Souvent, à l’origine d’une exposition, il y a une œuvre des collections permanentes du musée, autour de laquelle la manifestation se construit. Dans le cas du Louvre et de l’exposition « Figures du fou », il y en a au moins quatre. D’abord, la Nef des fous (vers 1505–1515) de Jérôme Bosch, seule véritable œuvre du maître à appartenir à un musée français, par opposition aux œuvres d’atelier ou d’imitateurs comme on peut en voir à Lille – Le Concert dans l’œuf – ou à Saint-Germain-en-Laye – L’Escamoteur –, également présentées dans l’exposition (comme les Courtisanes de Carpaccio, le tableau du Louvre est en fait le fragment d’un tout plus grand, mais en l’occurrence, c’est la partie basse qui manque ici, une Allégorie de la gloutonnerie conservée à Yale). Ensuite, le portrait d’Erasme (1528) par Holbein, qui appartenait déjà à la collection de Louis XIV : même si l’œuvre n’a pas fait parler d’elle récemment comme c’est le cas du portrait d’Anne de Clèves, métamorphosé par la restauration qui en a restitué la couleur bleue du fond (jusque-là verte depuis des décennies) et la délicatesse des carnations, l’effigie de l’humaniste est évidemment indissociable de l’Eloge de la folie, imprimé en 1511 à Paris. Si on fait un grand saut dans le temps, le Louvre possède depuis 1970 une grande toile de Fuseli, Lady Macbeth somnambule, saisissante image de la folie ; enfin, en 1938 fut acheté par la Société des Amis du Louvre la Monomane du jeu de Géricault, une des dix études réalisées pour le compte du docteur Georget, aliéniste à la Salpêtrière, et qui furent proposées en 1866 aux musées français dès 1866, mais sans succès.

Ces quatre œuvres figurent bien sûr dans l’exposition Figures du fou, du Moyen Âge aux Romantiques, qui s’ouvre en effet sur une grande salle de sculptures médiévales (avec notamment des moulages du Tentateur et d’une des Vierges folles de la cathédrale de Strasbourg) et qui se referme en symétrique avec des sculptures pseudo-médiévales, les fameuses Chimères ajoutées par Viollet-le-Duc lors de sa « restauration » particulièrement imaginative de Notre-Dame-de Paris. Dans une vitrine sont même exposées des objets plus récents, puisque sont inclus quelques costumes conçus pour Le Roi s’amuse à la Comédie-Française et pour Rigoletto à l’Opéra de Paris : dans la mesure où la mise en scène de l’opéra de Verdi inspiré du drame hugolien fut donnée plus ou moins à l’identique pendant trois quarts de siècles, les éléments de costume du bouffon du duc de Mantoue datent en réalité des années 1950). En tout cas, pour cette évocation du fou, plutôt que de la folie, le Louvre a décidé de ne pas réitérer l’exploit qui avait été accompli lors de l’exposition « Les Choses », histoire de la nature morte qui allait de l’Antiquité à nos jours. Ce n’est pas non plus une approche thématique qui a prévalu, mais un parcours chronologique, qui part d’enluminures médiévales et s’achève vers le milieu du XIXe siècle. Il convient néanmoins de signaler que, suivant le parti pris des commissaires, les siècles plus récents sont beaucoup plus rapidement évoqués, l’essentiel des œuvres retenues allant surtout du Moyen Âge au XVIe siècle, avec parfois une approche plus ethnographique que strictement esthétique.
Qui dit art du Moyen Âge dit forcément religion : c’est dans les marges des manuscrits enluminés que les moines copistes semblent glisser un brin de folie dans les textes les plus sévères, et dans certains éléments décoratifs des lieux du culte (pavements, gargouilles), mais l’exposition passe très vite au fou au sens que l’Eglise donnait au mot. Etait fou celui qui refusait Dieu, conformément au psaume 52 qui énonce : « L’insensé a dit en son cœur : il n’y a pas de Dieu ». Cet insensé aux habits déchirés et muni d’une massue serait l’ancêtre direct du fou/bouffon au costume bigarré et brandissant sa marotte. Parmi les fous ou folles se rangent donc aussi ceux ou celles qui ne prêtent pas assez attention au message divin, comme les Vierges folles mentionnées plus haut.

On en arrive ensuite au monde profane de la folie amoureuse. La figure emblématique en est Aristote épris de Phyllis, la maîtresse d’Alexandre le Grand, que l’art médiéval représente chevauchant le philosophe (de là découle toutes les images de couple mal assorti). L’amour courtois inclut des exemples de folie réelle – Lancelot du Lac, chassé de Camelot, bascule dans la démence – ou feinte – pour revenir à la cour du roi Marc, où il est persona non grata, Tristan se déguise en fou/bouffon. Naît alors un personnage qui tantôt incite les humains à la luxure, tantôt contemple de l’extérieur le dérèglement induit par les passions. Le fou dénonce la vanité de toutes choses terrestres, il est en réalité un sage, comme le fou qui accompagne le roi Lear dans son errance. L’exposition s’arrête alors sur quelques bouffons célèbres, fous « naturels » (souffrant réellement de démence) ou « artificiels » (feignant la déraison), selon la terminologie de l’époque, mais aussi sur les fous qui gouvernaient, Nabuchodonosor dans la Bible, Charles VI dans la vraie vie.
Le fou se cristallise peu à peu pour devenir une figure codifiée, avec ses attributs et sa tenue reconnaissables. On le représente sur des œuvres d’art, mais aussi sur des objets du quotidien (porte-serviette, aquamanile), il devient un personnage dans les jeux (tarot, mais aussi échecs, où il se substitue à l’éléphant indien dont les défenses sont rapprochées d’abord d’une mitre, c’est pourquoi les Anglais l’appellent bishop, puis des pointes du bonnet du bouffon, d’où notre fou) et il est associé à des pratiques spécifiques, comme la danse appelée mauresque.

Parvenu aux deux tiers de l’exposition, viennent les œuvres littéraires. L’une est destinée à un public populaire : Das Narrenschiff de l’humaniste strasbourgeois Sebastian Brant (1494), voyage imaginaire au pays des fous pour mieux dénoncer les mœurs du temps ; l’autre, l’Encomium moriae d’Erasme, hommage à Thomas More et à son Utopie, s’adresse plutôt aux lettrés puisqu’elle est écrite en latin.
Dans la dernière ligne droite, un panneau explique que le XVIIe siècle et, a fortiori, le siècle des Lumières, se sont désintéressés de la figure du fou, seul Don Quichotte l’incarnant encore. C’est pourtant l’époque où les représentations du chevalier à la triste figure prolifèrent et aurait donc permis d’illustrer abondamment la folie. On en arrive donc très vite à Goya, et à quelques planches des caprices (le sommeil de la raison, forcément). Pour le XIXe siècle, on remarque un très bel ensemble d’évocations du roi Charles VI, statues ou peintures troubadour, sans oublier son homologue féminin Jeanne la Folle (la célèbre toile de Pradilla n’est pas venue de Madrid, mais comme elle date de 1877, sans doute dépasse-t-elle un peu les bornes chronologiques de l’exposition). Le musée national d’Oslo a prêté L’Homme fou de peur de Courbet, et de Varsovie est venue la belle toile de Matejko représentant Stanczyk, bouffon du roi Sigismond Ier.
Catalogue sous la direction d’Élisabeth Antoine-König et Pierre-Yves Le Pogam. Coédition musée du Louvre éditions / Gallimard, 448 pages, 400 illustrations,
45 €.