Vétéran de la composition musicale et figure mal connu de ce côté-ci des Alpes, Sylvano Bussotti est un touche-à-tout qui fascine par la multiplicité de ses centres d'intérêts. Préoccupé par la définition d'un "graphisme musical"((http://soundmorphology.blogspot.fr/2016/07/la-passion-selon-sade-sylvano-bussotti.html)), il recycle dans son écriture des éléments d'un théâtre visuel directement inspiré par le dadaïsme et les expérimentations de l'avant-garde des années 1960. Le théâtre de la Fenice avait refusé de donner cette Passion selon Sade en l'occasion des 85 ans du compositeur en 2016. L'initiative est reprise par la compagnie T&M (Théâtre et musique), dirigée par Antoine Gindt, dont le travail d'inscrit dans la continuité de la structure précédente : l'ATEM (Atelier de théâtre et musique) créé en 1976 par Georges Aperghis.
Premier titre d’un catalogue comprenant quelque dix-huit opéras et ballets, La Passion selon Sade, est un "mystère de chambre avec tableaux vivants", librement inspiré du marquis de Sade et d'un sonnet de Louise Labé. L'assonance figurative autour de la lettre O évoque l'ouvrage éponyme de Dominique Aury (Alias Pauline Réage) mais ouvre également la perspective d'un croisement assez prévisible entre Justine et Juliette, personnage-Janus qui démontre comment la vertu conduit à une existence malheureuse et le vice au confort et à la joie. Le mystère tient aussi du caractère aléatoire de la lecture-déchiffrage imposée par l'écriture de Bussotti. Ces partitions ultra picturales et littéralement en trompe l'œil brassent des matériaux philosophiques et esthétiques qui brouillent les codes entre acteurs et chanteurs, musiciens et figurants. D'une beauté plastique indéniable, ces assemblages de lignes brouillonnes s'agrègent ici et là en une esquisse, un profil, des formes géométriques… illisibles donc, sauf à considérer qu'il y a là matière à jouer et à improviser.
La mise en scène d'Antoine Gindt joue explicitement sur cette notion de théâtre total pour aboutir à un objet sonore assez indéfinissable, entre spectacle vivant et installation plastique divisée en une trentaine de "tableaux" vivants comme autant de situations ou de poses érotiques. L'interprétation n'est donc qu'un prétexte ludique qui se dissimule dans les innombrables didascalies inscrites dans les marges et entre les lignes. Il fallait donc un sacré culot à Raquel Camarinha pour relever le défi de succéder à la dédicataire Cathy Berberian qui créa la pièce à Palerme en 1965. Certes, on pourra objecter que le parfum de soufre qui régnait sur l'œuvre s'est, depuis, dissipé. L'inoffensive transgression consiste à placer les deux personnages dans un décor drapé de vert (couleur "interdite" au théâtre) et faire défiler tous les lieux communs d'un univers sadien revu et corrigé à la sauce Buñuel et Mishima. Le divan comme lieu des (d)ébats est du même acabit que le crucifix rangé dans le mini-bar, parmi les flacons d'alcool. Juliette-Justine est tour à tour la dominé et dominante d'un Marquis haut en couleur (Eric Houzelot) à qui Antoine Gindt demande de prononcer un discours liminaire,: "Français, encore un effort si vous voulez être républicains". Cette ode à la transgression laïque et au libertinage fait entendre la langue de Sade sous une forme déclamatoire qui en édicte solennellement les grands principes. Certes, on aurait pu se passer des artefacts déprimants du marketing politique contemporain tel ce pupitre officiel, entre un drapeau français et européen. Pour la partie travaux pratiques, il faudra se contenter d'une traditionnelle séance de fouet, ligotée et yeux bandés, après une long et très daté préambule musical interprété à l'orgue.
On retrouvera dans le dispositif scénique des éléments déjà à l'œuvre dans Giordano Bruno ou Kafka-Fragmente, comme par exemple ce jeu de paravents amovibles derrière lesquels se dissimulent les musiciens – musiciens à la fois interprètes et figurants. Dirigés depuis les coulisses par Léo Warynski, les musiciens de l’Ensemble Multilatérale alternent séquences mimées et interprétation musicale sans qu'il soit évident de deviner à l'avance la fonction qu'ils occupent lorsque le rideau se lève.
L'écrin cotonneux du théâtre de Nîmes contraint Raquel Camarinha à déployer sa voix sur une grande amplitude afin qu'elle puisse se projeter avec précision dans les miaulements stratosphériques de la Sonata Erotica pour voix seule d'Erwin Schulhoff, ajoutée à la partition de Bussotti tout comme le choral chuchoté Blute nur, du liebes Herz, extrait de la Passion selon Saint-Mathieu accompagné en harmoniques par un solo de violoncelle. Une conclusion en forme d'énigme avec un fondu au noir sur la soprano lovée telle un sphinx sur le divan au pied duquel gît le cadavre du divin Marquis.