Georg Friedrich Haendel (1685–1759)
Rodelinda

Opéra en trois actes, sur un livret de Nicola Francesco Haym
d’après d’Antonio Salvi (1710) et Pertharite de Pierre Corneille (1651)

Créé à Londres (King’s Theater, Haymarket) le 13 février 1725

Mise en scène : Claus Guth
Décors et costumes : Christian Schmidt
Lumières : Joachim Klein
Chorégraphie : Ramses Sigl
Vidéo : Andi Müller
Dramaturgie : Konrad Kuhn

Avec :

Sabina Puértolas : Rodelinda
Krystian Adam : Grimoaldo
Avery Amereau : Eduige
Christopher Ainslie : Unulfo
Lawrence Zazzo : Bertarido
Jean-Sébastien Bou : Garibaldo
Flavio : Fabián Augusto Gómez Bohórquez

Orchestre de l’Opéra de Lyon
Direction musicale : Stefano Montanari

Coproduction avec le Teatro Real – Madrid

Opéra National de Lyon, 15 décembre 2018

Année faste pour la Rodelinda de Haendel. Après la belle mise en scène signée Jean Bellorini à l'Opéra de Lille en début d'année, voici la version Claus Guth qui débarque à Lyon deux ans sa création sur la scène du Teatro Real de Madrid. Au-delà des simples parallèles, il est étonnant de constater comment les deux metteurs en scène ont su donner au rôle muet de Flavio, fils de la Reine de Lombardie, une place centrale dans le dispositif dramaturgique. Un plateau de haut vol couronne l'entreprise, le tout placé sous la direction énergique de Stefano Montanari.

Sabina Puértolas (Rodelinda) Avery Amereau (Eduige), Jean Sébastien Bou (Garibaldo)

Rodelinda représente l'apothéose de l'opera seria dans le sens où, durant près de trois heures, le livret exploite tous les ressorts dramatiques qui font passer l'intrigue par une palette d'émotions qui n'a guère pour comparaison qu'un circuit de fête foraine sur des montagnes russes. Les agencements du livret se combinent à une écriture musicale rigoureuse autant que virtuose qui propulsent l'ouvrage vers le grand spectacle et la débauche d'effets, coups de théâtre, quiproquo, tension et suspens. On doit ce carburant littéraire à Nicola Francesco Haym (librettiste notamment d'Ottone, Giulio Cesare et Tamerlano) qui reprend une trame élaborée en 1710 par Giacomo Perti, lui-même inspiré par Pertharite, roy des Lombards (1651), tragédie de Pierre Corneille. Il demeure de cet assemblage hétéroclite certaines ruptures abruptes, qui dissimulent mal leur fonction d'ajouts et transition commode.

L'origine du drame débute hors scène, dans le meurtre initial qui ébranle la famille mérovingienne des Agilolfingi. Le livret transforme la réalité historique et fait de ce meurtre un fratricide puisque Godeperto est tué par son frère Bertarido (Pertharite), ce qui provoque la fuite de ce dernier – fuite qui lui permet de passer pour mort auprès de la cour de Lombardie. Son rival Grimoaldo, fiancé à Eduige, la sœur de Bertarido, voit dans cette disparition l'occasion de courtiser la belle Rodelinda, épouse du pseudo-défunt. À ce conflit familial s'agrègent des éléments qui fournissent à l'intrigue son lot de tension et de rebondissements font nul n'ignore qu'il débouchera sur une inévitable lieto fine. La mise en scène de Claus Guth accentue les caractères psychologiques, au point de revendiquer une forme d'expressionnisme assez proche du genre cinématographique, à la manière d'un Tim Burton ou de la Nuit du chasseur de Charles Laughton. Là où Jean Bellorini suggérait par d'ostensibles gros plans sur Flavio, l'enfant de Rodelinda et Bertarido, toute une gamme de sentiments intimes qui confinaient à la douleur et au ressentiment du petit être abandonné et victime des adultes, Claus Guth choisit d'en faire un personnage autonome qui ne quitte pour ainsi dire jamais le plateau, admirablement incarné par l'acteur Fabián Augusto Gómez Bohórquez. Le drame est vu à la hauteur du regard de l'enfant, ce qui occasionne une galerie de portraits-charges qui transforme les personnages en fonction des croquis que griffonne Flavio sur les murs ou sur son carnet à dessin.

L'enfant (Fabián Augusto Gómez Bohórquez)

Les décors et les costumes de Christian Schmidt prennent le relai pour désigner par exemple Garibaldo comme le vrai méchant de l'histoire, grâce aux artefacts traditionnels de la narration BD et contes pour enfants : borgne et boiteux. Ce personnage exécute les basses besognes de son maître Grimoaldo, lui-même en cape et haut de forme, tel le comte Dracula. Expressionnisme encore dans la façon de transformer la déploration de Rodelinda en scène de la folie (Ombre, piante, urne funeste), en s'autorisant la dose d'humour montrant la mégère bouleversant le repas des noces et saccageant le festin.

Lawrence Zazzo (Bertarido) et Sabina Puértolas (Rodelinda)

Le décor inscrit l'action dans une vaste demeure victorienne, présentée sous toutes ses coutures sur le principe de la tournette. Ce procédé, déjà utilisé par Claus Guth dans un Tristan et Isolde dont le décor était déjà signé Christian Schmidt, nous fait pénétrer à l'intérieur du système de pensée de l'enfant, au point qu'il devient rapidement impossible de séparer la vision réelle de la vision fantasmée. Sur fond de ciel étoilé, la maison présente sur sa façade l'inscription mortuaire rappelant la mort de Bertarido, dont la fausse tombe est fleurie par la veuve éplorée. Par rotation, on découvre ensuite l'intérieur en coupe, avec tout un assemblage de couloirs aveugles et d'escaliers qui mènent à l'étage supérieur, séparant l'espace en deux et permettant de beaux effets de symétries comme par exemple quand l'enfant dessine sur la table du salon tandis que sa mère est juste au-dessus, repoussant son prétendant dans sa chambre. Admirables également, les passages mimés où le défilé des gestes au ralenti créent paradoxalement un effet comique, doublé d'une tension résultant de l'attente.

Le déplacement systématique des acteurs à la limite des bords extérieurs du décor crée une autre forme de tension volontaire qui superpose le danger fictif de l'intrigue au danger réel de l'espace scénique. Guth joue admirablement sur plusieurs tableaux, n'hésitant pas à faire apparaître les doubles fantomatiques des personnages qui interfèrent dans des scènes où ils ne sont vus seulement que par l'enfant, comme des hallucinations inaccessibles aux adultes. Cet univers convoque des images inspirées par des films comme Beetlejuice ou Sleepy Hollow, comme si par le dessin, l'enfant donnait forme et mettait à distance le danger environnant. Le décor de Bellorini donnait la sensation de personnages géants pénétrant à l'intérieur d'une maison de poupée ; celui de Christian Schmidt joue sur l'effet de gigantisme et d'angoisse – angoisse répétée lorsque les couples tendent leurs bras au-dessus du vide, séparés par deux balustrades ou bien lorsque, en parallèle de la scène qui se déroule dans une chambre ou un salon, une menace se développe dans le couloir attenant, selon une logique qui rappelle l'espace terrifiant dans Psychose d'Alfred Hitchcock.

Signé Joachim Klein, l'éclairage est majoritairement focalisé depuis le proscénium vers le haut de la scène, projetant les ombres des personnages frappés par une lumière qui vient d'en-dessous et accentue l'effet dramatique. Les projections d'Andi Müller ont tout d'abord une fonction didactique plutôt humoristique, résumant l'action à l'aide de gros bonhommes reliés par des traits. Par la suite, elles prennent une épaisseur qui apporte une nuance au décor, comme par exemple, cette image polarisée qui montre un jardin nocturne durant le célèbre pastorello d’un povero armento.

Sabina Puértolas (Rodelinda)

La voix délicate et précise de Sabine Puértolas confie au rôle de Rodelinda une admirable dimension de tragédienne classique, capable de passer en un tournemain de la fureur à la tendresse. Le timbre et la ligne vocale n'apparaissent pas immédiatement dans toute leur dimension, nécessitant plusieurs scènes avant de dessiner avec souplesse les pleins et les déliés (Ritorna, o caro e dolce moi tesoro).

Lawrence Zazzo (Bertarido)

Le Bertarido de Lawrence Zazzo joue la carte de la véhémence pour passer les crêtes escarpées du "vivi tirano". La couleur et les dynamiques demeurent impressionnantes d'impact dans la longueur de note et le liant expressif (Io t’abbraccio), faisant rapidement oublier les quelques scories techniques (Con rauco mormorio). Notons que le contreténor sera remplacé par le brillant Xavier Sabata pour les dernières représentations, ce qui ne manquera pas d'impacter la scénographie. Déjà présente dans la production lilloise, Avery Amereau teinte ici son Eduige d'une encre sombre et capiteuse qui font de la scansion du De’ miei scherni un moment de grâce inouïe auquel répond le Grimoaldo de Krystian Adam dans un Prigioniera ho l’alma in pena un brin corseté dans les aigus.

Sabina Puértolas (Rodelinda) et Krystian Adam (Grimoaldo)

La belle présence de Jean Sébastien Bou fait du rôle du méchant Garibaldo une sorte de capitaine Crochet dont on admire le tonitruant Tirannia gli diede il regno, sans oublier pour autant la prestation d'Andrea Mastroni. De la même façon, on ne reprochera pas à Christopher Ainslie de bâcler son rôle d'Unulfo mais on ne se situe pas ici au niveau de Jakub Józef Orliński qui réussissait à donner à ce rôle trop court une dimension extraordinaire.

La direction très énergique de Stefano Montanari dispense une joie peu commune qui contamine les pupitres de l'orchestre de l'Opéra de Lyon, avec une dominante pour la précision rythmique qui fait oublier une couleur de cordes parfois instable qui trahit l'atavisme et les habitudes d'un jeu sur instruments modernes. N'hésitant pas à accélérer dans les reprises, il réussit la prouesse de ne jamais mettre en difficulté un plateau dont on devine au-delà de la cohérence, le plaisir communicatif qui le lie à ce chef.

 

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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