L’aventure Wozzeck
Ce qui m’a toujours frappé dans Wozzeck, c’est son apparente simplicité, sa terrible banalité de drame de la pauvreté auquel se mêle sans doute ce qu’on appelle aujourd’hui une maladie mentale et un drame de l’exploitation. C’est tout cela à la fois. C’est l’histoire d’une souffrance qui se transforme en Passion (au sens christique du terme) pour finir en massacre. Wozzeck, c’est d’abord un être singulier, entouré de personnages qui peuvent virer à la caricature, qui n’ont droit qu’à une fonction, et pas à un nom, le docteur, le capitaine, le tambour-major vus de manière presque clownesque dans bien des mises en scène parce que face à l’humanité lacérée et lacérante du personnage principal, ils apparaissent comme les figures d’une sorte d’inhumanité, en cours de déshumanisation et donc caricaturables à merci. Il y a quelque chose d’un cirque du malheur dans Wozzeck, avec ce tambour-major rutilant qui ne fait que rutiler dans son océan de bêtise, et docteur et capitaine ne sont que des petits chefs minables qui dominent le plus faible pour se donner l’illusion qu’ils sont forts.
Les flaques d’humanité, ce sont Wozzeck et Marie d’abord, éventuellement Andrès, et le petit garçon… Flaques d’humanité ne veut évidemment pas dire parangons de sainteté dans ce monde de brutes, mais des êtres qui essaient tant bien que mal de survivre avec les moyens du bord, et les moyens que leur offre un monde délétère qui les a fixés à la place la plus humble et la plus basse. Car dans la mécanique du monde, hier comme aujourd’hui, les petits sont les victimes, des boucs émissaires sur lesquels on fait toujours peser la responsabilité.
Georg Büchner est l’un des écrivains les plus avancés de son temps qui a laissé une œuvre très réduite, inversement proportionnelle à son importance et qui meurt à 23 ans… Son Woyzeck est inspiré de l’histoire vraie d’un soldat qui a assassiné sa maîtresse et qui a fini condamné à mort en 1824. Mais, ce qui est intéressant dans la perspective de l’opéra , c’est le premier condamné dont on ait trace qui ait subi une manière d’examen « psychiatrique » …
Franz Woyzeck est donc un simple soldat qui peine à joindre les deux bouts pour entretenir son amie Marie et leur fils illégitime. Pour se faire le peu de sous qu’il verse à Marie, il sert donc de cobaye chez le docteur et de valet de chambre chez le capitaine, qui ne manquent jamais de l’humilier. Marie, épuisée par la pauvreté, entame une liaison avec un tambour-major qui l’entretient un peu, Woyzeck les surprend, comprend la situation et désespéré entraine Marie au bord d’un lac et la poignarde.
La pièce n’ayant été retrouvée qu’à l’état de fragments, on n’en connaît ni l’ordre, ni la fin.
Elle n’est créée au théâtre que le 8 novembre 1913 à Munich, et reprise ensuite à Berlin et enfin à Vienne le 5 mai 1914, avec le même acteur dans les trois productions (Albert Steinrück). C’est cette dernière production qu’Alban Berg découvre à Vienne, et qui lui donne l’idée d’en faire un opéra.
C’est donc à l’époque une totale nouveauté, qui suscite l’intérêt de tout le monde intellectuel du temps, de Hugo von Hofmannsthal à Rilke. L’histoire de la réception de l’œuvre en fait donc une pièce « du XXe siècle » même si écrite en 1836…
Alban Berg a repris le drame de Büchner, a écrit le livret très proche des fragments originaux et a donné à son opéra, une forme non fragmentaire, mais faite de scènes fragmentées et liées par des intermèdes musicaux, cherchant à donner à chaque scène une forme musicale puisée dans l’histoire de la musique (pavane, polka, passacaglia etc…) avec un usage appuyé de la musique de scène, et mettant en même temps l’atonalité au service de l’expressivité, et en usant du Sprechgesang, inventé par son maître Schönberg. Ainsi la structure formelle fait en même temps la substance de l’opéra. Au total, 15 scènes et trois actes, mais le sentiment d’une unité musicale profonde, qui rejoint l’unité thématique, comme une sorte de descente aux enfers, d’une brièveté qui en accentue la brutalité. Il ne faut jamais oublier que la durée d’1h30 qui est peu ou prou celle des tragédies de Strauss, Salomé, puis Elektra, et c’est la durée moyenne de la tragédie grecque.
La question de la fragmentation, respectée par Berg par l’alternance intermèdes et scènes, et en même temps aplanie par la continuité musicale est ici centrale. Chaque scène est en quelque sorte la station d’une Passion, et la noyade finale, qu’on devine sans jamais la voir, est aussi symbole de cette descente-enfoncement du personnage comme englouti peu à peu. Il y a dans cette œuvre quelque chose de parabolique, que souligne évidemment l’omniprésence du personnage de Wozzeck, et la nécessité d’une forte incarnation.
Toute la difficulté de l’œuvre est celle d’un tissu musical serré, qui demande une épaisseur particulière sur chaque note, et en même temps un tressage étroit des paroles et de la musique, ce qui n’est pas si neuf depuis Wagner, et même avant lui si on considère qu’à l’opéra le texte est déterminant, même dans le belcanto. Mais la diction est encore plus déterminante, à cause de la nouveauté du Sprechgesang, à cause de la nécessité d’entendre chaque mot, qui est dans Wozzeck une sorte de blessure. D’où la présence à Lyon d’un coach vocal pour préparer un cast pas forcément rompu à ces techniques.
Néanmoins, avec Pelléas et Mélisande en 1902 l’opéra avait pris une couleur particulière, puisque l’œuvre de Debussy, entre actes, tableaux et interludes entre les tableaux, crée une forme voisine qu’Alban Berg va reprendre : livret en prose, intermèdes musicaux, scènes et actes… À l’instar de Debussy, il installe l’idée d’une continuité musicale, ce qui suppose en même temps une tension dramatique qui ne se dément jamais. Wozzeck n’est pas un récit, c’est l’anatomie d’une chute.
Dernière remarque plus étonnée qui concerne les regards qu’on porte sur les mises en scène ; étonnamment, public et critiques sont bien moins regardants sur les approches de Wozzeck que sur les mêmes approches qui s’en prennent au grand répertoire, Traviata ou Tosca. Comme s’il existait des intouchables et les autres ; Wozzeck fait partie des « autres »… et d’ailleurs étrangement pour une œuvre à la trame relativement simple, on parle souvent de lisibilité, comme si c’était là que se situait la complexité dans Wozzeck, alors qu’elle est ailleurs, partout ailleurs…
Une mise en scène qui simplifie faussement le propos
La mise en scène de Richard Brunel part de l’idée de Wozzeck cobaye du docteur pour construire un scénario voisin du film de Peter Weir, The Truman Show (qui raconte une expérience de téléréalité menée sur un individu dès la naissance sans qu’il ait idée de l’existence d’une vie autre que celle télévisuelle). Ici, le docteur et le capitaine choisissent Wozzeck parmi des candidats anonymes (collés contre un mur comme les éventuelles recherches de coupables dans les enquêtes policières) pour vivre cette expérience où il va être suivi sans cesse par un immense projecteur, un robot de la firme FIT Robotique (qui figure parmi les sponsors de la production) trônant dans sa monumentalité au milieu du décor d’Etienne Pluss dès le lever de rideau.
Docteur et Capitaine deviennent alors les manipulateurs de l’aventure, apparaissant périodiquement derrière leur écran ou leur ordinateur et suivent Wozzeck dans une expérience de vie qui va le conduire jusqu’à la mort.
La structure du décor est simple : une vaste salle aux murs gris, violemment éclairée, avec au centre ce robot qui suit Wozzeck où tout se passe. Des cloisons émergent un arrêt de bus, et l’appartement de Marie sorte de Mobilhome, un décor dans le décor. Si l’on suit la logique, tout est décor et observation et tout est scénarisé.
Pourtant, l’installation d’une caméra vidéo chez Marie nous montre que ce décor ne fait pas forcément partie au départ du dispositif, mais que par nécessité expérimentale il faut la placer là, d’autant que l’installateur n’est autre que le tambour-major. Rien de rutilant chez ce « tambour-major », mais la fascination de l’artisan qui vient dans la maison travailler et excite son désir, c’est le désir de l’autre, simplement, de celui qui la change du quotidien. Le technicien vidéo sonne toujours deux fois…
Alors, le scénario fait à la fois de Wozzeck le centre, mais fait aussi disparaître la singularité des personnages, par exemple, le tambour-major n’a plus rien du tambour major caricatural de certaines approches, et il est banalisé (chez Simon Stone qui garde la trame, même s’il la place dans un quartier pauvre, entre sans abris et petites gens, c’est un policier du quartier, tout simplement).
Pourtant l’intérêt de l’œuvre consiste à focaliser l’action à travers regard de Wozzeck, qui à mesure que sa détresse augmente, transforme les personnages en monstres caricaturaux (le capitaine, le docteur, mais aussi le tambour-major, une sorte de figure de cirque, une sorte de majorette au masculin), ici tout est banalement socialisé, il y a le médecin en blouse blanche, le capitaine en uniforme, le tambour major qui n’est plus ni tambour ni major, est se retrouve comme séducteur de bal de quartier bas de gamme et allusions à la bible oblige, on rajoute un prêtre qui n’est pas dans l’histoire (qui prend la place du premier apprenti) et même un ministre (second apprenti) qui alourdissent l’idée qu’on avait compris de l’exploitation des petits par les grands, de ceux d’en bas par ceux d’en haut.
Tout est aplati, ou remis à plat(itude) et la parabole christique deviendrait presque une série tv comme on en voit tant. Cette approche qui rend Wozzeck un anonyme victime d’un système télévisuel, d’une expérience pseudo-scientifique, sans qu’il soit « singularisé » en tant que personnage enlève de l’intérêt à la peinture psychologique. Dans cette affaire, on gagne un peu l’inutile et on perd beaucoup Wozzeck.
Certes, le capitaine et le docteur restent ces âmes damnées qui regardent le drame prendre forme sans empathie, mais ils ne sont que cela, sans l’amplification féroce due au regard vaguement psychopathe de Wozzeck qui les transforme en monstres. On perd aussi une bonne part de la peinture de cette société dure aux petits, qui les ignore et les écrase, qui les exploite et les laisse mourir comme immondices. Certes, on voit un Wozzeck nécessiteux, humble, manipulé, simplement habillé (par le même Thibault Vancraenenbroeck qui avait déjà signé les costumes de la production Braunschweig d’il y a 21 ans à Lyon) mais c’est une vision assez passepartout, « soft » dirait-on.
Büchner qui a écrit La Mort de Danton était fortement marqué par la Révolution française, et je ne manque pas de noter les révoltes de Canuts de 1831 et 1834 à Lyon, qui sont une des expressions insurrectionnelles du temps contre l’exploitation des possédants… Il y a en Europe depuis le congrès de Vienne un retour de la réaction, qui est tout aussi vif en Allemagne et aboutit en 1835 à l’exil ou à l’éloignement de grands écrivains, comme Heinrich Heine (En France) et Georg Büchner doit fuir à Strasbourg d’abord, puis à Zurich où il est reçu comme professeur à l’Université et où il mourra. Il y est d’ailleurs enterré. Or, il commence à écrire Woyzeck en exil à Strasbourg et tous les aspects sociaux sur les déterminismes qui écrasent les pauvres, sont évidemment présents dans l’œuvre, ainsi que dans l’opéra de Berg. La mise en scène de Richard Brunel évoque la question mais ne l’exploite pas, détourant l’attention sur un aspect à mon avis anecdotique qui est la « lourdeur » technologique, un peu inutile, mais qui fait spectacle.
Il y a des scènes esthétiquement réussies, comme celle de la taverne, des éclairages particulièrement soignés (Laurent Castaingt), mais le dispositif m’est apparu inutilement lourd et surchargeant une histoire dont la grandeur est (au moins pour moi) la simplicité. Je me souviens de Chéreau et de ces structures légères et mobiles, de Peter Stein qui jouait sans cesse sur les focalisations et les variations de regard, sans parler du Wozzeck de Hans Neugebauer dans les fascinants décors d’Achim Freyer à la Monnaie, qui jouaient sur les perspectives et les fausses lignes de fuite, tant de mises en scène sur le regard, sur la manière d’inviter le spectateur à se glisser dans le regard de Wozzeck.. Il est vrai que ces dernières années on a vu des Wozzeck aux mise en scènes plus « lourdes », comme celle de Simon Stone à Vienne ou de William Kentridge à Salzbourg, chacune avec leur logique, à Vienne avec un Christian Gerhaher impérial, comme il le fut à Aix dans la production Mc Burney et avec Rattle en fosse. Mais on peut aussi imaginer un Wozzeck avec rien… ou avec peu, comme la magnifique production Kriegenburg à Munich, vue avec Christian Gerhaher et Anja Kampe.
Alors la production lyonnaise, par son décor important, par sa volonté de détourner l’histoire vers un scénario plus « actuel », offre un Wozzeck inhabituel, certes clair, lisible, fluide aussi, dont je me demande quand même s’il rend justice à l’œuvre et à sa complexité.
Les scènes avec Marie qui doit cacher le tambour-major quand Wozzeck entre, deviennent un peu des scènes de vaudeville détourné, alors que Wozzeck comprend tout à la vue du couple dansant dans la taverne, et qu’à partir de ce moment prend forme la jalousie, le désespoir et l’immense solitude. Ici, trop de scènes de détails plus ou moins accentués, comme la manière dont Wozzeck lave le couteau après le meurtre de Marie ou même la manière dont il se poignarde trop spectaculairement pour mon goût quand dans l’opéra cette mort-disparition reste si mystérieuse, comme disparaissant insensiblement du monde sans qu’au fond sa disparition en se remarque ou ne compte. De même la dernière scène avec l’enfant (le jeune Ivan Declinand est excellent) qui se fait son goûter au milieu des deux cadavres attablés rend exagérément démonstrative une fin qu’on aimerait plus littérale, parce que le tragique de la solitude de l’enfant se suffit à lui-même au milieu des autres enfants.
La contradiction de ce travail est qu’il y a trop de détails (par exemple La Bible présente en livre quand on la cite…) et en même temps cette abondance efface le drame et l’étouffe, et surtout efface le personnage principal, devenu instrument et jamais protagoniste. Il faut tout le talent de Stéphane Degout pour reconquérir sa place, une place qui nous semble effacée par la mise en scène plus soucieuse d’anecdotique.
Au total, si ce travail me semble précis, avec une vraie direction et des moments fort justes et certains même poignants (les moments dansés ou chorégraphiés par exemple), sa manière de recontextualiser le sujet ne me semble pas éclairer d’une lumière nouvelle cette histoire. Elle la décore, mais elle n’entre pas dans la plaie… Pas de plus-value.
Une production bien soutenue musicalement
La production est cependant très bien portée musicalement, par le chœur et la maîtrise de l’opéra de Lyon, très justes, très précis (dirigés par Benedikt Kearns) : on connaît la qualité des forces vocales lyonnaises, ce n’est qu’une confirmation mais ici avec un texte autrement plus délicat…
Saluons également les artistes du Lyon Opera Studio, le fou très fugace de Filipp VarikHugo Santos (premier apprenti, ici, le Prêtre) et Alexander de Jong (second apprenti, ici Le Ministre) et notamment la Margret charpentée de Jenny Anne Flory et un ancien membre, l’excellent Andrès de Robert Lewis, déjà remarqué par ailleurs (notamment dans l’Affaire Makropoulos) à la voix de ténor bien projetée, et qui a parfaitement intégré le style voulu. Le docteur de Thomas Faulkner m’est apparu en revanche indifférent, pas vraiment expressif et ne soulignant pas le discours, alors que le capitaine de Thomas Ebenstein n’a aucun problème de style ni de langue (il est autrichien) et compose un capitaine aux accents justes, suffisamment sarcastiques. Le tambour-major de Robert Watson réduit à une personnalité plutôt fade de macho des faubourgs ne m’est pas apparu non plus une présence si forte qu’elle ait pu s’emparer du rôle par ailleurs complètement vidé de son sens par la mise en scène. Il manque de couleur, de style, d’expressivité.
La Marie d’Ambur Braid a en revanche une incontestable présence dramatique, elle « remplit la scène », très engagée, et joue le personnage voulu, entre ennui et désir d’ailleurs, avec une voix forte, mais sans doute pour l’espace lyonnais relativement réduit trop forte, notamment dans des aigus surpuissants que le rôle ne demande pas. C’est vraiment là le problème essentiel de sa prestation, par ailleurs très honorable. Il faudra suivre cette chanteuse, qui semble née pour les rôles dramatiques.
Enfin Stéphane Degout qu’une autre vision du personnage eût permis de déployer encore ses immenses qualités plus nettement, plus dramatiquement. La mise en scène écrase le personnage et lui fait perdre bien du relief, et Stéphane Degout, familier des rôles dramatiques et intérieurs, familier des figures d’humanité désespérée, doit ne faire confiance qu’à sa force intérieure pour faire exister vraiment la détresse du personnage. Il a travaillé la langue avec un soin particulièrement jaloux, se sort de tous les pièges du Sprechgesang, mais aussi affirme son désespoir par des accents déchirants, tout en promenant sa silhouette un peu perdue, un peu effacée, de presque vagabond qui n’a qu’un but, faire vivre Marie et son fils. Jamais exagéré, jamais expressionniste, il garde une sorte de modestie écrasée qui donne au personnage une couleur très particulière. Soucieux du texte dans tous ses recoins, il est expressif certes, fluide toujours, mais garde dans la manière de chanter une sorte d’absence qui le rend déchirant, comme si dans cet humain cohabitait une mécanique qui ne dépendait plus de lui, il en devient à la fin non pas un meurtrier, mais une sorte d’automate ; il entre évidemment dans la galerie des grands Wozzeck.
À la tête de tout ce système musical, Daniele Rustioni se confronte pour la première fois à Wozzeck. Toutes générations confondues, les chefs italiens qui dirigent Wozzeck sont rarissimes ; un seul s’y est confronté il n’y pas trop longtemps, c’est Daniele Gatti et puis aujourd’hui Rustioni. C’est dire à la fois comme le système range les chefs italiens dans des catégories dont ils ont du mal à sortir, et comment cette musique reste au seuil du répertoire en Italie. Dans le passé encore pas trop éloigné, il y eut Giuseppe Sinopoli à la Scala, et plus en arrière Claudio Abbado offrit un Wozzeck qu’il dirigea à Paris avec les forces de la Scala (mise en scène Luca Ronconi) dans un festival Berg ou la France offrait en échange la Lulu de Boulez et Chéreau. Mais dès le début de son mandat il avait en 1971 dirigé l’œuvre de Berg, s’en affirmant l’un des grands interprètes. Il revint à Wozzeck à chaque fois de manière sublime, à Vienne d’abord avec Grundheber et Behrens dans une production encore visible en vidéo d’Adolf Dresen puis avec les Berlinois dans la production Peter Stein dont il était question plus haut.
Ainsi donc arrive aujourd’hui Daniele Rustioni, et peut-être les lyonnais ne mesurent-ils pas vraiment ce pas décisif qu’il a offert en sa dernière année de directeur musical à Lyon.
À la différence de sa Frau ohne Schatten et de son Tannhäuser, où il avait plongé à mains nues dans la musique, on le sent plus guide que chef, plus prudent dans son exploration, comme s’il se tenait au bord d’un gouffre musical. Dans ce flot continu qu’est l’œuvre de Berg, il devait d’abord soigner tous les équilibres, et notamment soutenir des voix qui toutes n’étaient pas familières loin de là avec l’œuvre. Il devait aussi travailler à gérer un orchestre en fosse, mais aussi sur scène, travailler à la précision des attaques, à la couleur des instruments solistes qui est déterminante. Il y a un travail de « concertation » d’un extraordinaire raffinement. Et sans nul doute Daniele Rustioni est entré dans cette partition en explorateur, en révélateur, très attentif à la précision et surtout à la clarté de l’ensemble. On entend chaque instrument, chaque niveau, chaque accent et le travail effectué avec l’orchestre est remarquable. L’orchestre d’ailleurs s’en sort avec tous les honneurs… Il manque peut-être chez les instruments solistes une chair plus appuyée, en engagement plus fort, une densité sonore plus affirmée : il y a aucune scorie, mais il y a quelque chose de peut-être pas encore assez fouillé, au sens où à certains moments, les instruments solistes sont aussi des personnages, et doivent évoquer, c’est-à-dire dessiner un univers… Ce n’est pas encore le cas.
De son côté, Rustioni, qui maîtrise l’ensemble techniquement est aussi gêné par une mise en scène qui efface le drame, l’aplanit, le lisse. Et du même coup, le chef toujours sensible à ce qu’il voit en scène, ne peut donner en fosse la couleur que la scène ne dit pas. Alors il manque quelquefois un peu de poids dramatique, un peu de tension. C’est un ensemble impeccablement mené et dirigé, pas encore tout à fait interprété, au sens où il manque ici du grinçant, là de la légèreté, ailleurs un accent. Il reste à Rustioni de trouver un autre théâtre où il pourra se replonger dans cette abyssale partition, pour sortir du labyrinthe, mais c’est déjà un vrai un grand Wozzeck, attentif à la couleur, aux rythmes, aux respirations. Du grand boulot.
Au total, une production qui passe grâce à la précision musicale et une distribution soignée, malgré les réserves sur un choix de mise en scène qui me semble enlever la tragédie pour la remplacer par l’anecdote dramatique, malgré quelques belles idées et de belles images.
Le 4 octobre. Dans mon panthéon opératique Wozzeck est à la première place (malgré Wagner, Salomé, Elektra, Pelleas, etc.). Perfection absolue du fond et de la forme. J’ai vu les versions Neugebauer, Berghaus, Chéreau, Ronconi, et quelques autres… Je dois dire que j’ai toujours été passionné (sauf peut être Kentridge). La pièce aussi est fantastique : j’ai souvenir en particulier d’une représentation de la Comédie de Saint-Etienne (R Brunel ?) à Créteil au début des années 1990. Difficile de rater cet ouvrage tellement il est fort.
Bon je suis d’accord avec Wanderer. Le déroulement est « fluidifié » par une réécriture des transitions finalement ; cependant cela n’apporte pas une reflexion particulière. De plus on retrouve une machinerie propre à R Brunel, comme dans Makropoulos…il ne faut que cela devienne un tic. Placé comme je l’aime au premier balcon à cour surplombant l’orchestre, ce n’était pas ici la meilleure idée : le son de la salle est déjà mate, du coup la subtilité de l’orchestre était un peu noyée. S Degout magnifique, Ambur Braid (déjà entendue dans les stigmatisés et la teinturière) est une chanteuse intéressante, bonne actrice, mais c’est vrai, ici un peu puissante. L’ultime scène ne correspond pas à ce qui est attendu, c’est-à-dire les prémices d’un retour au début et la reprise en boucle du destin du, peut être, futur soldat Wozzeck Jr.
Il n’empêche, c’est Wozzeck, alors, respect !