (Gould actuellement, pas Schager). Je ne sais pourquoi, je le comparerais à Brilioth (avec Kleiber à Bayreuth, mais je peux me tromper).
L'orchestre était magnifique et j'ai beaucoup aimé la manière dont dirigeait Rustioni : il était très attentionné à ses instrumentistes et comme le mentionne Wanderer aux chanteurs (je dirais surtout à A Stundyté). Cela créait une communion véritable de l'ensemble. j'ai découvert plein de détails de l'orchestre et en particulier le rôle du contre-basson que je connaissais évidemment de mémoire d'auditions mais que je n'avais jamais visualisé comme cela.
J'ai trouvé l'ensemble de l'acte très dramatique, plutôt rapide (je l'ai mesuré à 1h12, pour mémoire Boehm en 1970 c'est 1h17 comme kleiber et Furtwängler et Barenboïm 1h23) évidemment cela ne résume pas tout mais cela peut conditionner la perception du drame. En résumé, grand souvenir.
Je Voulais juste souligner ma reconnaissance à Wanderer pour 1- m'avoir fait découvrir trois chanteuses superlatives : Asmik Grigorian, Marlys Petersen et Ausrine Stundyté et un chef : Kirill Petrenko que je regarde en streaming lors des concerts de Berlin. Et aussi les metteurs en scènes plus ou moins iconoclastes : ah ! les rats de Lohengrin ; Tannhäuser de Kratzer et bien sur Castorf.…
En écrivant j'ai écouté "Metamorphosen" avec Dresde et Kempe : je préfère ; décidemment j'étais mal placé pour le son.
Je lis toujours avec le plus grand intérêt les articles de wanderersite,et particulièrement ceux de Guy Cherki qui sont toujours très développés mais je dois dire que je n’aurais jamais eu l’idée ou l’envie d’aller écouter ce concert,pour les raisons suivantes :
Métamorphosen de Strauss est une œuvre géniale et crépusculaire.Pour des raisons que j’ai du mal à expliquer je ne l’associe pas à Tristan.Je vais me livrer à une caricature mais imagine t’on,lors d’un même concert,de faire entendre la sérénade pour cordes de Mozart et Salomé de Strauss ?
Guy Cherki a écrit un jour ( j’espère ne pas le trahir)qu’il refusait la notion de voix wagnérienne.Je veux bien admettre qu’il soit permis de chanter Tristan avec un format vocal plus léger que Melchior,Lorenz ou Vickers.Windgassen était sans doute le meilleur Tristan entendu dans la dernière moitié du siècle dernier.Mais l’exercice a ses limites : Spyres est un artiste qui a des qualités immenses ( musicalité,science du discours musical…)mais il est incapable de chanter Tristan,même l’acte II,et encore moins s’il faut enchaîner l’acte III.C’est en tout cas mon avis.Je l’ai entendu en grande difficulté dans Enée,à Strasbourg,dans Florestan et très récemment dans le requiem de Verdi au TCE.Bien évidemment ce qu’il fait n’est jamais déshonorant,mais demande t’on à un artiste de cette qualité de sauver les meubles ?
A mes oreilles le 2e acte de Tristan appartient à Tristan et Isolde mais autant à Brangaene et Marke. Ces deux derniers rôles étaient ils incarnés et chantés au niveau requis ?Je m’en remets à l’avis de Guy Cherki.
Quant au maestro Rustioni j’ai toujours considéré que c’était un excellent chef.Il m’avait fort convaincu à Aix dans le Coq d’Or.
En résumé : non au couplage Strauss Wagner,non au seul 2e acte de Tristan,non à l’expérience Spyres dans ce rôle.
Dernière observation : pourquoi ne pas avoir représenté l’intégralité de Tristan ?Tout le plateau vocal était présent.On devine la réponse.
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