Richard Wagner (1813–1883)
Tristan und Isolde (1865)
Handlung in drei Akten
Livret du compositeur
Créé au Königlisches Hof-und Nationaltheater de Munich, le 10 juin 1865

Direction musicale Daniel Harding
Version concertante

Tristan, Daniel Johansson
Isolde, Nina Stemme
Le Roi Marke, Falk Struckmann
Brangäne, Irene Roberts
Kurwenal, Shenyang
Melot, un jeune marin, un berger, Niklas Björling Rygert
Un Timonier, Henning von Schulman

Chœur Orphei Drängar

Sveriges Radios Symfoniorkester (Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise)

 

23 février 2025 , Berwaldhallen, Stockholm, 15h

C’est la soirée des adieux qui ne sont qu’au-revoir. Nina Stemme, qui a quitté son Isolde à Palerme, vient dire adieu à son rôle sur la scène suédoise en version concertante à Berwaldhallen, la maison de la Radio d’ici. C’est aussi un au revoir de Daniel Harding, anticipé (il reste une poignée de concerts à venir), dans une ultime saison-programme Amour et Mort (Kärlek och Död, Eros et Thanatos donc) concoctée par le directeur musical pour son départ après quasi une double décennie d’une fructueuse relation à la tête de l’orchestre. C’est une saison qui fait aussi la part belle aux femmes et aux nordiques, interprètes et compositeurs.trices, trop absent.e.s si l’on en croit les dires de quelques corbeaux de mauvais augures d’ici. En vérité, et la soirée est là pour une fois de plus nous le confirmer, si on en avait besoin, Daniel Harding va cruellement nous manquer parce que sa direction, précise et poétique, et un orchestre en totale symbiose sont les grandes stars de la soirée. Nina Stemme, comme toujours, s’impose avec sa voix unique aux aigus stratosphériques et surtout par sa présence scénique admirablement rehaussée par celle d’Irene Roberts, tout en couleurs et ampleur et un Tristan suédois bon diseur, Daniel Johansson.

Outre les habituels et immanquables titres du répertoire germanique dans lesquels il excelle, Daniel Harding, à la tête de l’Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise, nous aura tout fait. Aux côtés d’œuvres rares comme Dream of Gerontius (2019) ou Asrael (2023), il aura aussi tenté quelques incursions dans l’opéra, dont il reste une trace discographique, The Wagner Project chez Harmonia Mundi avec Matthias Goerne, et une autre numérique, qui est ressortie périodiquement sur le site de Berwaldhallen : un Don Giovanni (2021) en mode confinement, avec Peter Mattei, Andrew Staples et Johanna Walroth qui se détachaient du lot.
Les dernières années du contrat devaient inclure des opéras de Wagner en version concertante dont, si je me souviens bien, Parsifal et les Maîtres. Nous en étions tout émoustillés… Les Parques en ont malheureusement décidé autrement et on doit se contenter (!!!) de ce Tristan avec en guest star de luxe, Nina Stemme en Isolde, soprano wagnérienne de sa génération et qui, il faut le dire, vient régulièrement sur les scènes suédoises donner de la voix et enchanter le public lors de concerts qui prennent le caractère d’événements nationaux (Ring en 2017, Erwartung/Barbe Bleue avec Kränzle en 2019, Fidelio en 2020, Wesendonck et Kindertotenlieder en version récital piano en 2023)
À la dernière Isolde de Stemme, s’oppose le Tristan encore très récent  (il le fut à Rouen en 2023/2024) de Daniel Johansson, ténor entendu ici, sur la scène de l’Opéra Royal, en Cavaradossi en 2023. Symboles, symboles…
Il fallait donc, pour cette occasion exceptionnelle, réunir un plateau qui le soit, d’où l’invitation d’Irene Roberts en Brangäne et de Christan Gerhaher en Kurwenal qui, outre son excellence sur les scènes mondiales, avait laissé de vifs souvenirs lors de ses passages à Stockholm avec Harding. Les moires (ou les frimas) ont contrecarré le plan…
Notons qu’un dispositif scénique spécial a été adopté, plaçant l’orchestre au premier plan avec les solistes derrière, sur une estrade très en hauteur (qui permet aux premier et deuxième étages latéraux côté scène et aux derniers rangs tout en haut, généralement laissés pour compte, de profiter des solistes), en laissant le premier étage derrière la scène pour le chœur.

Tristan & Isolde versus Le Monde : dispositif

Le prélude de Tristan version Harding, tant attendu, est évidemment magnifique, assez lent, avec beaucoup de silences et peu d’effets grandiloquents, au contraire de la version Salonen lors du dernier Tristan de Berwaldhallen avec la production Bill Viola/Carsen pour le Festival Baltique de 2012. Ici pas de vagues outrageusement langoureuses, pas de fortissimi qui jouent des pectoraux… Harding porte une attention pointilliste avec des cordes précises qui miroitent, des vents enjôleurs et des tempi ni trop lents, ni rapides, avec de la tension mais inhérente, sous-jacente, jamais surexposée.

Le programme est ainsi posé : ce sera, en adéquation avec la version concertante, une attention accrue au discours musical au-delà de la théâtralité et des effets trompeurs, hormis les passages avec le chœur des marins, volontairement massif (trop ?) et sur lequel nous reviendrons.
Le premier acte est relativement tendu et joue sur les volumes. Il s’appuie sur la rage d’Isolde avec une Stemme, impériale (robe verte – c’est la couleur du pays du trèfle – sous un surplis chatoyant), non pas petite fille d’Irlande, mais Reine majestueuse du Royaume auquel Marke payait un tribut. À la colère bouillonnante d’Isolde répond l’acide marin et c’est tout un réseau d’agacements que Harding met en place avant le duo du philtre, pause évidemment passionnée mais interprétée dans le sens du coitus interomptus qui rythme les amours de Tristan et Isolde chez Wagner, avec ce chœur, ici voulu comme énorme.

Nina Stemme (Isolde), petite fille d'Irlande

Le deuxième acte est plus musical, voire tendre et passionné, très intérieur. Au-delà des voix, impressionnantes pour Stemme et Roberts, c’est le discours-ressenti des amants portés par la musique qui capte l’attention, avec la création du monde des amants que Wagner a mis en place.

Enfin le 3e acte est le plus théâtral, du fait du rôle prépondérant du Tristan de Daniel Johansson, plus diseur que chanteur, et par la Liebestod de Nina Stemme, moment dramatique et émouvant par excellence où, ici, l’histoire des adieux d’une star à son rôle, devant un public de compatriotes et de fans venus du monde entier rejoint la musique.

Harding développe une luxuriance de détails avec un orchestre plutôt passionnant dans le discours. Ainsi, on remarque comme jamais le solo d’alto au 2e acte, ou le frémissement des violons sous le thème de la Douleur de Tristan au 3e (et qui reviennent pendant le deuxième solo de cor anglais).
Harding dirige toujours avec beaucoup de poésie plutôt qu’en cherchant à satisfaire les bas instincts du wagnérien-Verdurin dans les tempêtes musicales et les effets de volumes. Ainsi, il donne beaucoup de lyrisme aux cordes, évidemment attendues, et qui tissent la trame de la ligne du discours mais ce sont surtout ses vents qui touchent (flutes, clarinettes et hautbois au premier chef). Il impressionne aussi dans la liberté folle qu’il laisse aux solistes de clarinette basse et de cor anglais, vraiment joueurs, au-delà d’un académisme attendu avec de belles couleurs toutes en vivacité et profondeur.

On a pu reprocher le volume presque éprouvant du chœur de marin. C’est en fait (nous sommes à la dernière représentation et si Harding avait voulu rectifier le volume, il l’aurait fait), une volonté d’imposer ce mur de voix à la rêverie des amants. Le chœur est disposé, on l’a dit, au premier balcon, juste au-dessus des chanteurs qui sont sur un podium au-dessus de l’orchestre. Il est ainsi la menace de la société qui pèse sur eux et le mur déchirant qui s’oppose à leur amour. C’est le seul effet un peu marqué, aussi musical que théâtral, mais il a un sens ici, au-delà de l’attendu chœur hors scène (hors cadre de l’amour de Tristan et Isolde habituellement) alors qu’il est au cœur du projet subversif du Tristan de Gottfried de Strasbourg et Wagner : l’amour antisocial.
Autre point, par exemple, les frémissements de cordes quand Tristan et Isolde parlent de leur lien d’amour et dissertent sur le mot und. Ce frémissement lointain mais incessant, ici surligné dans la douceur par Harding, déclare et proclame leur lien ininterrompu jusque dans la douleur et la mort à venir. Ce passage dans toutes les cordes jusqu’aux plus graves, en gardant le motif serpentant à la fois charmant et vénéneux, est sublimement géré par Harding, qui le met habilement en lumière et le glisse comme sous-texte du discours.

Les amants Nina Stemme (Isolde) Daniel Johanson (Tristan) dans la Nuit. On a craint pour le dernier acte le 3e changement de robe en rouge…

Encore un exemple de direction diseuse et signifiante : lors du prélude du 3e acte, Harding attache un grand soin à étaler ses couches de cordes en les superposant et en glissant des silences éloquents. C’est la douleur de Tristan bien sûr mais aussi les nappes de brouillard de Kareol et c’est également, cette étrange et ô combien musicale atmosphère de rêve éveillé, d’impressions diverses, et ici de quasi coma, de lutte entre pulsions de vie et de mort. La musique dit cela et la direction d’Harding invite à percevoir et mieux ressentir cet état d’entre deux. Idem pour les cordes qui vibrent, ici plus insistantes, sous le thème de la Douleur : elles sont la douleur qui lance, comme le désir de vivre qui habite, encore, Tristan. Enfin, pour ne prendre que le début de l’acte 3, Harding joue habilement sur les mélanges d’ambiances qui collent à la présence de personnages divers. Ainsi le thème de Kurwenal, gai, enjoué, martial presque (un poil Meistersinger), surgit comme incongru face à la Douleur de Tristan et Harding le traite comme cela : un collage étrange, même s’il est aussi joie de l’ami fidèle. Le solo de cor anglais, hyper soliste et joueur comme on l’a dit, permet de faire apparaître la personnalité du pâtre, jeune et vigoureux qui joue mélancoliquement, parce qu’on lui a demandé (il surveille l’arrivée d’Isolde) mais qui ne peut s’empêcher de laisser échapper sa force de vie. Ainsi, il n’est pas qu’illustration soliste de la Douleur mais aussi, altérité vivante dans un monde dominé par l’agonie de Tristan et son renoncement progressif à la vie. Et on sait que cette dernière ne lâche pas facilement la partie et que c’est tout l’enjeu philosophique du 3e acte.
Le discours, on le voit, est précis et profond, et on pourrait encore multiplier les exemples.
Évidemment tout cela est dans la partition de Wagner, mais Harding le met admirablement en lumière avec un orchestre qui n’avance pas tout d’un bloc mais pétille de mille détails.

Les voix

Elles se rangent pour cette distribution en deux camps. Les chanteurs et les diseurs.
Pour les derniers, le Tristan de Daniel Johansson, entendu avec plaisir à l’Opéra Royal en Caravadossi pour Tosca et dont c’est une prise de rôle en Tristan, a une voix peu caractérisée mais il possède un vrai courage dans ses fragilités assumées et démontre un engagement jusqu’au-boutiste sans faillir. Il doit rivaliser avec des voix autrement plus puissantes, colorées et musicales, avec des divas des scènes internationales et il le fait avec cœur. Il porte alors une grande attention au texte, au dire, à la clarté, et c’est le seul que l’on suit sans surtitres. La voix est un peu grise car toujours à la limite de sa puissance mais elle est vaillante et bien projetée. La fatigue se faisait un peu ressentir au 3e acte mais rien que de très normal. Après tout, Schnorr, le premier Tristan en est mort…
Le Marke de Falk Struckmann est un peu âgé, chenu donc, sans compétition possible avec la jeunesse du Tristan de Daniel Johansson. Le couple Oncle-neveu s’incarne ici aussi donc dans les corps et voix. La projection est correcte et le spectre est un peu réduit mais l’attention à la diction est là et c’est finalement l’essentiel. Peu d’émotion dans le chant mais la plainte de Marke fut entendue.

Falk Struckmann (Marke)

Entre les diseurs et les chanteurs se trouvent le champ médian où se situent les personnages intermédiaires de Melot et Kurwenal.
Melot et les autres "petits rôles" de ténor sont incarnés par le chanteur Niklas Björling Rygert, ténor de caractère de l’Opéra Royal, qui fut aussi un bon Mime notamment lors du Ring de 2017 à l’Opera Royal. Une projection aisée, de belles couleurs avec un côté un peu acide dans le Marin du premier acte qui convient au rôle du railleur hors scène. Reste qu’il est un peu écrasé par le reste du plateau, évidemment plus lourd et ça se ressent davantage lorsqu’il est Melot.

Niklas Björling Rygert (Melot)

Pour Kurwenal, Shenyang a remplacé quasiment au pied levé Christian Gerhaher, compagnon de Harding ces dernières années avec l’Orchestre de la Radio pour quelques moments d’anthologie (Wunderhorn, Rückert Lieder….) qui restent dans le cœur du public.
La diction est correcte et la projection aisée, les couleurs sont là, un peu sombres et chaudes, mais c’est un Kurwenal qui touche moyennement par le chant, bien que sa présence impose. Il aurait sans doute mieux convenu sur une scène qu’en version concertante.

Shenyang (Kurwenal)

Enfin, les chanteurs, ou plutôt les chanteuses, avec au premier rang, Irene Roberts, dont on avait apprécié l’engagement dans la sauvagerie d’une Venus, anarchiste itinérante bordélisant le Festspielhaus de Bayreuth et ses jardins l’été dernier. La projection est stupéfiante, les couleurs chaudes, miroitantes, avec beaucoup de vibrato et surtout une présence vocale et scénique sans égale ou presque sur ce plateau. Bémol : on perçoit le texte sous les couleurs mais on ne l’entend guère. Comme la musique est là et que le personnage de Bangräne perce sans cesse derrière le pupitre, on est aux anges.

Irene Roberts (Brangäne)

Pour Nina Stemme, on chipote sans doute, mais en présence du soprano Wagnérien de sa génération, on peut nuancer. La voix d’airain est bien là, avec des volumes impressionnants, à se faire pâmer n’importe quel wagnerite, au-delà du cercle des Stemmolâtres (j’en ai rencontré un qui la suit aux quatre coins du monde…), une habileté à colorer sans égale mais souvent dans des volumes un peu déraisonnables aujourd’hui (avec, oui, quelques notes criées). Comme la technique et les couleurs sont là, on reste fascinés par la voix mais pas toujours touchés.
Le texte n’est souvent pas audible, remplacé par la musique de la voix, toujours impressionnante mais, dans une version concertante, on aurait aimé finalement moins de volumes et plus de diction. Évidemment la Liebestod, tant attendue, est belle, mieux gérée, mais tout de musique, là où le texte est, en grande partie, noyé mais remplacé par l’émotion d’adieux de la chanteuse à son rôle, en forme d’apothéose palpable.
Reste que la présence est là, incroyable, impressionnante, même sans jeu scénique. Nina Stemme interprète une Isolde majestueuse, très impérieuse, qui domine tout le plateau même si elle accorde une grande attention à ses partenaires (regards et gestes hors scène). La bête de scène est toujours vivace et son rapport au public, fascinant, permet de captiver, voire d’ensorceler une salle. Et ce fut le cas encore ce soir pour le plus grand plaisir d’un public conquis.

Irene Roberts (Brangäne) et Nina Stemme (Isolde), l'Orchestre Symphonique de la Radio Suédoise et Daniel Harding.
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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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