Camille Erlanger, La Sorcière, opéra en quatre actes. 3 CD B Records, enregistrés en direct le 12 décembre 2023 à Genève
Andreea Soare : Zoraya la sorcière
Jean-François Borras : Don Enrique
Lionel Lhote : Ximénès
Alexandre Duhamel : Padilla
Marie-Eve Munger : Afrida
Orchestre et chœur de la Haute Ecole de Musique de Genève
Direction : Guillaume Tourniaire

B- Records

Enregistrement réalisé en décembre 2023 au Victoria Hall de Genève. Sorti le 4 octobre

Guillaume Tourniaire revient dans la collection Genève de B‑Records pour ressusciter La Sorcière de Camille Erlanger sur un livret d'André Sardou d’après la pièce éponyme de Victorien Sardou, et créée à l’Opéra-Comique en 1912 à Paris. Ce disque constituera inévitablement une révélation pour ceux qui l’écouteront sans a priori, et on souhaite à Erlanger le même retour qu’a connu Schreker depuis le temps déjà lointain où un certain Gérard Mortier osait programmer Der ferne Klang à la Monnaie, en 1988.

Depuis que la création a cessé d’être l’ordinaire de la vie musicale, au profit de la constitution d’un répertoire – phénomène qu’il faut sans doute situer vers le milieu du XXe siècle, lorsque se creuse le fossé entre le public et la musique savante de son temps –, la nécessité d’éveiller la curiosité pousse certains interprètes à soulever la poussière que d’autres laissent s’accumuler dans les bibliothèques. Le mouvement « baroqueux » a ainsi réveillé quantité de compositeurs qui n’étaient plus que des noms, et encore. Il aura fallu attendre un peu plus longtemps pour que, distance temporelle aidant, la musique du XIXe siècle bénéficie de la même attention, sinon du même engouement public pour l’instant.
Il y a beaucoup à faire pour révéler les œuvres oubliées de compositeurs restés célèbres. Dans le cas de Massenet, feu le festival de Saint-Etienne y a grandement contribué, en remontant des opéras que l’on n’avait plus entendus depuis ; en ce qui concerne Saint-Saëns, qu’il est grand temps de ne plus réduire à Samson et Dalila, le Palazzetto Bru Zane s’y est copieusement employé, avec tout récemment encore L’Ancêtre, recréé à Monte-Carlo, là où cet opéra avait vu le jour en 1906. Pourtant, les titres rares de Saint-Saëns ont aussi trouvé un ardent défenseur en la personne du chef Guillaume Tourniaire, qui enregistra Hélène à Melbourne pour le label Melba dès 2007, puis récidiva dix ans après avec Ascanio, donné en concert à Genève et capté par les micros de B Records, le disque étant sorti en 2018.
Le même chef et le même label reviennent cet automne avec une hardiesse bien plus grande encore. Alors que les responsables de programmation et directeurs de salle se plaignent de la frilosité du public, réticent à se déplacer pour écouter les œuvres méconnues des grands noms restés dans l’histoire de la musique, et à plus forte raison pour les compositions de parfaits inconnus. Evidemment, pour une version de concert, le risque est moindre que pour une production scénique, mais encore faut-il trouver le titre qui convaincra l’auditeur d’acheter une place pour sortir de sa zone de confort.
Redonner sa chance à Camille Erlanger est une entreprise ô combien louable, car ce compositeur désormais dédaigné eut en son temps un succès qu’il serait trop facile d’attribuer à la sottise de nos ancêtres. La carrière de ce compositeur français fut courte, car elle couvrit à peine trente ans, entre la cantate Velléda qui lui valut en 1888 le Premier Grand Prix de Rome (il eut pour rival malheureux Paul Dukas, récompensé par un second prix) et Forfaiture, créé Salle Favart comme la plupart de ses succès, à titre posthume en 1921 car Erlanger était mort en 1919, et qui pourrait bien être le tout premier opéra à s’inspirer d’un film, le long métrage du même nom réalisé par Cecil B. DeMille en 1915 (Marcel L’Herbier en tournerait un remake français en 1937). La réputation d’Erlanger reposait sur deux œuvres opposées, La Légende de saint Julien l’Hospitalier, d’après Flaubert, « légende dramatique » conçue pendant le séjour à la Villa Médicis, et Aphrodite (1906) d’après le très sulfureux roman de Pierre Louÿs.
Pour être tout à fait honnête, Erlanger n’avait pas tout à fait disparu sans laisser de trace, et il avait fait l’objet d’une tentative de résurrection par le chef Tony Aubin, à la tête de l’orchestre Radio-Lyrique qui, dans les décennies de l’après-guerre, interpréta tant d’œuvres déjà oubliées et dont la radiodiffusion a laissé des enregistrements dont il fallut longtemps se contenter. En 1953, il avait donné pour la radio française Aphrodite avec la grande Berthe Monmart dans le rôle principal, créé par Mary Garden (disponible sur YouTube), et l’année suivante, La Légende de saint Julien, un temps disponible au disque sous l’étiquette Cantus Classics. Force est néanmoins de reconnaître que les valeureux interprètes qui chantaient dans ces versions radiophoniques n’étaient pas toujours idéaux, malgré leurs qualités de diction, et que la prise de son laissait sérieusement à désirer.
Aussi est-ce une véritable révélation que de pouvoir enfin entendre une composition de Camille Erlanger enregistrée avec tout le confort moderne (même s’il s’agit d’un live), et avec un orchestre dont la sonorité permet de ne rien perdre du raffinement de la partition, en l’occurrence, la formation de la Haute Ecole de Musique de Genève. Car en 1912, comme d’autres compositeurs français de la même époque, Erlanger montre qu’il est à l’écoute de ce qui s’écrit ailleurs (il connaissait manifestement la Salomé de Strauss), et le climat musical qu’il instaure dans La Sorcière n’est pas sans évoquer Schreker qui, la même année livre Der ferne Klang. Gageons que la violence et l’efficacité de cette musique n’auront pas déçu les curieux qu’un titre digne de Michelet (et un livret tiré d’une pièce de Victorien Sardou, où les musulmans sont impitoyablement massacrés par les catholiques espagnols) aura attirés au Victoria Hall en décembre 2023.
Une des raisons qui ont pu entraîner la disparition de ces opéras est évidemment leurs exigences vocales : à la création, les trois personnages principaux étaient incarnés par Marthe Chenal, à qui la partition est dédiée, Léon Beyle et Jean Périer. Pour le rôle-titre, Genève avait initialement prévu Joyce El-Khoury, mais la soprano libano-canadienne avait annulé, et il avait fallu lui trouver un substitut in extremis. Andreea Soare la remplaça courageusement et sauva l’entreprise, mais ce n’est pas faire injure à cette admirable mozartienne de dire qu’elle n’a peut-être pas encore tout à fait l’ampleur qu’il faudrait pour satisfaire toutes les exigences de Soraya la sorcière. Mais par son expressivité et sa sensualité, la soprano roumaine s’impose dans un rôle écrasant, et phrase parfaitement le français, comme on avait déjà pu le constater lors de son passage par l’Académie de l’Opéra de Paris.
Enrique plein de vaillance et de passion, mais dépassé par les événements comme le sont souvent les personnages de ténor, Jean-François Borras montre qu’il possède exactement le profil vocal nécessaire et qu’il est à même de servir ce répertoire exigeant, où l’on aimerait décidément l’entendre plus souvent. Lionel Lhote, qui n’apparaît qu’au dernier acte, est un inquisiteur fielleux à souhait. Si Marie-Eve Munger a tout loisir de se déchaîner en Afrida, sorcière rivale de l’héroïne, Alexandre Duhamel profite des quelques occasions qui lui sont offertes pour donner une leçon de noble déclamation, et autour d’eux s’affaire une vingtaine de comparses fort bien incarnés par des élèves de la Haute Ecole de Musique de Genève, le chœur de la HEM se montrant tout aussi investi dans l’opération.
Ce disque constituera inévitablement une révélation pour ceux qui l’écouteront sans a priori, et on souhaite à Erlanger le même retour qu’a connu Schreker, depuis le temps déjà lointain où un certain Gérard Mortier osait programmer Der ferne Klang à la Monnaie, en 1988.

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Laurent Bury
Ancien élève de l’ENS de la rue d’Ulm, auteur d’une thèse consacrée au romancier britannique Anthony Trollope (1815–1882), Laurent Bury est Professeur de langue et littérature anglaise à l’université Lumière – Lyon 2. Depuis un quart de siècle, il a traduit de nombreux ouvrages de l’anglais vers le français (Alice au pays des merveilles de Lewis Carroll, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Voyage avec un âne dans les Cévennes de Stevenson, etc.) ; dans le domaine musical, on lui doit la version française du livre de Wayne Koestenbaum, The Queen’s Throat, publié en 2019 par les éditions de la Philharmonie de Paris sous le titre Anatomie de la folle lyrique. De 2011 à 2019, il fut rédacteur en chef adjoint du site forumopera.com, puis rédacteur en chef de novembre 2019 à avril 2020. Il écrit désormais des comptes rendus pour plusieurs sites spécialisés, dont Première Loge.

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