Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840–1893)
Eugène Onéguine (1879)
Opéra en trois actes
Livret de Constantin Chilovsky et du compositeur, d’après le roman en vers de Pouchkine
Créé le 29 mars 1879 au Théâtre Maly à Moscou

Mise en scène : Barrie Kosky
Décors : Rebecca Ringst
Costumes : Klaus Bruns
Lumières : Franck Evin

Günter Papendell (Eugène Onéguine)
Asmik Grigorian (Tatiana)
Aleš Briscein (Lenski)
Karolina Gumos (Olga)
Christiane Oertel (Larina)
Margarita Nekrasova (Filippievna)
Alexey Antonov (Prince Grémine)
Carsten Lau (Capitaine)
Christoph Späth (Triquet)
Yakov Strizhak (Zaretski)

Orchestre et chœur de la Komische Oper de Berlin
Direction musicale : Henrik Nánási

 

Berlin, Komische Oper, 31 janvier 2016 (streaming OperaVision)

Barrie Kosky, intendant de la Komische Oper  met en scène dans son théâtre l’une des œuvres majeures de l’opéra russe, Eugène Onéguine. Le metteur en scène situe l’action dans une forêt, parfois apaisante, parfois effrayante, et insiste sur la jeunesse des personnages. Il trouve en Günter Papendell et Asmik Grigorian des interprètes jeunes, engagés dramatiquement, mais on regrette parfois quelques longueurs dans la mise en scène. Musicalement, le spectacle ne parvient pas à convaincre totalement ; en cause, quelques faiblesses sur le plan vocal, mais surtout une direction musicale qui ne rend pas justice à la partition.

NB : Wanderer a publié en son temps un compte rendu de ce spectacle, mais avec un autre chef et une distribution un peu différente. Voir le lien ci dessous.

 

Les amours de jeunesse

Vidéo disponible jusqu’au 31 juillet 2020 :
https://operavision.eu/fr/bibliotheque/spectacles/operas/eugene-onegin-komische-oper-berlin#

Intendant de la Komische Oper de Berlin depuis 2012, Barrie Kosky est sans conteste l’un des metteurs en scène majeurs du moment. De l’opéra baroque à la comédie musicale en passant par l’opérette, Barrie Kosky fait preuve d’un formidable éclectisme dans le choix de ses productions et on se demande, avant de visionner cet Eugène Onéguine ((Production Coproduite avec l'Opernhaus Zürich et représentée en sept 2017, dirigée par Stanislav Kochanovsky, avec Olga Bezstmertna, Peter Mattei et Pavol Breslik)) représenté à Berlin en janvier 2016, à quelle sauce l’œuvre de Tchaïkovski va être mangée.

Le rideau s’ouvre sur une clairière dont l’herbe recouvre la totalité du plateau. Des arbres viennent dissimuler le fond de scène, et Barrie Kosky habille ce décor – qui ne changera que pour le début de l’acte III – de lumières tantôt chaudes, tantôt d’une blancheur inquiétante. A l’exception de la soirée chez Grémine, l’opéra se déroule donc totalement en extérieur dans un décor qui rappelle aussi bien Le Déjeuner sur l’herbe de Monet, pour les grandes scènes avec chœur, que Quelques jours de la vie d’Oblomov de Nikita Mikhalkov lorsque l’action est plus resserrée sur les personnages principaux.

Occasions manquées et confitures (Onéguine vu par Barrie Kosky)

Ce choix est judicieux pour rendre le calme de la vie domestique et l’atmosphère joyeuse des scènes de fête ; mais ce décor montre aussi ses limites par son manque de variété, notamment dans l’air de la lettre où Tatiana se tient à l’avant-scène, confinée au centre d’un halo de lumière blanche dont elle ne peut bouger : l’image est belle et fait sens, mais déçoit sur la durée. On regrette globalement que Barrie Kosky ait du mal à se renouveler au sein d’une même scène et que l’action s’appesantisse ou se répète à plusieurs reprises.

L’acte III en revanche est une grande réussite : le salon des Grémine est installé sur le décor précédent, quelques touffes d’herbe sortant ici et là et les arbres restant visibles derrière les fenêtres. Mais l’espace est extrêmement resserré, les invités un peu entassés – il n’y a d’ailleurs aucune danse – , ce qui explique que chaque regard, chaque mot d’Onéguine ou de Tatiana soient épiés et commentés. Mais dès lors que la fête est finie, le décor disparaît pour ne plus laisser place qu’à la clairière du début, où les retrouvailles et les adieux des deux personnages ont lieu. Barrie Kosky construit sa production autour de cet effet de miroir : si l’amour passionné de la jeune Tatiana s’était heurté au refus mesuré et un peu condescendant d’Onéguine, les rôles sont finalement inversés.

Eugène Onéguine prend ici les traits de Günter Papendell, baryton allemand membre de la troupe de la Komische Oper depuis 2007. La voix est profonde, assez sombre, mais l’émission franche ; on apprécie également dans le jeu du baryton sa manière de prendre possession de l’espace et de s’approprier avec beaucoup de naturel la direction d’acteurs de Barrie Kosky. Günter Papendell incarne ainsi un héros jeune, plus sympathique qu’on ne le voit souvent, sincère, spontané, et qui semble à l’acte III profondément marqué par la mort de Lenski. Le metteur en scène souligne l’insouciance et la jeunesse de ses personnages, et donc le tragique de cet opéra : car des sentiments et des situations somme toute assez communs – un amour de jeunesse, des sentiments non partagés, la jalousie – prennent des proportions dramatiques qui échappent au contrôle des protagonistes. La soprano Asmik Grigorian relève le défi d’incarner une Tatiana extrêmement juvénile, presque maladroite, touchante au début de l’ouvrage, puis assurée et séduisante à l’acte III ; l’évolution du personnage est frappante sans paraître contradictoire, et la voix convient aussi bien à la jeune Tatiana qu’à la Tatiana plus âgée, avec son timbre particulièrement sombre, même si la voix manque parfois de brillant et d’un peu de rondeur. La scène de la lettre n’est peut-être pas aussi bouleversante qu’on aurait pu l’attendre, mais c’est sans doute moins lié à l’interprétation de la soprano qu’à la mise en scène qui lui donne bien peu d’espace et de possibilités de s’exprimer ; la scène finale démontre en revanche une belle alchimie avec Günter Papendell, les deux interprètes faisant preuve d’autant d’énergie et d’intensité l’un que l’autre et habitant totalement leurs personnages.

Le Lenski d’Aleš Briscein est satisfaisant bien qu’on ait entendu des interprétations plus raffinées et nuancées du rôle, et notamment de l’air « Kuda, kuda » qui, forcément, ne peut échapper à la comparaison avec de plus illustres prédécesseurs. Le prince Grémine d’Alexey Antonov aurait lui aussi mérité un peu plus d’élégance dans la ligne. Karolina Gumos (Olga) et Christiane Oertel (Larina) sont tout à fait à leur aise tant vocalement que scéniquement, et l’on regrette seulement chez Margarita Nekrasova (Filippievna) une gestuelle un peu caricaturale ; car l’ensemble de la distribution est parfaitement convaincant sur le plan scénique et dramatique, de même que le chœur.

La déception vient en revanche de l’orchestre de la Komische Oper placé sous la direction d’Henrik Nánási, qui en a été le directeur musical de 2012 à 2017. Le chef hongrois n’échappe pas à l’écueil d’une polonaise et d’une mazurka empesées ; quant à la scène de la lettre, les divers solos de l’orchestre s’y superposent et se mêlent sans hiérarchie, parfois même sans nuances. Le tout semble désordonné, brouillon, et manque vraiment de délicatesse dans les lignes. C’est dommage pour une partition où les différentes voix sont si précisément dessinées.

L’impression est donc mitigée face à cette production : les décors et les costumes sont superbes, la distribution fait preuve d’un engagement scénique indéniable et de réelles qualités vocales ; mais on a connu Barrie Kosky plus inspiré et inventif, et on a entendu des Eugène Onéguine plus enthousiasmants musicalement.

Vidéo disponible jusqu’au 31 juillet 2020 :
https://operavision.eu/fr/bibliotheque/spectacles/operas/eugene-onegin-komische-oper-berlin#

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Claire-Marie Caussin
Après des études de lettres et histoire de l’art, Claire-Marie Caussin intègre l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales où elle étudie la musicologie et se spécialise dans les rapports entre forme musicale et philosophie des passions dans l’opéra au XVIIIème siècle. Elle rédige un mémoire intitulé Les Noces de Figaro et Don Giovanni : approches dramaturgiques de la violence où elle propose une lecture mêlant musicologie, philosophie, sociologie et dramaturgie de ces œuvres majeures du répertoire. Tout en poursuivant un cursus de chant lyrique dans un conservatoire parisien, Claire-Marie Caussin fait ses premières armes en tant que critique musical sur le site Forum Opéra dont elle sera rédactrice en chef adjointe de novembre 2019 à avril 2020, avant de rejoindre le site Wanderer.
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