Le livret de Jenůfa tresse les fils de plusieurs faits divers qui, au-delà de leur dimension tragique, impose l'idée que la banalité du quotidien serait en elle-même tragédie. La complexité des relations entre personnages qui précèdent le lever de rideau plane sur l'ouvrage tout entier : le secret que porte Jenůfa en son sein, la rancœur de Laca envers Števa ou le passé de Kostelnička. Ce non-dit non-montré se retrouve dans une direction d'acteurs qui joue sur une économie de gestes pour mieux concentrer les effets.
Le décor de Damien Caille-Perret montre dès le lever de rideau l'intérieur d'un hangar dont les murs de tôles ondulées signalent qu'il pourrait bien s'agir du fameux moulin dont Števa a hérité à la place de son demi-frère Laca. La banalité de ce lieu industriel s'ouvre sur un léger monticule qu'on imagine rivage et sur lequel poussent des joncs, donnant l'illusion que ce paysage est un point de fuite vers la nature et la liberté. Encadré par les murs de tôles au point de dessiner un rectangle clair en fond de scène, cet horizon se retrouve au III, avec comme détail signifiant un lierre grimpant vers les cintres – illustration des forces vitales de la nature qui envahit l'intérieur d'un moulin peut-être désaffecté.
On se souvient à cette occasion du remarquable décor en unique huis-clos dans lequel Yves Lenoir avait placé son Orfeo – sa première mise en scène montée ici-même en 2016. Cette ambiance confinée refait surface ici au deuxième acte mais sans le brio qui signait l'ambiance décalée de ce Monteverdi. Un changement de décor à vue fait basculer les cloisons et le regard passe d'un espace ouvert à un espace confiné. Les tuyaux de la chaufferie, présents sur les côtés dans les actes I et III traversent la pièce en soupente qui sert de réduit à Jenůfa et son enfant, si bien qu'on peut imaginer qu'elle se situe dans les combles du moulin, ce qui ajoute au sentiment de détresse du personnage en fille-mère tandis que la neige tombe sur les vitres.
Le traitement des personnages féminins comme la grand-mère Burya ou Kostelnička donne une épaisseur psychologique inédite qui laisse entrevoir des destins parallèles à celui de Jenůfa. : Burya porte le souvenir douloureux de ses deux fils décédés tandis que l'irruption de Kostelnička portant la robe de mariage de Jenůfa évoque tout à la fois la folie dans laquelle l'a précipitée le meurtre de son nourrisson et les circonstances dans lesquelles elle a épousé son propre père. Les hommes ont décidément le mauvais rôle – la violence de Laca est soulignée par une véhémence des gestes et des attitudes qui en font tantôt en enfant capricieux, tantôt un adulte incapable de se maîtriser. La veulerie de Števa se lit dès son arrivée triomphale au retour de la commission d'exemption, mais c'est surtout à travers la vulgarité de Karolka au III qu'on devine dans quel abîme il finit par sombrer. L'idée de le faire se suicider hors champ par arme à feu était sans doute dispensable et d'assez mauvais goût – la scène finale fait rapidement oublier ce faux-pas, illuminée par ce geste de Jenůfa et Laca qui tendent l'un vers l'autre leurs mains de part et d'autre d'une table de noces trop longue pour qu'elles se rejoignent… prémices d'un bonheur ou d'un malheur à venir ?
Le cast est dominé par la Kostelnička de Sabine Hogrefe qui puise dans une palette et un ambitus remarquables une ligne puissante et véhémente. Que ce soit le monologue précédant le meurtre de l'enfant ou bien la scène des aveux, tout bouleverse dans cette voix capable de rendre le tourment comme la fragilité et la fêlure psychologique. Sarah-Jane Brandon fait entendre une Jenůfa qui évoque parfois une version miniature d'Elektra. Si l'actrice peine à convaincre (le délire tremblotant entre fièvre et folie au II), on lui préfère son art de la caractérisation et sa prestation dans le finale. Daniel Brenna est un Laca brutal et convulsif, jetant sa voix de ténor comme une arme dont il feint d'ignorer le danger. Certains changements de registres mériteraient un soin plus attentif mais on admire la force et la présence du personnage. Števa trouve en Magnus Vigilus un interprète de haut rang, capable de rendre la fatuité et la blessure morale en imposant un timbre rayonnant. À ses côtés, Katerina Hebelkova est une Karolka étonnamment revêche et gouailleuse, tandis que la Burya d'Helena Köhne démontre une belle santé dans la projection et la densité du timbre. Des lauriers également pour le fougueux meunier de Tomás Král ou le couple Krzysztof Borysiewicz et Svetlana Lifar (le Maire et son épouse).
Stefan Veselka tire des Czech Virtuosi une lecture qui préfère à la pâte et au fondu orchestral une dimension éminemment soliste. Les musiciens tchèques sont ici dans leur élément, caractérisant par une science consommée des accents et des attaques une forme de liberté d'expression qui fait merveille dans une œuvre aussi exigeante et aussi complexe. On admirera en particulier cette manière de conjuguer le pépiement des cuivres à l'aigre-doux des cordes.