La dramaturgie de l’Orphée et Eurydice de Gluck est divisée en trois moments :
- La déploration et l’arrivée d’Amour qui ouvre les perspectives de salut (Actes I et II)
- La scène de dépit d’Eurydice qui ne comprend pas l’attitude d’Orphée et la seconde mort d’Eurydice (Acte III)
- L’intervention d’Amour ("Arrête, Orphée!") et le ballet triomphal
A Lyon, David Marton avait proposé une vision rétrospective d’Orphée vieilli écrivant et revivant cette histoire, c’est aussi un Orphée et Eurydice sans Happy End que proposent Hofesh Shechter et John Fulljames dans une co-réalisation déjà présentée à Londres en 2015, associant la Hofesh Shechter Company, dans une tragédie-ballet qui s’inscrit parfaitement dans le mythe et dans le drame total voulu par Gluck.
On sait en effet que la version française laisse une place importante au ballet, c’était une exigence de l’Opéra de Paris dont la tradition est double, celle du chant et celle du ballet, et c’est une exigence qui durera encore un petit siècle.
Une oeuvre totale
C’est donc loin d‘être un contresens que de proposer un spectacle qui va dans sens de la volonté du compositeur et qui allie les deux .
Les deux ? Pas seulement. La présence de l’orchestre sur scène, élément central écrasant ou discret, marque évidemment le tissu fondamental de la production qui allie chant, musique et danse dans un spectacle total, théâtral dans sa présentation, qui joue sur les espaces et la machinerie du théâtre, théâtral dans sa dramaturgie, grâce à la manière dont est notamment conduite la longue scène avec Eurydice.
C’est donc l’habile montage d’un tissu composé de trois éléments scéniques qui fait sens dans ce spectacle où chœur, orchestre, ballet et solistes se partagent le même espace, sans autres objets que quelques lanternes. Une Gesamtkunstwerk en quelque sorte, telle que Gluck la souhaitait pour une version française où chant, danse et orchestre devaient former un ensemble cohérent et novateur.
Un ballet présent et actif
Au lever de rideau, l’orchestre est sur scène, et le décor ressemble à une conque acoustique : on pourrait croire à une exécution concertante, mais très vite, l’orchestre placé sur un pont est soulevé et libère des espaces que le chœur et le soliste occupent ; c’est ainsi que des espaces vont tour à tour apparaître et disparaître au gré des scènes, et l’orchestre lui-même s’enfoncera dans les dessous, pendant que le ballet ou le chœur occuperont l’essentiel de la scène. Ces mouvements divers (et nombreux) du plancher resteront imperceptibles toute pendant la représentation, tant l’ensemble est fusionnel et tant le regard est orienté ou concentré sur l’action…
L’action qui dans l’œuvre de Gluck est réduite : l’instant initial est postérieur à la mort d’Eurydice et elle se réduit à peu près à la remontée des Enfers. Toute la première partie n’est que discours, déploration ou espoir, concentrée entre chœur et Orphée.
Le ballet n’est pas ici décoratif comme très souvent (notamment dans le Grand Opéra), mais s’insère dans la dramaturgie, en faisant de la chorégraphie un élément de suggestion, un travail d’ensemble, une gestuelle (qui va jusqu’à la breakdance) très cohérente et très dynamique, interprétable selon la scène, tantôt âmes des Enfers vaguement effrayantes, tantôt métaphore agitée de l’âme d’Orphée, tantôt projections corporelles de la musique. La mise en scène laisse à la fois le spectateur libre de son interprétation, et crée une fusion de tous les éléments, pour que chacun ait une place claire. L’orchestre est évidemment un personnage essentiel, et Amour (Fatma Said) en émerge, le plus souvent installé en dehors du jeu, notamment dans les deux premiers actes, mais à l’intérieur de la musique, comme si se construisait un univers global propre.
Une mise en scène globalisante, qui multiplie les espaces où tout bouge, non seulement le sol, mais aussi le plafond, s’abaissant quelquefois jusqu’à étouffer l’espace ou laissant s’échapper des rais de lumière, grâce aux éclairages très élaborés de Lee Curran repris par Andrea Giretti, comme si de cette boite sensée représenter l’espace clos des enfers, des trous laissaient s’échapper le jour et donc l’espoir. Mais en même temps « la boite » reste celle qui renvoie au concert, à la situation du spectateur : c’est évidemment un jeu qui multiplie les points de vue.
Le réalisme du drame
Dans cette globalité, les scènes les plus dramatiques sont réglées avec beaucoup de réalisme et de justesse. Les personnages sont bien dessinés, essentiellement Orphée, qui erre entre les piliers qui soutiennent l’orchestre, qui s’assied sur une chaise ou écroulé au pied du bûcher d’Eurydice (belle scène impressionnante). Eurydice apparaît au loin au final de l’acte II, mais se réveille au début de l’acte III, retour à la vie qu’on n’imagine pas toujours. Si dans d’autres visions, Orphée est bien vivant, Eurydice reste toujours intermédiaire entre l’ombre et la vie, une vision sans doute influencée par notre représentation des Enfers née de la visite d’Ulysse aux Enfers de l’Odyssée ou des visions de l’Enfer de Dante qui en procèdent aussi. Or ici, elle redevient vie, vivante, corps, et le jeu des deux personnages très habilement réglé par John Fulljames, des gestes tendres, deux corps qui se mêlent et s’emmêlent sans que jamais les regards ne se croisent, mais toujours sur le fil du rasoir, toujours au bord…
La scène est menée avec tout le soin donné à l’expression vitale, comme une vraie scène de dépit amoureux et pas seulement la plainte féminine, il y a là authentique action, avec un jeu très moderne, très « naturel » dans une œuvre où l’on choisit parfois un axe plus abstrait et plus distancié, c’est un jeu qui renvoie paradoxalement aux scènes de dépit amoureux du monde de la comédie, qui rompt avec l’ambiance générale de l’œuvre, parce qu’apparaît Eurydice, l’objet des déplorations, qui se réveille avec ses exigences là où l’on attendrait une sorte de soumission, elle se réveille pleine de vie, trop en vie pourrait-on dire : cette mère des épreuves qu’on va voir dans d’autres œuvres (La flûte enchantée par exemple) n’est pas vécue comme épreuve, elle n’en a pas les contours, mais comme une manière de scène de ménage, qui se termine brutalement au premier regard : non seulement Eurydice immédiatement s’écroule pour sa deuxième mort, et tous les éclairages changent, avec un très long silence, qui marque la bascule, qui va amener le fameux air « J’ai perdu mon Eurydice » exceptionnel de Juan Diego Flórez.
Comme on le sait, l’Orphée de Gluck se termine en Happy End, Amour est touché par l’air d’Orphée, et rend Eurydice à son aimé sans autre forme de procès. Le chant d’Orphée a un effet sur le monde et sur Amour. Et tout se termine par un ballet de triomphe.
Dans la mise en scène de René Clair au Palais Garnier en 1973 (avec l’Orphée de Nicolaï Gedda), Orphée et Eurydice (Jeannette Pïlou) trônaient en fond de scène, spectateurs du ballet (George Balanchine), réglé comme divertissement royal assez ennuyeux d'ailleurs.
Il en va autrement ici : le ballet se déroule, d’abord joyeux, plein de vivacité, et la foule composée des danseurs et du chœur aspire Eurydice qui disparaît, et devient alors comme une danse funèbre tout aussi vive, mais Orphée, comme fataliste, parcourt la foule et la scène, pour se retrouver devant le bûcher d’Eurydice comme au début, comme si tout n’avait été que rêve, ou parce que le destin d’Orphée est d’être seul, dans la déploration.
Le Happy End voulu pour l’œuvre est évidemment en contradiction avec le mythe où Orphée n’existe qu’en sublimant sa plainte en art (chant et poésie). Sans mort d’Eurydice, pas de mythe et pas d’Orphée, pas de poésie, pas de chant, pas d’effet du lyrisme sur le monde.
Cet effet du lyrisme sur le monde, c’est évidemment la clef musicale qui le donne, et la présence en scène de l’orchestre montre que le lyrisme est l’objet central de l’œuvre : le chant d’Orphée fait mouvoir et les êtres et les choses, d’où le ballet suscité par ce chant, qui se meut au rythme de la modulation du chant, mais aussi les décors qui bougent sans cesse : tout procède de ce chant : si la mise en scène montre que tout bouge, c’est que la déploration d’Orphée la suscite. Dès qu’Eurydice apparaît vivante, le décor est fixe et le ballet s’arrête, Orphée en simple amoureux perd ses pouvoirs…
Les pouvoirs du chant
C’est donc les pouvoirs de la musique et du lyrisme qui sont célébrés, et de ce point de vue, la Scala a visé juste à tous niveaux.
L’Amour de la jeune Fatma Said est frais, avec une diction française impeccable (comme les trois protagonistes et tout le chœur d’ailleurs), un phrasé juste et une belle projection, la voix est claire et jeune, l’expression très efficace, et le ton tranche sur le style de l’Orphée de Flórez, tout en nuances. Il y a chez Fatma Said une sorte de brutalité joviale qui pose une vraie personnalité.
Christiane Karg est aussi en Eurydice (un rôle assez bref, comme celui d’Amour : l’Orphée et Eurydice de Gluck est un concerto pour Orphée avant tout). La voix est très contrôlée, très claire, très expressive aussi, elle n’a rien d’une Ombre, mais d’une femme bien vivante avec ses espoirs ses déception et aussi son désir. Tout ici est vie, avec une diction parfaite du français, mais aussi un ton très différent de ce qu’on a l’habitude d’entendre, beaucoup plus vivant, beaucoup plus proche de nous, qui rend ce Gluck étonnamment moderne.
Évidemment, Juan Diego Flórez est l’attraction principale de la distribution, d’abord parce que c’est la première fois que la version française pour ténor est représenté, jusqu’ici à la Scala tous les Orfeo ont été des chanteuses, à commencer par Fedora Barbieri en 1951 (avec Furtwängler en fosse) jusqu’à Erzbieta Ardam ou Bernadette Manca di Nissa avec Muti en fosse en 1989 (dernière reprise de l’œuvre).
On sait que Juan Diego Flórez élargit actuellement le répertoire et la voix a sans doute perdu un peu d’éclat mais a pris du corps sans perdre ses qualités à commencer par la diction : un français impeccable et un phrasé modèle, une pose de voix et une émission de rêve, une projection impeccable et surtout un sens inné de la musicalité : l’émergence de la plainte « Eurydice !» au milieu du chœur dès les premières minutes est un modèle.
Selon les moments, le rôle est une plainte lyrique, mais il y a aussi avec des moments d’agilité, (scène d’Orphée et des Démons « soyez sensibles à l’excès de mes malheurs » où est requise la légendaire technique du ténor, qui rappelle quel rossinien il est. Mais rien n’est jamais spectaculaire, rien ne procède jamais de la performance, mais au contraire d’un travail intense sur le contrôle, sur le sens, sur l’expression. L’explosion du public après « J’ai perdu mon Eurydice » a été telle qu’on était au bord du bis. Un air dit et chanté avec une extraordinaire simplicité, jamais identique avec une manière de faire sentir la douleur sans ornements, avec la seule certitude du texte et une extraordinaire tendresse dans la manière de propose l’air. Vraiment prodigieux, parce que ressenti et surtout jamais démonstratif : on n’est jamais dans la performance, mais on est dans la profondeur. Poésie et profondeur…Orphée ni plus ni moins.
Soulignons aussi le beau travail du chœur préparé par Bruno Casoni, très homogène avec un gros effort de clarté dans la diction et l’expression, le chœur de la Scala est toujours une formation exceptionnelle quand les conditions musicales sont réunies.
Les pouvoirs de l'orchestre
Et elles l’étaient, avec au pupitre Michele Mariotti qui dirigeait l’œuvre de Gluck pour la première fois. L’orchestre est l’un des protagonistes du spectacle voulu par Shechter e Fulljames. Dans une position difficile (toujours dos aux chanteurs guidés par des écrans dans la fosse), avec un son de l’orchestre varié selon qu’il était en hauteur ou enfoncé dans le sol, effet voulu par une musique soumise au chant d’Orphée qui fait tout mouvoir et évidemment fait amollir les âmes et les pierres, mais aussi impose sa couleur à une musique qui doit en sortir diversifiée selon la place de l’orchestre.
Mariotti s'est fait connaître par ses interprétations du premier XIXe siècle de Rossini au premier Verdi, et on sait aussi l’importance de Gluck dans le Rossini serio. Le jeune chef aborde Gluck avec cet enseignement-là, sans jamais susciter l’ennui tant il sait alléger la masse (importante) de l’orchestre, ou tendre les moments dramatiques, sans jamais couvrir les chanteurs, sans jamais s’imposer tout en étant sans cesse présent, élégant et sachant jouer sur les couleurs et les timbres. Il laisse le drame se dérouler en faisant de l’orchestre quelquefois un simple accompagnement proche du continuo, il exalte aussi les instrument solistes (bois, harpe) et malgré les positions de l’orchestre, le son est toujours parfaitement clair, parfaitement lisible et il sait aussi être joyeux ou sombre dramatique en restant toujours équilibré, une sorte d’équilibre classique.
Ce qui frappe également, c’est la ligne dynamique et la fluidité de l’ensemble qui garde toujours une vraie personnalité, peut-être plus souple que chez d’autres chefs, n’agissant pas sur le spectaculaire mais soignant l’homogénéité des volumes et les rythmes (magnifique accompagnement du récitatif de la scène III de l’acte II (« quel nouveau ciel pare ces lieux »): la présence permanente des danseurs impose une vraie science des rythmes et des respirations. Une prestation de très haut niveau, qui montre que ce chef commence à aborder les répertoires plus divers (il sortait de Bohème, va bientôt aborder Don Carlo) avec un égal bonheur et une vraie singularité. Beau et grand moment.
Triomphe prolongé à la Scala, où pour une fois le public n’avait pas envie de laisser la salle pour attraper taxi ou tram, mais est resté en rappelant les artistes avec chaleur et constance. Le chant d’Orphée a aussi réussi à mouvoir le public de la Scala.
J y étais hier soir. Comme votre soir soirée exemplaire et public au septième ciel.
L'orchestre d une beauté sidérante.
Depuis le Lohengrin de Gatti en 2007 et le Tristan de Barenboim en 2011 je n' avais plus entendu des sons aussi beaux et des harmonies aussi parfaites à la Scala.
Samedi 17 mars 2018.
Très belle soirée, une salle comble et un public enthousiaste .
Un peu déçu par les costumes (pauvre Orphée en costume 3 pièces de bourgeois de province des années 30 ! ) le ballet et les chorégraphies impeccables, belles émotions !