De prime abord, et pour des raisons différentes, il semble une fois de plus que la langue proustienne résiste cette épreuve du feu qui consiste à la placer (la planter) en scène, un peu comme un objet d'admiration – hiératique et solitaire. La magie du lieu opère tel un écrin coloré qui déteindrait sur l'auguste et languissante prose. Ce Théâtre des Bouffes du Nord impose d'emblée la contemplation de cet immense mur de fond décati et rongé, une surface couleur cinabre vermillon qui évoque tout à la fois Pompéi et les salons fin de Siècle. Le public s'installe, on distribue des madeleines tandis que se répandent les échos lointains de la sonate de Vinteuil – César Franck. L'ambiance est cosy, on attend.. on attend longtemps, juchés en corbeille avec en dessous de nous la vision d'un divan en velours vert et d'une lampe de salon. Deux mystérieuses sandales à lanières traînent à proximité ; elles resteront au même endroit à la fin du spectacle, telles les légendaires chaussures qu'Empédocle laissera sur les bords du cratère de l'Etna comme seules preuves de son suicide dans les flammes.
Des flammes, Yves-Noël Genod a gardé la couleur avec cet improbable damas de velours écarlate qui investit et gaine son corps filiforme de haut en bas tel le fameux gilet rouge de Théophile Gautier à la première d'Hernani. Un Proust romantique et révolutionnaire ? Plutôt une silhouette courbée qui apparaît dans un long rayon de lumière, quasi dissimulée sous un manteau de peau retournée, récitant d'une voix blanche ce texte de Léon Daudet décrivant un Marcel Proust neurasthénique et hystérique : "un jeune homme pâle aux yeux de biche, suçant ou tripotant une moitié de sa moustache brune et tombante, entouré de lainages comme un bibelot chinois".
L'excentricité blonde et écarlate de l'acteur fait face à un pupitre avec pour seul instrument une moderne tablette électronique, version contemporaine des paperolles que Proust collait dans les marges de ses manuscrits. Balayant l'écran d'un index dilettante et badin, Yves-Noël Genod déplie-déploie à l'infini ce qui s'apparente à une longue, très longue, lecture de Proust. Ce paysage narratif se déroule lentement comme les deux rives d'un fleuve. C'est ample et paisible, on entend passer les fantômes de Chateaubriand, Baudelaire… avec un nombre incalculable de digressions où Genod ressasse et réinvente son Proust, en l'accompagnant l'allusions et de commentaires. Parfois la voix contrefait un personnage, tantôt elle se contente de le dessiner sur un ton monocorde. Il n'y a rien ici d'une hagiographie proustienne, d'une béate leçon d'admiration. Le fil de la lecture est brouillé continument, comme si ce bavardage en forme d'entre-soi prenait le pas sur le texte. L'acteur se cherche dans la Recherche – tautologie géniale et irritante qui susurre, chuinte, miaule son Proust sans jamais s'arrêter. Les strapontins claquent, des spectateurs quittent la salle, sans perturber ce débit oratoire désabusé, ludique… presque houellebecquien par endroits.
Avec le refus du point fixe en guise de jeu d'acteur, Yves-Noël Genod se vautre dans le divan, arpente la scène en faisant résonner ses talons argentés, disparaît par un côté, réapparaît par une porte etc. Les lumières de Philippe Gladieux l'accompagnent comme une sorte de halo ou de reflet d'un esprit en divagation, clignotant d'une manière instable et défectueuse, à des endroits incongrus, jamais vraiment en phase avec la position de l'acteur. On se perd comme happé par la contemplation de ce petit pan de mur jaune autour duquel tournent en spirale les phrases de Proust. Genod s'amuse de cette errance, qu'il surjoue à l'envi en lui donnant des airs de voyage oisif parmi les lignes imprimées, tirant des bords pour retarder le moment où la phrase se clôt sur son point d'arrêt.
Ce Proust dandy assume son côté autocrate et falot, se moque volontiers de lui-même en rappelant cette anecdote sur la sonorité en "air" qui hanta l'écrivain asthmatique jusqu'à son dernier souffle. La lecture revient longuement sur les scènes érotiques et le qualificatif d'"inverti" – occasion de lire la phrase la plus longue de la Recherche, longue litanie au fil de laquelle on manque de perdre pied et qui se conclut sur le mot de "vice" et jure ironiquement avec le célèbre et très bref "Longtemps je me suis couché de bonne heure". On goûte la scène où, massée derrière la paroi de verre qui les sépare les clients du restaurant de Balbec, la population locale est comparée à un vivier plein de poissons inquiétants.
Ce moment de théâtre est aussi une leçon sur le temps – un temps en extension, à la fois précieux et "perdu", à travers lequel Yves-Noël Genod se prélasse, pose et fascine.