Le poème est étrange. Dans la première partie, un vieillard, le bien nommé Gerontius (ténor) donc, sur son lit de mort, consolide sa foi dans ses derniers instants. Des assistants (chœur) et un prêtre (basse) prient pour lui. Dans la seconde partie, l’âme de Gérontius dialogue avec son ange gardien (mezzosoprano) lors de son « voyage » vers son Créateur, au cours duquel, il rencontre anges et démons, passe plusieurs « portes » et est finalement aidé par l’Ange de l’Agonie (basse encore) jusqu’au jugement devant le Trône. Le texte est volontairement allégorique et ambigu. Est-ce un simple rêve ? Un voyage métaphysique ? Gérontius devenu l’âme de Gérontius declare en ouverture de la seconde partie : « I went to sleep and now I am refreshed ». La basse, disposée au sein du chœur comme certains solistes des Passions de Bach, incarne et le prêtre et l’Ange de l’Agonie, les deux rôles se confondant ainsi. Tout comme le chœur se fait tour à tour assistants, chœurs angéliques et démoniaques, voix de la terre ou âmes du Purgatoire.
Le texte évoque un Mystère ou les Passions et nage dans les mêmes eaux enfiévrées qu’un autre voyageur métaphysique, Dante. Impossible de ne pas penser au corps (et non à l’âme ! Incroyable audace de Dante à l’époque) inquiet de Dante, voyageant de sphères en sphères pour se rapprocher, de plus en plus muet, de la rose mystique où se tient Dieu, accompagné par la bonne Béatrice. Ici l’Ange (la Femme, ou du moins sa voix) prend les choses directement en main, sans laisser la charge des profondeurs de l’Enfer à un Virgile, rectifiant les douces hérésies dantesques et laissant le rôle d’escorte à un personnage directement issu de des armées célestes. C’est plus orthodoxe.
Autre référence à la Divine Comédie, lors de la dernière intervention de l’Ange, ce qui ressemble à la dissolution de l’âme (« I carefully dip thee in the lake ») ressemble au bain dans l’Eunoé et le Léthé que Béatrice fait subir à son cher Dante (dûment morigéné au préalable : l’amour humain est aussi querelle) avant de poursuivre son ascension divine (Purgatoire, chant 33). Oubli des fautes, rappel des bonnes actions, dissolution dans le grand Tout ?
Tout cela reste indécis, tout comme les interventions grecques et latines, liturgiques, qui parsèment le Dream. Échos, rêveries, fantasmes, voix divines ou de la conscience ?
Si la Divine Comédie est précise et rigoureuse jusque (surtout ?) dans sa géographie, les paysages de The Dream of Gerontius sont beaucoup plus brumeux et perméables. Le voyage, lui, reste le même dans son immobilité mobile, vers le Centre du centre.
De même, dans la musique d’Elgar, que la tradition anglo-saxonne appelle le Parsifal anglais, on trouve, en effet, çà et là, des réminiscences wagnériennes. Le chœur des jeunes sopranos rappellent celui de la Cérémonie du Graal, les rappels de Gerontius à la crucifixion évoquent les leitmotive du Graal quand ce n’est pas la douleur de Tristan. Partout on retrouve cette même pâte sonore, ces cordes tristanesques, cette couleur de musique sacrée diluée dans l’expression musicale des désirs et affects humains.
Parfois, on se sent davantage vers Strauss, chez Salomé, avec les couleurs cauchemardesques et effrayantes des visions d’Hérode, comme dans la seconde partie :
« But hark !
upon my senses
Comes a fierce hubbub, which would made me fear
Could I be fritghted »
D’autres fois, à l’occasion d’un choral angélique (toujours les jeunes sopranos), on trouve par avance ce qui viendra chez Britten, dans ses Christmas Carols par exemple. Pastiches et mélanges donc.
C’est confortable et agréable mais laisse un peu froid exceptée la partie des Assistants « Rescue him, O Lord, in this evil hour », avec les évocations des personnages bibliques soumis à l’épreuve de Dieu (Noé, Job, Moïse, David), basée sur un thème répété, typique de la musique liturgique, propre au retour en soi appelé de tout cœur par Gerontius, qui fait acte de foi, certes, mais de manière (musicale) assez serpentante. On pense aussi, par moments, au Mahler (qui aimait beaucoup la musique d’Elgar) de la sixième symphonie (postérieure de dix ans), couleurs et textes, toutes (grandes) proportions gardées.
Daniel Harding est ici chez lui. On pense, souvent d’ailleurs, au Requiem de Brahms donné dans la même salle l’an passé. Il est évidemment très à l’aise avec ses gestions de masses et de chœurs mais on ne retrouve pas la concentration qu’on avait trouvée avec le Brahms. C’est sans doute dû à l’œuvre elle-même, faite de heurts de la pensée du personnage et de ces rencontres pour le moins singulières. Néanmoins le jeu d’Harding sur les volumes est assez extraordinaire, du feutré des pianissimi à la violence colorées des tutti. Les cordes, centrales, omniprésentes, sont incroyablement soyeuses (on pense très souvent aux eaux de Tristan) et Harding les polit à tout instant pour les faire chatoyer. Des cuivres et vents fort présents, sans scories ni accidents, puissants mais jamais tonitruants. Belle équipe de percussions également et un trio hallucinant des deux harpes (surtout dans les graves) et de l’orgue, souvent unis. Peut-être déplorera-t-on parfois des désaccords de volumes entre eux (orgue un peu trop puissant par rapport aux harpes) alors qu’un mélange de sonorités aurait été mieux venu ?
Les trois chœurs (Mikaeli Chamber Choir, Sveriges Radiokör, Sankt Jacobs Vocalensemble), préparés par Sam Evans et très sollicités, étaient simplement divins : clarté, projection, puissance maîtrisée.
Andrew Staples, Gerontius et son âme, lui aussi, était en terrain de confiance (il vient d’enregistrer l’œuvre avec Barenboim et la Staatskapelle de Berlin) même si je suis peut-être plus convaincu de son interprétation de l’Évangéliste lors de la récente Passion selon Saint Matthieu (lire la chronique).
Bien que rarement couvert, la démesure de l’orchestre d’Elgar ombrage un peu ses couleurs plus à même de se révéler avec un orchestre plus mesuré comme celui de Bach. Néanmoins il est formidable en diction, prompt à partir dans les hauteurs d’une clarté toute angélique, tapant du pied pour chercher des basses plus humaines. Il vit véritablement son rêve en excellent acteur d’oratorio qu’il est.
Ann Hallenberg qu’on a entendue dans le rôle d’Ariodante cet été à Drottningholm (elle est artiste en résidence cette année) est l’ange (lire la chronique). On retrouve ses mêmes qualités, précision de la diction, assurance dans tous les registres fort bien liés, aisance de projection mais là encore, le rôle étant un peu gris, on n’a pas les mêmes réjouissances que dans les airs seria d’Haendel, qui laissait du champ à toute son agilité. Elle aussi joue son rôle d’ange, resplendissante dans la clarté de ses aigus.
Le point focal de la soirée est la basse de Sir Simon Keenlyside, imbriquée dans le chœur et sortant (très) vivement lors de ses interventions en prêtre ou en ange de l’agonie. Une puissance incroyable, très physique (il s’agite complètement pendant ses airs, perdant presque sa partition), une sculpture de sons prodigieuse qui terrifie presque et tétanise l’assistance. Bluffant.
Une belle soirée dédiée à la maestria des ensembles, à la magie des sons et au mystère de la mort mais qui nous laisse un peu sur notre faim, un peu perdus bien qu’en terrain (à peu près) connu, comme Gerontius. Des joies intellectuelles, certes, mais moins de place pour celles du cœur. Reste que, si la mort correspond à la vision d’Elgar et sonne comme du Wagner, on est (presque) prêt à accepter de franchir le pas.
Un autre The Dream of Gerontius sur le blog du Wanderer :