On avait découvert dans Cenerentola (2016) le talent de Jean Bellorini pour échafauder une mise en scène à partir d'un objet-idée – un objet dont le mécanisme apparent servait de relai intellectuel qui renvoie à un monde onirique. Chez Rossini, la réflexion partait d'une roue de bicyclette, dont le mouvement circulaire finissait par rythmer les déplacements des acteurs et entraînait à sa suite tout un ensemble de péripéties et de vocalises. Dans Rodelinda de Haendel, c'est un petit train électrique qui nous fait pénétrer dans la narration – un train avec lequel joue Flavio, le fils de la reine Rodelinda. Le visage de l'enfant est projeté en gros plan à l'arrière-scène, les yeux grands ouverts comme pour souligner le fait qu'à travers lui, on pénètre dans un imaginaire qui sert de grille de lecture à l'opéra tout entier.
Les wagons sont remplacés par des éléments de décor miniatures que l'on retrouve ensuite sur scène mais toujours dans une dimension réduite de telle sorte à ce que les personnages sont perçus comme à l'étroit, contraints de se baisser pour passer les portes par exemple. Jean Bellorini imagine une maison de poupée peuplée d'êtres de chair et d'os, doublés de figurines sous la forme de marionnettes manipulées à vue. Une étape intermédiaire les montre le visage dissimulé sous un masque opaque, avec des gestes maladroits et mécaniques comme s'ils rejouaient en abîme certaines scènes comme des instantanés saisis dans la structure générale.
On observe dans ce travail une signature stylistique, discrète métaphore filée autour de l'objet-ampoule électrique dont la répétition obsédante souligne l'élément lumineux : incandescence du filament (amoureux) ou son alter ego mèche de bougie. Les décors de Jean Bellorini et Véronique Chazal fourmillent de détails dont la finesse est magnifiée par des jeux de lumières signés Luc Muscillo. Les projecteurs créent des textures et des mouvements à proprement parler dramaturgiques, comme par exemple le "paysage délicieux" au II tout en reflets dorés et orangés ou bien les pièces en enfilade du palais royal, reliées par un corridor mobile à travers lequel les personnages se poursuivent et jouent à cache-cache.
L'intrigue de Rodelinda a tout à la fois la simplicité des histoires de fidélité amoureuse et la complexité qui sied au genre de l'opéra seria haendelien. La durée généreuse (près de 3 heures) déroule les fils croisés d'une reine (Rodelinda) dont le mari est présumé mort (Bertarido) mais refait surface pour espionner les faits et gestes de l'usurpateur (Grimoaldo) qui tente de conquérir son cœur. Derrière ces agissements se cache le bien mal nommé Garibaldo, à la manœuvre pour tirer les ficelles et récupérer le trône. La mise en scène passe sous silence le meurtre du scélérat pour mieux se concentrer sur une lieto fine absolument improbable et inattendue : L'usurpateur rend le royaume de Milan à Bertarido et se réconcilie avec Eduige pour partager avec elle le trône de Pavie.
Jeanine De Bique incarne avec brio le personnage de Rodelinda, avec toute une palette expressive qui va du désespoir (Ombre, piante, urne funeste) à la joie (Ritorna, o caro e dolce moi tesoro). A l'exception de quelques menues prises d'air mal contrôlées, l'amplitude et l'endurance ne font pas vraiment défaut ; tout au plus pourra-t-on pointer sur la durée une tendance à lisser l'expression et se tenir à distance d'une émotion pas vraiment éruptive. Le Bertarido de Tim Mead maîtrise l'art discret qui consiste à ne pas trop souligner la douleur pour mieux la rendre sensible (Scacciata dal suo nido). Il domestique l'émission et la couleur pour se fondre à merveille dans les phylactères entremêlés de l'interminable duo Io t’abbraccio, donné avec toutes les reprises. Benjamin Hullett est un Grimoaldo aux intonations et aux couleurs volontiers agressives, n'hésitant pas à projeter sa rancœur quitte à déstabiliser la ligne (Tuo drudo è moi rivale). L'Eduige d'Avery Amereau ne vitupère pas avec une aisance toujours souveraine comme en témoigne le périlleux Lo faró, dirò spietato pris à un tempo prudent. Elle gagne cependant en présence et en caractère dans l'acte III (Quanto più fiera). Les palmes iront au Garibaldo d'Andrea Mastroni, d'une noirceur et d'une densités proprement stupéfiantes, ainsi qu'au jeune Jakub Józef Orliński (Unulfo), qui sait mettre le public dans sa poche avec une présence en scène et une caractérisation du timbre qui ne descend jamais en dessous de l'excellence.
La direction d'Emmanuelle Haïm est absolument maîtrisée d'un bout à l'autre, sans jamais laisser percer un sentiment de redite ou de lassitude – une gageure dans une telle partition. Le geste fouillé et précis tire des pupitres du Concert d'Astrée une énergie et des accents qui rendent à l'expression des contours discursifs d'une remarquable concentration.
A revoir le 11 octobre sur
C'est moi Aminata je suis Flavio dans Rodlinda
Je viens de te voir ce soir à Caen. C’était magique !