W.A. Mozart (1756–1791)
Il dissoluto punito ossia il Don Giovanni (1787)
créé le 27 octobre 1787 au Nationaltheater (aujourd'hui Stavovské Divadlo) de Prague
Livret de Lorenzo da Ponte (1749–1838)

Sveriges Radios Symfoniorkester
Radiokören

Direction musicale : Daniel Harding
Mise en scène :  Andrew Staples
Scénographie et lumières :  Bengt Gomér
Costumes :  Helle Carlsson
Assistante mise en scène :  Aurélie Ferrière
Projections :  Ishai Mika, Per Rydnert, Anders Granström

Don Giovanni :  Peter Mattei
Leporello :  John Lundgren
Don Ottavio :  Andrew Staples
Donna Anna :  Mari Eriksmoen
Donna Elvira :  Malin Byström
Masetto :  Henning Von Schulman
Zerlina :  Johanna Wallroth
Il commendatore :  Johan Schinkler

Sveriges Radios Symfoniorkester
Radiokören
___________________________

Producteur :  Jan B Larsson
Technicien musique :  Johan Hyttnäs
Technicien retransmission :  Peter Flodby

Producteur image :  Karl Thorson
Scripte : Aurelie Ferrière
Diffusion web :  Ulrica Stjernqvist

 

Stockholm, Berwaldhallen, samedi 13 juin 2020.

En juin dernier, en pleine crise Covid, Berwaldhallen monte de toutes pièces et dans l’urgence un Don Giovanni live destiné au streaming. Réflexion sur Don Giovanni comme virus contaminant une population et sur les effets du covid sur la population (distance, méfiance, surveillance, bio-politique et toute puissance des images). Staples, Harding et leur équipe prennent l’actualité à bras le corps et donnent un curieux spectacle, ni streaming, ni film, ni captation. Étonnant et follement divertissant : le dramma giocoso de la période covid en direct.

Ce devait être le grand final de la saison et, pour Daniel Harding, avec le Sveriges Radios Symfoniorkester, avant de s’envoler vers d’autres cieux : terminer le mois de juin par les grandes célébrations Beethoveniennes avec rien moins que, à deux jours d’intervalle, la Missa Solemnis et la IXe ! La pandémie en a décidé autrement. La situation exceptionnelle suédoise, sans être totalement libre, a permis certaines souplesses. Les orchestres (Kungliga Filharmoniska Orkestern et Sveriges Radios Symfoniorkester) ne se sont pas totalement arrêtés de jouer, des enregistrements et des diffusions ont eu lieu alors que tout le monde de la musique, ou presque, était à l’arrêt.

La créativité a même été stimulée et certaines productions amusantes ont vu le jour, telles cette vidéo du premier violon Malin Broman jouant seule, mais multipliée numériquement, l’octuor de Mendelssohn. De l’art de la distanciation :

L’orchestre étant là, les chanteurs pas loin, les connections anglophiles aussi, Berwaldhallen a tenu le pari de monter de toutes pièces une production imprévue de Don Giovanni en la confiant à l’ami Andrew Staples, ténor émérite. Un peu de bric et de broc, certes, mais toujours très intelligente et s’amusant de la situation. Y compris de la pandémie.

Staples, Eriksmoen, Lundgren, Byström, Wallroth, Schulman – Ottavio, Anna, Leporello, Elvira, Zerlina, Mazetto… population sous surveillance.

Le regard est triple.
La situation induite par le virus est compliquée, le montage de la production se fait avec les moyens du bord (caméras fixes ou peu mobiles) et prévue uniquement pour une diffusion live vidéo sans public. La mise en scène joue sur ce regard, doublement distancié avec l’image et la vidéo par lequel tout doit passer. Ce n’est pas à proprement parler une captation, ni un film. Cette mise en scène est une autre façon de voir l’opéra. Elle fait aussi écho à nos vies distanciées et/ou confinées, établissant, voire sanctuarisant, les rapports sociaux médiatisés par des images, des caméras, bref tout type d’écrans.

Le Spectacle n’est pas un ensemble d’images, mais un rapport social entre des personnes, médiatisés par des images.
Guy Debord, La Société du Spectacle (1967).

Don Giovanni, menace II Society comme on dit dans le gangsta rap, est vu ici comme un virus à abattre, et dont il faut, en premier lieu, se protéger. Mais l’infection virale est sournoise, masquée, quasi invisible. Il faudra apprendre à la repérer, la tester et l’éradiquer.

Staples-Ottavio sous protection, mais aussi metteur en scène et vidéaste

D’autre part, l’œil du public, hautement subjectif, est remplacé par le montage, sélection des images imposée par le regard du réalisateur (on se souvient des déclarations de Godard sur le cinéma, art fasciste par excellence). Omniprésence et toute puissance de l’œil-caméra, surveillance constante, c’est sous cet angle que les personnages et les situations seront traitées dans ce Don Giovanni. Staples joue sur les pires appréhensions relevées par Foucault : le bio-pouvoir((type de pouvoir qui s’exerce sur la vie : la vie des corps et celle de la population)), qu’on a pu (peut) apprécier non plus en tant que concept mais dans ses applications quasi quotidiennes : mesures de protection quasi infantilisantes, applications de traçage, parole médicale omniprésente à la limite « sermonnante » (comme le soulignait Giorgio Agamben au début de la pandémie((A che punto siamo, L’epidemia come politica publié par Quodlibet en 2020, chapitre 12 : la medicina come religione)), flicage des populations par l’appareil policier d’état et résistance populaire.

Ainsi, ce Don Giovanni, loin de se limiter au statut de production de substitution, s’est révélé être le premier opéra sur le covid, qui plus est produit pendant, et même dans l’urgence de, la pandémie.

Partons des données factuelles puisque l’analyse doit partir de la situation. Pas de public, un orchestre qui prend ses largeurs, des chanteurs contraints de garder leur distance. Un ensemble de caméras quasi immobiles (Et en cela assez proches de celles de vidéo surveillance du dit espace public).

Schinkler en Commandeur derrière le maître des lieux, Daniel Harding.

L’orchestre se déploie sur toute la scène à l’envers, le chef au fond. Le tout dégageant un étroit mais large proscenium. L’orchestre, la musique comme bouillon de culture, est donc central. Les chanteurs, quant à eux, évoluent dans un espace restreint, usant de recoins pour certaines scènes (l’action se prête à un certain découpage), isolant les protagonistes pour limiter les contacts (sans doute une image du labo et/ou des réunions privées). Au centre du proscenium, une cible, ou une mire permettant d’isoler un soliste et de mettre à distance les autres (comme chez Brecht, tout est donné à voir). Sur le bord, un arc de cercle est délimité par des écrans de contrôle sur des poteaux, formant une sorte de cage mais aussi, ce que nous n’avions pas reconnu de prime abord, les cils de l’œil, la mire étant l’iris. De l’autre, protégeant l’orchestre, une barrière de machines de contrôle, de montage. Les plus jeunes d’entre nous (enfin pas si jeunes non plus…), penserons sans doute à l’Odysseus d’Ulysse 31 de Jean Chalopin, le vaisseau-œil.

C’est à ce centre de contrôle des images que s’installe volontiers Leporello, sbire agissant mais prudent (une bouteille de gel hydro-alcoolique est présente, bien visible) tandis que Don Giovanni brandit un autre œil-pouvoir, la caméra.

Le dispositif est installé, imposant et prêt à fonctionner. On pense à Brecht soulignant constamment l’entrée de l’homme dans l’ère scientifique et le devoir de l’artiste de montrer le jeu des rapports sociaux. Dans ce Don Giovanni, il s’agit bel et bien d’une étude d’une population (nobles et paysans, hommes et femmes, maîtres et valets, jeunes et vieux) pour lutter contre une maladie (le libertinage), étudier son développement (Donna Anna, Don Ottavio, nobles enquêteurs dans la populace paysanne), limiter sa contagion (Elvira, après avoir été malade est guérie), organiser son contrôle. C’est ce dernier axe qui est le plus sournois car en dernier lieu, le mal ayant été traité (on connaît la vieille chanson), la transmission s’arrête mais les caméras (l’architecture de contrôle) restent. Ce test à grande échelle d’un bio-pouvoir plus fort que jamais (confinement strict, applications de traçage, interdictions de déplacements, contrôle policier) laisseront des traces peu bénignes et ont ouvert des portes fort malignes. Mais revenons à cette étude visuelle.

C’est donc sur les images de la diffusion en streaming que s’ouvre ce Don Giovanni. Avec des incrustations réglant la vidéo et la faisant passer au noir et blanc (déjà ce contrôle invisible, cette prise en main volontaire). Plus de couleurs mais davantage de contrastes. Une vie en niveaux de gris : c’est le filtre qui convient à l’opéra (à la vie ?) de confinement.

Toujours dans le système d’économie de la production, les costumes de Helle Carlsson sont simples mais tout à fait signifiants. Le couple Don Giovanni/ Leporello tout de noir anar vêtu, porte des petits blousons de faux jeunes, totalement sur le retour. Lors de leur prise de bec du début du second acte, ils utilisent les écrans de contrôle pour jouer à Pong, un des premiers jeu Atari de 1972. Adultes éternels adolescents, nostalgiques maladifs et surtout… toujours prêts à se renvoyer la balle !

Donna Anna est toute ambiguïté dans une robe noire couvrante mais courte avec échancrure aux seins et cuissardes à la Emma Peel. Depuis le Don Juan de Mozart de Pierre Jean Jouve((Éditions de l’Université de Fribourg en 1942, Plon en 1968 puis Christian Bourgois en 1993)), on sait qu’on peut avoir des doutes sur la pureté de Donna Anna et sur la noblesse et le courage de Don Ottavio. Ce dernier porte d’ailleurs une veste blanche d’étudiant suédois genre année 50 (ceux vus dans les films de Bergman), de jeune intellectuel mal dégrossi.

Walroth, charmante Zerlina.

Pour le couple Masetto/Zerlina, le marié porte un frac et une veste queue-de-pie (élégance de circonstance infusée jusque dans le prolétariat aspirant toujours à l’embourgeoisement) tandis que l’épouse porte une belle robe blanche, longue derrière mais courte devant (biface dirons-nous), et surtout les Converse de l’éternelle jeunesse. Quant à Elvira  elle affiche talons noirs et tailleur noir impeccable sous son imperméable (et sous la pluie de ses pleurs).

On peut d’ailleurs se demander s’il n’y a pas un discret code couleur des vêtements, pouvant permettre une évaluation du niveau d’infection. Don Giovanni est en noir intégral comme ses victimes, Donna Anna et Elvira. Leporello (porteur asymptomatique ?), proche de Don Giovanni mais gardant toujours ses distances, est en noir et blanc. La mariée est en blanc, bien sûr, mais avec une fine ceinture noire. Le Commandeur quant à lui est en chemise de nuit…

C’est dans le dispositif de l’œil-mire qu’il décèdera. Don Giovanni éteignant un à un les moniteurs. Supprimer l’image, et l’homme disparaît. Tel est le message de la société du Spectacle, et de nos vies numériques, chères à Jérôme Minière. Le même procédé réapparaîtra plus tard, lors des coups de bâtons à Masetto.

Les rapports amoureux confinés/distanciés passent également par les jeux d’images. Don Giovanni filme ses conquêtes, utilise son image filmée pour tromper Donna Elvira lors de la scène d’échanges d’identité. Masetto caresse l’écran de son aimée Zerlina lors de leur réconciliation.

Les vidéos, signées Andrew Staples (encore lui !), Andreas Skärberg et Per Rydnert, projetées sur le fond de scène sont élégantes. La fuite d’Anna en images arrêtées/bouclées, avec des trames apparentes (esthétique du streaming, de la lo-fi((Low Fidelity, basse fidélité. Technique primitive d’enregistrement privilégiée par les punks, les groupes underground puis indépendants : symbole de liberté et de spontanéité par opposition au « travail bien fait » aseptisé.)) et des accidents numériques dus aux bandes passantes surchargées de la période confinée).

D’autres sont des captures de détails du physique de Zerlina, supposément enregistrées/traitées en direct par Don Giovanni dans leur premier duo (les commandes sont tenues en main). Zerlina est belle et jeune, tout à fait maîtresse de son image qu’elle offre aux caméras.

Plus esthétiques encore et inattendues lors de leur apparition, des projections de tentacules de virus, grossissant à partir du centre des personnages lors de l’annonce de la vengeance par les « 3 masques » (qui portent visières en plexiglas).

Pour l’air du Catalogo, Leporello fait don de cassettes vidéos à Elvira sur des projections de photos de Francesca Woodman en fond de scène. C’est un peu cryptique même si on peut y voir la révélation d’une féminité aimée et dévoilée sous toutes ses coutures, y compris dans ses déchirures, avec une évidente beauté plastique. Woodman se suicide à 22 ans en 1981 suite à une rupture sentimentale, ce qui aurait pu aussi être une des solutions de fuite d’une Elvira moderne, les couvents ne recrutant plus beaucoup les amoureuses éperdues. Les jeunes filles modernes, d’ailleurs, n’aiment pas beaucoup les couvents…

Les vidéos du Commandeur sont plus traditionnelles même si elles nous poussent une fois encore vers les images du Zeus d’Ulysse 31. Même visage de pierre gigantesque, statue immobile et toute puissante aux yeux vides (ici yeux clos, là-bas orbites vides de statues grecques ayant perdu leurs iris) jugeant l’homme rebelle.

Une vidéo de compte à rebours apparaît lors du festin (de pizzas, sans doute livrées par un Uber ou assimilé, esclavagistes modernes et grands profiteurs de la situation pandémique) puisque tout sera bientôt consommé. Et qu’aujourd’hui comme hier, on sait que ça finira mal. Par ailleurs, elle est le témoin de cette bande temporelle qui marque toute expérience de vision en streaming. Notre précieux temps est compté. Plus encore pour les jouisseurs.

Enfin, on aperçoit à plusieurs moments (fin du premier acte notamment) des images d’un film muet qui nous semblait être à première vue Marriage Circles (1924) de Lubitsch. L’image aurait été belle car on parle beaucoup mariage dans Don Giovanni : celui de Masetto et Zerlina, soumis aux épreuves (comme ceux des doubles couples de Figaro ou de Così), celui éternellement repoussé (voire sans avenir) d’Anna et d’Ottavio, celui attendu trop longtemps par Elvira. Quant à Don Giovanni, il veut sans cesse « épouser » sans se marier. Don Giovanni comme état des lieux des possibilités maritales.

Il s’agit en réalité d’extraits tirés d’Erotikon (1920) du suédois Mauritz Stiller (1883–1928). Un professeur d’entomologie et sa nièce travaillent et étudient ensemble tandis que son épouse cherche avec intérêt et excitation dans un tout autre champ… Toujours la piste de l’étude scientifique des comportements et des rapports amoureux.

Autres visions éclatées et ou séparées, celle des espaces. Nous avons beaucoup parlé du dispositif central, œil du cyclone, dans lequel même Don Giovanni finit par se retrouver à la  fin du 1er acte, quand le virus semble enfin avoir été détecté et cerné avec certitude (mais on sait que, dans notre opéra, le traitement est retardé et ne peut l’être de la main humaine). Leporello y apparait (d’ailleurs masqué et abrité derrière une visière) tout à fait conscient du problème, lui qui se lavait souvent les mains (au gel !) des frasques de son maître.

Au second acte, la mire est le point de focale, permettant après un premier acte somme toute assez mobile, d’abriter les épanchements et de recentrer les pensées des personnages avant le dénouement final.

L’opéra s’accommode d’un découpage en scènes, et la mise en scène utilise les espaces et recoins de ce qui reste disponible (toujours faire avec ce que l’on a, cet esprit DIY((Do It Yourself)) qui donne de la créativité plutôt qu’il ne limite le jeu). Don Giovanni grimpe sur les flights cases pour la sérénade, quand ce n’est pas sur un escabeau (il est d’une certaine manière toujours juché, accentuant son côté simiesque, en tout cas animal, nous y reviendrons).

Les chœurs, sous visières !, de la noce paysanne sont étalés sur les 2 étages surplombant la scène. Distanciation oblige ! Le que piacer que piacer que sarà n’en est que plus prophétique ! Et amusant, tant, souvenons-nous, tous les amoureux distanciés attendaient un retour à la « normale ».

Don Ottavio après un premier air résigné et violent (il finit par donner un coup de pied dans son siège) mais… sans effet, investira les bancs désertés du public lors de l’air de Donna Anna. Ottavio quittant la scène, pour devenir simple spectateur, un peu fatigué des élans vengeurs d’une Donna Anna qu’il n’aura pas. L’image est belle et pleine d’humour hitchcockien puisque Staples se débarrasse de la veste de Don Ottavio, oie blanche, comme on jette l’éponge, pour redevenir, peut-être, le metteur en scène et se donner à voir, en tout cas, à l’image comme unique public !

L’ultime atout de cette production est, comme on espère l’avoir montré, qu’on s’amuse beaucoup. Dramma giocoso dans tous les coins. On sent tout le temps à quel point tout le monde a dû prendre du plaisir dans le processus créatif.

On s’amuse à première vue du casting. Byström est encore bien jeune et bien belle pour faire l’ennuyeuse Elvira. Quant à Lundgren, il est tellement à l’aise en Wotan, Hollandais et tyran chez Beethoven (cf. notre article sur le Fidelio de Stockholm du 5 mars 2020, à lire plus bas) qu’on l’imagine difficilement en poltron Leporello. Le « pire » étant Staples, évidemment trop malin et fin pour jouer le pâle Don Ottavio. Les autres, avec un Mattei plus chien fou que jamais, collant particulièrement bien avec leur rôle.

Reste qu’on s’amuse avec Byström, Lundgren et Staples tout heureux de s’engouffrer dans des rôles sans doute assez éloignés d’eux.

Tout est jeu (le pong bien sûr) et joie. Joie de donner et de recevoir. Entre les deux actes, les artistes lancent un appel personnalisé à des organisations caritatives : Byström (Elvira) pour WWF, Harding pour Aviateurs sans frontières, Schulman et Wallroth (Masetto/Zerlina) pour la recherche sur le diabète, Eriksmoen (Anna) pour l’Unicef et Staples (Ottavio), pour  Dramatic Need. Plus amusant, ce dernier déclare : I hope you’re enjoying the show, if you not enjoying the show, please get in touch with Daniel Harding !! L’ambiance fut bonne.

Citons aussi un La ci darem la mano avec, lors de la prise en main, le seul toucher de la soirée, une sirène retentissante interrompant l’opéra !

Elvira-Byström et son parapluie de Cherbourg … au centre de la mire

En Elvira sous la pluie, un peu Parapluies de Cherbourg, Byström s’amuse visiblement de la situation et nous déploie des mines impossibles pendant le catalogue alors que Leporello se frotte les mains de plaisirs gouleyants (surtout en marmonnant son air). Il faut le voir également s’affubler d’une perruque de cheveux noirs et drus qui le font ressembler à un Mattei de pacotille !

Mattei lui, on l’a dit, saute, trépigne, grimpe, s’asperge de gel. Il est totalement simiesque, nous gâte de cris de gorille lors de l’éloignement de Masetto. Tout comme il nous régale d’un cri de Tarzan lors de sa fuite à la fin du premier acte. Il est l’homme-animal, fou de désir. Là encore, cela colle avec le caractère de Mattei (on se souvient de son interprétation du Winterreise de Schubert, très physique sur scène) et sans doute, et c’est ce que Staples souligne, le refus d’enfermement-confinement de l’artiste-chanteur d’opéra. Désir de chanter, de jouer, de jouir coûte que coûte.

Mattei-Don Giovanni braque Lundgren-Leporello sous les yeux de Mazetto-Schulmann

On apprécie particulièrement, et en cette période plus que jamais,  les Viva La Liberta d’un Don Giovanni, plus libertin libertaire (voire libertarien, c’est à la mode…) que jamais, refusant masque, gel (et plus tard buvant à même la bouteille d’hydro-alcool, le Marzemino, indispensable à toute table de notre époque)… Même si c’est à la mort que cela doit conduire. On a souligné le côté d’enfant turbulent de ce Don Giovanni. Lorsqu’il avale le gel hydro-alcoolique, on repense à un article du Dagens Nyheter (Le Monde suédois) qui rapportait qu’un des dommages collatéraux du Covid était que les jeunes enfants s’intoxiquaient à boire ce gel disponible partout (115% d’augmentation des empoisonnements infantiles en juillet 2020 par rapport à l’an passé).

Don Giovanni prend la place du Commandeur dans un enfer numérique (une sorte de Matrice à la Matrix), faisant face à ses victimes saines et sauves. Lui, au moins, a joui réellement et pas virtuellement, sans protection. Le virus est éradiqué, le corps social protégé mais à quel prix ? Sans nul doute celui du contrôle et de la surveillance, c’est cela que l’on voit au final enserrant les protagonistes dans cet enfer de machines.

Loss of signal indique l’écran figé sur les dernières notes. Il suffira de rebrancher les machines et tout pourra reprendre. Repeat, puisque le streaming le permet.

On l’a déjà souligné, le plateau répond aux exigences vocales mais s’impose aussi physiquement. Le duo Zerlina/Masetto (Johanna Wallroth et Henning von Schulman), beau, plein de jeunesse et de fraicheur, incarne tout à fait le couple naissant. Les voix sont jeunes mais prometteuses. Le couple fonctionne, avec l’aisance dans le jeu des jeunes chanteurs de cette génération. Johanna Wallroth a, en plus, la grâce notamment due à son passé d’élève de l’école du ballet suédois. À suivre.

Johan Schinkler en Commandeur est un vieux routier de la scène : il est le vieux barbon attendu au premier acte et la voix de l’au-delà dans le second.

Lundgren est Leporello. Un Leporello qui doit composer avec le corps imposant de Lundgren. Il en fait un personnage balourd voire empoté pour limiter la puissance habituellement livrée sur scène. Elle ressort évidemment dans l’air du Catalogue, sur lequel le serviteur peut exprimer, et exhiber, tout son travail. C’est un Lundgren qui cherche donc plutôt à contenir sa voix, trouver des effets amusants (le chantonnement en se frottant les mains) qu’à se livrer à la pleine puissance. C’est assez plaisant de voir le Wagnérien se plier à Mozart.

Mari Eriksmoen est Donna Anna. Elle donne à son personnage un air de furie vengeresse, appuyant sur les aigus, donnant régulièrement de la puissance, allant chercher ses notes profondément dans le spectre. C’est la femme outragée par Don Giovanni (dans quel sens ? La mise en scène laisse planer le doute), irritée par l’insistance agaçante de Don Ottavio. Eriksmoen tire le personnage dans ses deux extrémités, en faisant ainsi un double de Donna Elvira.

Malin Byström est Donna Elvira. Comme Leporello/Lundgren, on a une artiste consciente de ses capacités et de son art qui va chercher plutôt à chanter en dessous, à appuyer plutôt son jeu, surtout le côté bouffe d’Elvira, toujours prête à replonger pour son séducteur. Mines éplorées, éclats d’aigus, montagnes russes. C’est un festival.

Peter Mattei est le viral Don Giovanni. Alors que son double Leporello/Lundgren était dans la retenue, Mattei explose. Comme Donna Anna (ou comme Roland), il est littéralement furieux tel un jeune taureau ou un bonobo. Sa prestation vocale est néanmoins plutôt retenue, comme celle de ses camarades mais il se lance dans ses airs de manière agressive, comme poussé par un désir vif contraint par les formes. Mattei excelle à donner un corps à ce Don Giovanni là. Même son deh vieni alla finestra arrive à se faire enjôleur mais comme malgré tout. Tout est masque mais un masque insupportable à porter.

Notre préféré reste Andrew Staples en Don Ottavio, tout en finesse et légèreté, apportant toute son intelligence, justement, à jouer ce balourd de Don Ottavio, en lui donnant une voix divine, quasi angélique. Le relief qu’on peut attendre de ce personnage trop lisse, Staples le donne dans son interprétation passionnante, pyrotechnique des arie de Don Ottavio. Ah si Donna Anna savait écouter !

Enfin, Daniel Harding à la tête de l’orchestre nous apparaît comme à l’image, central mais en retrait. Le geste est vif, maîtrisé, l’engagement profond et il nous a semblé qu’il subordonnait son discours aux voix et à la scène. Berwaldhallen est une salle de dimension modeste, aux parois de bois, les solistes chantaient très près de l’orchestre et pour des micros. Harding donne donc une certaine dimension chambriste à ce Don Giovanni, vif certes (l’ouverture, vraiment magique sinon fantastique avec ces sinuosités de vents/cordes) mais il est vraiment occupé à laisser le champ libre aux voix. Tournant majeur, la scène finale vers laquelle tend tout l’opéra, vibre différemment. Harding soulève soudainement l’orchestre, comme s’il l’avait laissé en suspens et lui donne une toute autre vitalité qui s’accorde avec l’option scénique du compte à rebours. Ça n’a l’air de rien mais l’impression de vivre les tout derniers instants avec intensité a été soulignée avec fougue par Harding.

Harding (et Peter Mattei), personnages centraux.

Au final une production passionnante et vive, tout à fait en phase avec une actualité prégnante. Pour une fois que l’opéra ne se contente plus de refléter l’air du temps mais vit et décrit notre temps en temps réel. Nous verrons ce que nous réserveront dans quelques mois et années, les productions littéraires, scéniques et musicales sur le phénomène. Celle-ci a eu le courage et l’audace de la traiter dans le vif du sujet. C’est sans conteste LA production de la période Covid. On attend les prochaines rediffusions (pourquoi donc nous en priver si vite puisqu’elle n’a été produite que pour ce type de diffusion ?) ainsi que les prochaines productions d’Andrew Staples, décidément multicarte.

 

 

 

 

 

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.
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