On l’a constaté il y a quelques mois à Genève avec la production de la « Trilogie Tudor » confiée à Mariame Clément, mais également en d’autres occasions : il est difficile de mettre en scène les phares du belcanto. D’abord parce que l’attente du public n’est jamais focalisée sur la mise en scène, et rarement sur la direction musicale, mais essentiellement sur la performance vocale des protagonistes. On attend la pyrotechnie qui va envoyer les amoureux des voix au Septième Ciel. Mais les Gencer, Sills, Caballé, Sutherland, et plus récemment Gruberova qui avait fait de Roberto Devereux l’un de ses chevaux de bataille ne sont plus ou, comme la grande Mariella Devia ne sont plus en carrière. Et il n’y a pas encore de légende vocale pour leur succéder. On aurait pu penser après une Bolena de légende à Vienne et quelques autres productions que Netrebko aurait pu être de celles-là, mais le répertoire de la chanteuse s’est élargi avec la voix et entre quelques « grands » Verdi et un net penchant pour Puccini et le vérisme, Anna Netrebko ne sera pas la nouvelle reine de Donizetti.
Dans l’attente de la descente des Cieux de la future déesse à adorer, il faut bien programmer et, faute de grives, on mange des merles.
Comme je l’ai souvent déploré, la direction musicale de ce répertoire manque souvent de caractérisation nette. Sans conteste, Pesaro a fait naître (ou renaître) une tradition rossinienne et on a entendu récemment d’excellents chefs qui mettent en valeur ce répertoire, à commencer évidemment par Michele Mariotti, et hors Pesaro, un Stefano Montanari ou un Gianluca Capuano ont su montrer les racines baroques de ce répertoire.
Pour Donizetti et Bellini, coincés entre Rossini et Verdi, c’est un peu différent. Les habitudes du moment consistent à diriger (surtout Donizetti) non en fonction des racines de ces musiques, mais de leur futur aboutissement, on les dirige au mieux comme du Verdi, au pire comme du Puccini et ainsi la musique d’opéra italien à partir de 1835 se teinte de vérisme, aussi bien orchestralement (la plupart du temps, les productions sont d’ailleurs confiées à des chefs à tout faire de second ordre) que vocalement : c’est tellement sensible notamment chez certains ténors.
Alors, entre débats stylistiques sur la manière de diriger et absence actuelle de véritable styliste du bel canto (une Sondra Radvanovsky est désormais au crépuscule de sa belle carrière), il est difficile de trouver une vraie satisfaction musicale, même s’il y a de grands mezzos (Berzhanskaya) de grands ténors (Osborn ou Spyres), et des barytons exemplaires (Alaimo), mais peu de sopranos, le nerf de la guerre.
Dans un répertoire où la mise en scène n’est pas (au contraire d’autres répertoires) un élément qui compte fortement dans l’horizon d’attente du spectateur, l’absence de voix de référence fait que paradoxalement on va devoir s’y intéresser un peu plus.
Ainsi, le Festival Donizetti, sous la férule énergique de Francesco Micheli, s’est efforcé en dix ans de varier les approches scéniques, d’appeler des noms inconnus en Italie, de proposer des spectacles souvent originaux ou inattendus et c’est un point important à souligner, dans un paysage lyrique italien où la mise en scène n’est pas vraiment le centre des intérêts du public. C’est un des caractères du Festival Donizetti d’avoir avec des fortunes diverses, toujours soigné les approches scéniques. Souvenons-nous par exemple de l’Ange de Nisida, un des moments les plus forts de ces dix années.
Ainsi, cette production de Roberto Devereux offre sur le papier un cast très honorable, avec une prise de rôle de Jessica Pratt dans le rôle redoutable d’Elisabetta et la présence de John Osborn en Roberto, et en fosse, le maître des lieux Riccardo Frizza, directeur musical du Festival et donizettien de référence, avec comme metteur en scène, le britannique Stephen Langridge, qui connaît (par force) le monde élisabéthain, et qui a travaillé dans de nombreux théâtres, tout en dirigeant de belles structures, comme actuellement le Festival de Glyndebourne. A priori une série de belles promesses.
Et pourtant, quelque chose n’a pas fonctionné, pour une œuvre qui, des trois opéras de ladite trilogie Tudor, est la plus crépusculaire, la plus difficile, et aussi la moins jouée. Même si le titre en est Roberto Devereux, le vrai sujet, c’est une Elisabetta en fin de règne et de vie, désespérément seule, et plus ou moins manipulée par son entourage. Elle va mourir en 1603 et nous sommes en 1601. C’est l’angle choisi par le metteur en scène, qui focalise sa mise en scène sur la mort, jouant en veux-tu en-voilà sur squelettes et crânes, jusqu’au costume de la reine, comme si c’était là sa seule obsession.
La scène est entourée d’un cadre lumineux, comme si nous assistions à une sorte de tableau vivant, avec des éléments fixes dont une table de plastique transparent à la Philippe Starck à jardin sur le proscenium recouverte d’objets fétiches divers, des sortes de vanités, auxquels s’ajouteront après l’entracte des fleurs et des cranes sur le sol et sur toute la largeur proscenium, comme des « ex-votos » à une femme sur le départ, déesse déjà en cours de déification… Nous sommes dans une approche visiblement symbolique.
Le symbolique se lit aussi dans les jeux sur la couleur, puisque deux éléments violemment rouges, sont soulignés, le lit de Sara, monumental, qui ouvre la représentation, et qui sera l’un des éléments de référence, et le trône d’Elisabetta, trône debout ou couché (à la fin).
Le lit – forcément adultérin et coupable- face au trône, voilà une symbolique qui en dit long sur l’esprit de la reine et son obsession… ou sur l’idée subtile (?) et raffinée (?) du metteur en scène.
Pour le reste, des palissades noires derrière lesquelles le chœur (la cour) se dissimule, commentant les actions de la reine, une cour vêtue de noir, – on se croirait dans un tableau de Franz Hals, presque déjà en deuil, qui d’ailleurs se repasse des crânes de main en main quand elle n’a rien d‘autre à faire…
C’est tout pour le décor signé Katie Davenport, qui a aussi conçu des costumes d’époque, Elisabetta avec sa robe dont l’imprimé marque l’obsession mortifère (autres crânes), Sara à la robe plus courte (signe de jeunesse ?) marquant nettement qu’elle est enceinte de son mari le duc de Nottingham, des costumes dans l’ensemble ni très seyants, ni très réussis.
Deux éléments demeurent assez bienvenus, les changements marqués par le cadre lumineux de scène qui aveugle le spectateur, soulignant ainsi les transitions et l’avancée du drame et les poèmes de Devereux qu’on lit et qui rappellent que Devereux était aussi poète, comme bien des aristocrates du temps, manière aussi de nous dire qu’un poète ne peut être tout à fait le traître qu’on va décrire.
Néanmoins, l’ensemble reste assez lourdement réalisé, comme ce jeu du pendu marqué sur le mur avec le pendu et ‘Roberto’ écrit sous la potence dessinée au moment du procès. Une idée inutile, voire ridicule qui aurait pu nous être épargnée (voir photo initiale).
Autre idée à nous épargner, cette marionnette de la reine en version squelette qui danse avec un beau jeune homme, là encore une symbolique à la légèreté du plomb qui va se poursuivre avec insistance et entraîner la reine à la fin de son monologue conclusif dans ce qu’on suppose être sa tombe.
La mort, toujours la mort, disait Carmen, avec un vrai sens du tragique et non comme ici du risible et du mal réalisé.
Mais le ridicule se lit surtout dans les mouvements d’acteurs : la scène entre Nottingham et Sara quand il l’accuse d’adultère est mal réglée, les mouvements sont frustes, mécaniques avec des gestes convenus, les entrées et sorties approximatives, pour ne pas évoquer par ailleurs les mouvements du chœur qui passe et repasse en arrière-plan on se demande pourquoi, sinon pour montrer qu’on remplit l’espace.
Pas de travail sur les personnages laissés à eux-mêmes dans une œuvre qui a un regard assez subtil sur certains (Elisabetta, Roberto, mais aussi Nottingham). C’est en effet une œuvre sur les apparences trompeuses. On n’a jamais su si Roberto avait trahi ou non ou s’il était victime d’intrigues de cour, on n’a jamais su s’il avait été l’amant de la reine ou si l’amour de la reine était resté platonique. Et Sara (personnage inventé) et Roberto, promis l’un à l’autre, ont été séparés par le départ de Roberto si bien que Sara a été contrainte d’épouser Nottingham probablement sans jamais avoir touché Roberto. Les accusations vraies ou fausses se mêlent aux fantasmes des uns et des autres, aux méandres des souffrances et finissent par faire tragédie sans que grand-chose ne se soit réellement passé.
De toutes ces subtilités, il n’est jamais question, nous sommes dans le « brut de décoffrage » avec le duc très gentil devenu très méchant, la reine ravagée d’amour et de solitude, un Roberto un peu perdu qu’on n’arrive pas à situer ni à qualifier et une femme amoureuse mais pas adultère et qui plus est, enceinte (dans cette mise en scène).
Ainsi quand le lit rouge fatal est suspendu au début du deuxième acte, il est comme un lit de Damoclès, plus craint que réel, et pourtant tout conduit au drame.
Tout cela est sommaire, sans subtilité, sans grand intérêt et surtout pas vraiment travaillé ni réfléchi. On aura beau en appeler à Shakespeare et Hamlet avec tous ces crânes baladeurs, tout en réalité n’est que vide et vanité.
La distribution
La mise en scène approximative et sans idées ne génère pas l’émotion. Pourtant, l’émotion est une des données fortes de Roberto Devereux avec trois personnages un peu perdus, Elisabetta en fin de vie, Roberto revenu et qui ne sait quelle attitude adopter, et Sara coincée entre sa loyauté à la reine et au mari et son amour. Enfin Nottingham commence comme un défenseur acharné de Roberto et finit par être son ennemi tout aussi acharné quand il découvre ce qu’il croit être son infortune. Il y a là de quoi alimenter une science du chant très élaborée et de vraies situations théâtrales, Roberto Devereux n’est pas l’opéra des voix neutres ou indifférentes ou des expositions acrobatiques gratuites de gosiers en vitrine.
Comme souvent à Bergamo, les rôles de complément sont bien tenus, quelquefois par des élèves de la Bottega Donizetti comme ici Ignas Melnikas (Sir Gualtiero Raleigh), Fulvio Valenti en chevalier ou membre de l’entourage de Nottingham et surtout l’excellent Davis Astorga au timbre clair, qu’on commence à voir dans pas mal de distributions (ici Lord Cecil qui représente l’Etat).
Raffaella Lupinacci effectuait une prise de rôle en Sara, et elle diffuse une véritable émotion par son chant intense, et puissant, avec une voix sombre, due à un vrai travail sur l’expression et à son engagement scénique, on se demandera longtemps pourquoi en rajouter en la rendant enceinte de Nottingham, qui rend son costume d’ailleurs encore moins seyant. C’est elle qui sans doute de toute la distribution, fait passer une sorte de vrai frisson.
Simone Piazzola déçoit en Nottingham, un chant sans raffinement, qui ne fait pas percevoir le changement psychologique du personnage (de gentil à (très) méchant), une émission un peu désordonnée, un timbre sans séduction, une diction peu claire, une manière de tout projeter sans jamais différencier : bref, un chant sans subtilité aucune, dans un rôle qui en demande bien plus qu’on ne le croit : qu’il soit l’ami de Roberto ou son ennemi, il chante de la même manière, sans aucun effort sur l’expression (uniforme) ou la couleur.
John Osborn en Roberto montre au contraire beaucoup de couleur et de soin dans l’expression. Ce n’est pas un acteur exceptionnel, mais son chant très attentif à chaque mot, est ciselé, avec de beaux aigus, et un jeu particulièrement subtil sur les couleurs et l’expression. Son monologue en prison est exceptionnel : une vraie leçon de « belcanto » où l’art de la nuance et le soin à contrôler le son sont exemplaires. Exceptionnel.
Tout comme Raffaella Lupinacci pour Sara, Jessica Pratt chantait Elisabetta pour la première fois. On connaît la difficulté du rôle et les qualités intrinsèques du soprano britannique désormais complètement adopté par l’Italie. Une diction impeccable, un soin pour ciseler le mot, une montée à l’aigu aisée, même si le suraigu n’a pas l’homogénéité voulue et sonne quelquefois trop métallique ou strident. On pouvait craindre quelques faiblesses dans le registre central car le rôle est redoutable par ses sauts de registre, notamment à la fin où le personnage ne sait plus trop où il en est, mais l’ensemble est techniquement solide, si solide que Jessica Pratt obtient un triomphe. La mise en scène ne l’aide pas toujours (la marionnette squelette qui l’accompagne est ridicule), mais le jeu avec la perruque qui fait tout le personnage et qu’elle s’arrache à la fin est bienvenu. Jessica Pratt n’est pas une actrice, elle chante avec une technique de fer, quelquefois au détriment de l’émotion qu’on entrevoit, mais qui n’atteint pas pour notre goût l’expressivité de la Lupinacci. Une Elsa Dreisig qui n’a pas la voix du rôle et sur laquelle nous avions émis de nombreuses réserves, était bien plus engagée et prenante dans l’Elisabetta de Devereux. Pratt est d’abord pour moi une chanteuse à performance, elle ne réussit pas à me faire vibrer et c’est dommage parce que la technique est incroyable.
La direction musicale
Les forces chorales, le chœur de l’Accademia del Teatro alla Scala dirigé par Salvo Sgrò, malgré une mise en scène absente et des mouvements frustes quand ils existent, se montre à la hauteur de la situation et affiche une prestation de très bon niveau, tandis que dans la fosse, Riccardo Frizza dirige l’orchestre du Donizetti Opera avec sa sûreté habituelle.
Dans l’interview intéressante à lire dans le programme de salle, il affirme avec une grande sûreté que Roberto Devereux est un des chef d’œuvres de Donizetti, supérieur aux autres opéras Tudor, à cause de la manière dont il se libère des schémas habituels pour donner plus d’importance à la dramaturgie.
Est-ce la raison pour laquelle il a choisi l’édition originale pour le San Carlo de Naples de 1837 plutôt que celle des Italiens de Paris (1838) dont la grande différence est l’ajout de l’ouverture avec God save the Queen. L’édition de Naples commence sans ouverture, in medias res, ce qui est aussi un choix dramaturgique important et peut-être, plus « moderne » que l’ouverture, plus traditionnelle.
Roberto Devereux représente donc un basculement, c’est le dernier opéra écrit pour Naples, avant le départ pour Paris, et en même temps la fin du cycle des Tudor, centré autour de la figure d’Elisabetta, en fin de règne, qui voit s’échapper la vie, l’amour, et le pouvoir (elle y est relativement manipulée par les intrigues de cour), après avoir été la reine impitoyable de Maria Stuarda, elle est plus isolée que jamais et impuissante. C’est donc une figure sombre, au chant marqué, au ton inhabituel. Il n’est pas vraiment surprenant que le rôle ait plu à Leyla Gencer, au timbre sombre et à la couleur plutôt dramatique.
Riccardo Frizza, qui est l’un des meilleurs connaisseurs de l’œuvre de Donizetti propose justement une vision dramatique, aux contours précis, soutenant les voix de manière efficace et très attentif aux parties plus récitées, pour que le texte soit entendu. On y sent le souci d’une véritable respiration, de travailler sur les ruptures de tempo, sur les variations de couleur. Tout cela est particulièrement bienvenu.
J’aurai pour mon goût peut-être aimé une approche plus limpide, moins « symphonique », qui allège et fasse mieux entendre les dynamiques, une manière plus singulière d’approcher la couleur de l’œuvre et le caractère du travail du compositeur, que Frizza place justement dans une ligne qui prend ses origines à la Semiramide de Rossini, mais où on aimerait voir mieux émerger certains pupitres, qui puissent justement annoncer le basculement dont plus haut il était question.
Ainsi, tout en reconnaissant la grande qualité de l’approche et le souci de souligner les originalités de l’œuvre, il m’a manqué une touche de singularité qui puisse encore mieux caractériser l’ensemble, il y a quelquefois quelque chose d’encore trop brillant qui peut-être ne rend pas suffisamment cet enfoncement progressif de la reine vers l’obscur et la mort.
Au total une approche solide, particulièrement soucieuse de précision, techniquement impeccable avec un orchestre particulièrement attentif et juste, mais qui malgré tout ne réussit pas toujours à me faire « décoller ».
Au total, une production un peu plombée par une mise en scène que Stephen Langridge qualifie de « sûrement contemporaine », mais s’inscrivant dans un univers élisabéthain inventé. En réalité ce travail ne trouve pas de voie claire, et certains choix sont discutables, voire ridicules. À ces conditions une réalisation « historiciste » avec un vrai travail sur les personnages et non tant d’approximations, eût été préférable qu’une construction symbolique à la fois prétentieuse et inutile.
C’est dommage car la mise en scène finit par peser sur l’ensemble, des costumes mal fichus, des mouvements ridicules, des scènes mal construites laissent les chanteurs un peu seuls et ne les soutiennent pas. C’est regrettable. Tout était alchimiquement prêt, mais la réaction n’a pas eu lieu, pas d’émulsion et peu d’émotion.