L’étrange public
Il y a dix ans, nous le disions en introduction, la même production dirigée par Zubin Mehta n’avait pas fait le plein et bien des travées de la Platea étaient restées désertes. Un des mérites de Dominique Meyer, dont on peut ne pas partager les goûts en matière de mise en scène, a été de faire revenir un public dans la Salle de Piermarini. Inutile de faire la fine bouche pour ce public souvent peu compétent, intéressé par le fait d’être là, et à l’entracte du deuxième acte, l’inquietude de ne plus trouver de restaurant ouvert fait que quelques fauteuils se vident, quand ce n’est pas parce que ça n’est pas en italien (sic) ou que c’est trop long (resic). La Scala est pour un certain public un lieu « Disneyland », où le touriste moyen qui a compris qu’une place de théâtre à 10 euros permet de voir la salle, quand la visite du musée, qui le permet aussi a un coût supérieur. On voit donc quelques hurluberlus monter en galerie, photographier la salle, se photographier avec la salle en arrière-plan et le sourire plein de dents, et puis ressortir aussitôt, avant le début de la représentation…
Le public de la Scala a été longtemps très compétent, et même si on lui a quelquefois reproché ses broncas, elles n’étaient jamais injustifiées, même si elles étaient cruelles. Aujourd’hui, il y a encore des traces de ce public, mais elles sont noyées dans les paillettes, les selfies, et l’ignorance.
Bravo si le public peu sensibilisé à Strauss vient voir Der Rosenkavalier, qui n’est quand même pas le moins connu des opéras, et tant mieux s’il voit son premier Rosenkavalier dirigé par Kirill Petrenko, mais on a malheureusement l’impression pour certains, l’effet serait le même si l’on proposait La plume de ma tante, tant l’enjeu n’est jamais le contenu, mais le contenant. Tendance très actuelle à considérer les contenus comme superfétatoires, en regard de l’expérience d’y être, irremplaçable. D’ailleurs, à peine le rideau est-il abaissé qu’on le voit fuir ce public imbécile à toutes jambes sans attendre les saluts, ils ont faim les pauvres…. Sic transit.
Une production qui continue de tenir la route
La production de Harry Kupfer, décédé en 2019, est bien connue et lors de sa présentation à Salzbourg en 2014 elle n’avait pas été trop mal accueillie ; Il est vrai que Kupfer était l’un des grands de la mise en scène, à qui l’on doit parmi les grandes productions de la fin du siècle dernier (dont à Bayreuth, Der Fliegende Holländer et Le Ring). Nous en avons rendu compte tant à la création à Salzbourg que lors de sa reprise à Milan dans le cadre des rachats de mises en scène du mandat d’Alexander Pereira, passé de Salzbourg à Milan.

Cette mise en scène en noir et blanc pendant les deux premiers actes, et plus colorée au dernier, a deux axes essentiels, Vienne dont sont projetées des immenses gigantographies de lieux emblématiques du XIXe siècle, par exemple le Kunstshistorisches Museum, et qui inscrivent l’œuvre à la fin du XIXe, ou à l’époque de la création. Kupfer évacue les mignardises XVIIIe.

Il évacue aussi le côté pompeux, notamment de la présentation somptueuse de la rose auquel Otto Schenk nous a habitués, réduisant le moment à la simple rencontre des deux jeunes gens, Sophie et Octavian, ou évacuant le duel entre Ochs et Octavian (Ochs qui l’évite se blesse lui-même) et surtout faisant de Ochs non un hobereau de campagne, vulgaire et replet, mais un aristocrate portant bien, sûr de lui, de sa plastique, et donc dominateur macho, plus mâle dominant et prédateur que grosse (bé)bête. L’idée, neuve en 2014, a été ensuite reprise par de nombreuses mises en scène, dont celle de Barrie Kosky à Munich.

Le troisième acte est à la fois plus traditionnel et plus « hivernal » qu’automnal. Il est assez proche dans les dernières scènes de la vision si poétique de Herbert Wernicke, vue à Salzbourg sous le mandat Mortier, et à Paris sous le règne du même.
Dernière particularité de ce travail, sa manière de se concentrer sur les personnages, leurs gestes, leurs mouvements, leurs réserves, leur mélancolie, c’est particulièrement net avec le traitement de Sophie, jeune fille décidée et (bien heureusement) butée, qui se refuse à obéir aux injonctions paternelles ou celui de la Maréchale, réservée, un peu ditante qui correspond à la personnalité de Krassimira Stoyanova.
On reste dans les canons de la tradition, mais de manière discrète, élégante, fluide. Du très bon classique en somme qui de 2014 à 2024, n’a pas vieilli. Sauf, signe des temps, le petit négrillon souvent blackfacé qui a laissé place à un Majordome dégingandé.
Une distribution solide
Le cast réuni s’appuie sur la maréchale de Krassimira Stoyanova, pour qui en 2014, c’était une prise de rôle, et le Ochs de Günther Groissböck, qui a imposé un nouveau style de Ochs, pour qui 2014 était aussi une prise de rôle… En dix ans, Sophie et Octavian ont subi des variations saisonnières à Salzbourg 2014 : Mojka Erdmann et Sophie Koch et Milan 2016 : Christiane Karg et Sophie Koch. Mais signe de la difficulté dans la distribution des rôles, Sophie et Octavian sont toujours plus difficiles à distribuer. Il faut s’appeler Lucia Popp ou Brigitte Fassbaender pour durer dans chacun de ces rôles…
Dans l’ensemble, la distribution est soigneusement équilibrée, avec un appel pour les « petits » rôles à l’Accademia del Teatro alla Scala (Haiyang Guo pour le majordome de la maréchale ou Laura Lolita Perešivana pour la modiste). En dehors d’eux, des personnalités de niveau très acceptable, Bastian-Thomas Kohl pour le commissaire – on se souvient qu’à Salzbourg, Tobias Kehrer dans le rôle avait lancé sa carrière ou Jörg Schneider, en troupe à la Staatsoper de Vienne.
On se souvient aussi que lors de la dernière reprise à Milan, le chanteur italien avait été littéralement massacré par Marcelo Alvarez, complètement hors de propos et ici, c’est Piero Pretti, un rôle de luxe pour le ténor italien familier de grands rôles du répertoire, qui défend la partie à la fois courte et importante (à la création à Salzbourg c’était Benjamin Bernheim…) avec une belle ligne, sans exagération, sans volonté de briller, mais avec les aigus voulus et la volonté de respecter le style et surtout la ligne déterminante dans ce passage très exposé, avec tout le sérieux qui caractérise ce chanteur.
Le Faninal de Michael Kraus est très « viennois », avec la couleur voulue, même si on entendu bien mieux (Johannes Martin Kränzle avec Kosky ou, dans cette production, Adrian Eröd. En Annina et Valzacchi en revanche, deux hôtes de luxe : Valzacchi c’est Gerhard Siegel, ténor de caractère de grand niveau qu’on a vu dans des rôles plus importants (Loge, Herodes) et qui ici « fait le job » avec les accents exigés et toute l’efficacité qu’on lui connaît, et Annina c’est Tanja Ariane Baumgartner, plus souvent Fricka ou Clytemnestre qu’Annina à qui ici elle prête sa voix forte, affirmée, toujours soucieuse de la diction et du phrasé, et qui rend le personnage vocalement bien plus présent qu’à l’accoutumée.
Jungfer Marianne Leitmetzerin, c’est Caroline Wenborne, elle aussi ici un peu sous-distribuée, mais qui se sort avec les honneurs du rôle un peu ingrat parce qu’elle ne le rend jamais criard comme c’est quelquefois le cas.
En somme, des rôles d’appui qui sont tous tenus de manière équilibrée, soignée, et qui garantissent la valeur de la représentation où, comme on sait, les petits rôles sont si nombreux.

Günther Groissböck reprend le rôle de Ochs, dont il est familier désormais avec une incomparable expressivité. Il maîtrise le « parler viennois », sait le moindre accent, et excelle dans les parties parlées-chantées. Cette familiarité avec le langage du rôle permet de masquer (habilement quand c’est possible) les trous vocaux, le manque de ligne, les brutaux sauts de volumes, les moments où la voix blanchit. On avait remarqué que depuis quelques temps la voix de Groissböck connaît des problèmes d’homogénéité et de projection, elle apparaît ici irrégulière et pas toujours maîtrisée, mais Groissböck est par ailleurs tellement installé dans le personnage que ça passe encore très bien…

Sophie, c’est Sabine Devieilhe, et il faut saluer l’élégance du phrasé et du style, la fragilité conférée au personnage, sa jeunesse et sa fraîcheur. En ce sens, elle est indiscutablement une Sophie touchante qui frappe le public. Elle remporte d’ailleurs un énorme succès, peut-être le plus grand succès de la soirée. Il manque cependant à cette Sophie un peu de la puissance nécessaire pour remplir la vaste nef scaligère, surtout dans le registre central, où l’assise manque de largeur et le souffle reste un peu court ce qui la contraint à forcer un peu ; il reste que l’ensemble reste largement convaincant.
J’ai moins aimé l’Octavian de Kate Lindsey, pourtant scéniquement particulièrement convaincante, jeune, vive, elle « remplit la scène ». Vocalement, le style n’est pas vraiment au rendez-vous. La voix est forte, bien projetée, mais la diction laisse un peu à désirer et l’ensemble manque un peu de contrôle. Il reste que là encore, elle compose un Octavian digne, et particulièrement engagé, ce qui est essentiel.

On reste assez stupéfait de la stabilité vocale de Krassimira Stoyanova, de sa capacité à contrôler chaque note, chaque accent, et à maîtriser parfaitement la technique vocale. Vocalement la prestation est vraiment réussie. C’est moins convaincant par l’incarnation, on sent que si elle possède toutes les notes et les inflexions, elle n’a pas le texte en bouche comme pourrait l’avoir une germanophone ; elle compose une Maréchale réfléchie, mélancolique, elle connaît parfaitement une mise en scène qu’elle a créée, mais elle manque un peu de ce charisme qu’ont les grandes Maréchales de manière presque innée. Il reste que la prestation est sans reproche, les remarques et menues réserves restent celles d’un enfant très gâté en la matière dont la première Maréchale était Christa Ludwig, puis Gundula Janowitz et Gwyneth Jones, sans oublier Anja Harteros et Marlis Petersen plus récemment. Stoyanova reste une chanteuse très solide, qui jamais ne fait défaut, et très « sérieuse » au sens où elle sait renoncer si elle considère qu’elle ne sera pas totalement dans le rôle. Elle avait ainsi en son temps renoncé à Eva de Meistersinger.
Chœur et chœur d’enfants font bien leur travail dans une œuvre où malgré tout ils ne sont pas essentiels, mais dont la présence notamment au troisième acte doit s’affirmer.
Kirill le magicien
Enfin, last buit not least, on est toujours frappé à la Scala de l’effet démultiplicateur d’une grande soirée musicale pour l’orchestre, qui semble engagé, comme ensorcelé, maîtrisant les moindres accents à la perfection, avec un son d’une clarté cristalline et d’une énergie infinie. L’orchestre est littéralement transfiguré, et chose rarissime, il reste pendant tous les saluts pour saluer le chef, qui n’a pas hésité à embrasser le premier violon.
Le sorcier s’appelle Kirill Petrenko, qui ne connaissait pas cet orchestre… C’est un orchestre qui avec des chefs de légende devient la première phalange d’opéra du monde ; C’est l’effet Scala, cet effet qui rend une soirée inoubliable et introuvable, comme on a pu en avoir avec Barenboim, Abbado ou Kleiber jadis.
On connaît les qualités de Petrenko, clarté, précision, lisibilité, et ici, mise en son comme mise en scène, avec dans la fosse, le théâtre, en phase avec la scène. Dès le prélude, il est évident qu’on aura une soirée d’exception, mais c’est au deuxième acte peut-être où la musique explose le plus, dansante (et on sait comme Petrenko sait faire danser la musique ici dans Strauss, mais aussi dans Mahler et même dans Bruckner, sans parler de sa Fledermaus, un morceau de bravoure), explosive, mais sans jamais dépasser les limites, comme d’habitude pour ne jamais couvrir les solistes. Il jette sous leur voix un tapis sonore qui les emporte, les entraîne, mais ne les étouffe jamais. En cela il est un chef d’opéra exceptionnel, qu’on aimerait entendre plus souvent. Il y a dans cette interprétation une joie indicible, presque enfantine. C’est tellement visible et audible dans la pantomime initiale du troisième acte, avec ce jeu parfaitement maîtrisé, presque unique, entre la fosse et la musique de scène. Il faut entendre aussi comme il fait respirer le trio final, où il y a cette fusion magique orchestre-voix, qui vous emporte dans les larmes.
Enfin, on sent chez Petrenko ici ce qu’on ne sent pas toujours à Berlin, comme une liberté retrouvée, comme une joie de jouer, la joie de la fresque vaste quand à Berlin c’est l’attention du microscope, avec des résultats parfois magiques (Mahler 7, Bruckner 5, Smetana) mais qui ne se départissent jamais d’une certaine tension comme s’il avait toujours quelque chose à prouver. Ici au contraire, son jeu, sa manière de diriger, c’est un hymne à la joie, à la délicatesse, à la magie du son et surtout à la liberté. Il a donné à l’orchestre une extraordinaire joie de jouer…
La magie conjuguée de la Scala et de Petrenko a fonctionné, simplement mémorable, inoubliable, anthologique.
Je prie pour que nous ayons un jour la chance d’entendre Petrenko diriger l’orchestre de l’opéra de Paris mais ce n’est pas prévu.