
En faisant de la transgression la ligne rouge de sa nouvelle saison, le directeur de l'Opéra National de Lorraine Matthieu Dussouillez invite à faire de ce concept l'articulation d'un triptyque inédit réunissant trois grandes figures musicales du XXe Siècle : Sancta Susanna (1922) de Paul Hindemith, Le Château de Barbe-Bleue de Béla Bartók (1911) et La Danse des morts d'Arthur Honegger (1938). Il présente le projet en ces termes : "Cette réparation commence par une rupture : elle implique de dire non, de refuser le monde comme il va, de transgresser les cadres de pensée qui se sont imposés à nous. Cette transgression, nous avons voulu la multiplier, la répéter par trois fois à travers un geste artistique singulier : rassembler trois œuvres méconnues sinon inconnues – des ouvrages de compositeurs différents, d’époques différentes – dans une même soirée placée sous le signe de l’interdit et de son dépassement."
On peut considérer qu'il y a déjà une forme de transgression à vouloir présenter des œuvres dans un agencement et dans un contexte inédits. Relativement à leur durée relativement brève, on peut considérer que de leur format organique autorise (et même sollicite) d'être programmées avec une autre partition. Historiquement, seule la Sancta Susanna était destinée véritablement à trouver sa place au sein d'un triptyque, ce qui n'était pas le cas des deux autres. On peut donc s'interroger sur la charge transgressive propre à chacune des œuvres et l'effet produit par un agencement des trois qui agit directement sur le plan dramaturgique. On peine à suivre l'idée du metteur en scène Anthony Almeida de faire de la transgression le fil rouge d'"une femme à trois âges de sa vie, chacune des pièces figurant l'un des rituels sociaux – baptême, mariage et trépas – qui rythment son existence".
L'articulation dramaturgique des deux premiers volets permet de donner une dimension transgressive au destin d'une femme qui passerait du statut de religieuse à celui d'épouse. L'irruption de la Danse des morts vient rompre cet équilibre en déplaçant la transgression sur un plan plus général où il s'agit de montrer dans ces squelettes entraînant des vivants l'universalité d'une mort qui touche toutes les classes sociales sans distinction, en mêlant les aspects sacrés et profanes. Il s'agit donc en premier lieu de définir cette thématique même de "transgression" comme un phénomène jouant sur deux plans : celui d'une violation, d'un péché ou d'une faute au sens théologique du terme, mais également l'action de franchir ou traverser une limite fixée comme interdit moral, social ou politique.

Sancta Susanna est un opéra en un acte, héritage d'un théâtre expressionniste éminemment "transgressif" et c'est ce caractère qui impressionna le jeune Hindemith à la lecture du texte d'August Stramm, au point de composer sa partition en l'espace de deux semaines. Accueilli par le public comme un brûlot scandaleux, il forme un triptyque avec deux autres pièces créés un an avant à l'Operhaus de Francfort : Mörder, Hoffnung der Frauen et Das Nusch-Nuschi, respectivement sur des livrets d'Oskar Kokoschka et Franz Blei. Inclassable autant que délirant, Mörder, Hoffnung der Frauen (Meurtrier, espoir des femmes) est une œuvre incandescente qui met en scène un personnage masculin et féminin confrontés l'un à l'autre dans une lutte violente d'où émerge une tension érotique et symbolique qui dépasse la simple brutalité physique. À travers cette lutte, Hindemith et Kokoschka expriment une réflexion sur le pouvoir destructeur des relations humaines, mais aussi sur la possibilité de renaissance à travers une forme de résilience. Sexualité, cruauté et grotesque sont également au programme de Das Nusch-Nuschi – sorte de kaléidoscope musical dadaïste qui brise les principes d'une narration ordinaire et tourne en dérision les conventions sociales, les pratiques religieuses et les tabous, en particulier ceux liés à la sexualité et à la cruauté. Cette charge au vitriol use d'un humour noir pour déconstruire les conventions traditionnelles de l'opéra classique et du théâtre dramatique. Par la dérision, il remet en question les attentes culturelles liées à l'art, la morale et le bon goût et fait souffler l'avant-garde pour disperser les cendres d'une culture européenne anéantie par la Première Guerre mondiale. Sancta Susanna prolonge cette ligne polémique et décadente sous la forme d'une messe noire aux allures de quiproquo absurde et sensuel. Klementia et Susanna sont deux interlocutrices dont l'échange ressemble davantage à deux monologues. La première croit s'adresser à Sainte Suzanne, martyre passée par l'épée pour avoir fait vœu de chasteté tandis que la seconde, au terme d'une crise spirituelle et sexuelle, cède à un mouvement d'hystérie érotique en se dénudant et en pressant son corps nu contre celui d'une représentation du Christ en croix.
L'œuvre croise la transgression sexuelle et religieuse, conférant au geste sacrilège une forme d'affront à la pureté religieuse et à la sacralité du corps divin, en mettant en avant des désirs qui sont normalement réprimés. L'intrigue d'August Stramm croise la perspective déjà présente chez Sade ou Georges Bataille, chez qui la confusion du sacré et du profane n'est pas une simple violation des règles, mais devient une manière d'explorer les limites de l'existence humaine, en particulier à travers l'interdit sexuel. En répétant le geste de la religieuse qui avait été punie et emmurée vivante pour le même blasphème, Susanna nourrit un cycle de transgression et de répression. Non seulement les désirs ne peuvent pas être éradiqués par les règles religieuses, mais la répression excessive des pulsions entraîne leur retour sous forme de transgression violente. Punition ou libération ? L'issue est volontairement laissée en suspens au moment où tombe le rideau mais trouve dans l'enchaînement avec le Château de Barbe-Bleue une forme de résolution intéressante.

Le chef‑d'œuvre de Bartók puise dans le livret de Béla Balázs un lien très fort avec le concept de transgression, à la fois sur les plans psychologique, moral et existentiel. Le personnage de Judith transgresse les codes en enfreignant les avertissements de Barbe-Bleue qui lui demande de ne pas insister, déterminée coûte que coûte à ouvrir ces sept portes qui constituent les multiples facettes de la personnalité de son mystérieux mari. Richesses, armes, jardin, larmes… l'ultime porte scellera le destin de Judith, découvrant derrière elle les anciennes épouses de Barbe-Bleue, dont le fatal destin ne peut manquer d'évoquer au passage le sort de la religieuse pécheresse dans le récit précédent d'August Stramm.
La transgression fonctionne ici comme la volonté de percer un savoir déclaré interdit. En violant la frontière entre ce qui doit rester caché et ce qui peut être connu, l'histoire de Judith fait écho directement au mythe de Pandore où la révélation d'un secret entraîne des conséquences tragiques. On peut ici renvoyer le lecteur à "Dans le château de Barbe-Bleue" (1971), de George Steiner – fascinante analyse qui fait du conte de Perrault la métaphore d'une culture occidentale qui se perd dans la quête incessante de la connaissance et l'exploration des "chambres interdites" du savoir, en prenant le risque de subir des échecs et des atrocités destructrices qui feraient se superposer civilisation et barbarie. On peut aussi considérer cette transgression de Judith comme une forme d'exploration et de conquête morale et psychologique au terme de laquelle elle en vient à violer un territoire interdit. La dernière porte derrière laquelle se trouvent les anciennes épouses enfermées dans l'obscurité est la transgression ultime. En la franchissant, Judith ne peut plus revenir en arrière et se retrouve elle-même condamnée à partager le sort des autres épouses. Ici, la transgression mène à une forme de châtiment inévitable, rappelant le thème classique des contes moraux où la curiosité et la désobéissance entraînent une punition fatale.
Cette "punition" est au cœur de La Danse des morts, oratorio d'Arthur Honegger d'après un texte de Paul Claudel, inspiré par une peinture d'Holbein le jeune à Bâle. On retrouve les thèmes de la mort, du jugement dernier, de la rédemption, et de la lutte entre la lumière et les ténèbres à travers une perspective religieuse et philosophique, abordant la culpabilité collective et la quête de rédemption. La transgression se fait ici morale, spirituelle et existentielle mais la focale n'est plus directement dirigée sur le destin d'un personnage en particulier comme dans les deux autres volets du triptyque.
Honegger et Claudel évoquent une humanité qui, à travers ses guerres, ses violences et ses péchés, a transgressé les lois morales et divines. Les guerres mondiales ont été perçues par beaucoup, à l'époque, comme des manifestations d'une barbarie collective, où l'humanité a franchi des frontières morales inacceptables. Dans ce cadre, la transgression est à la fois un acte de rébellion contre l'ordre divin et une errance morale qui mène à la désolation spirituelle.
Souviens-toi homme que tu es esprit
et la chair est plus que le vêtement
et l'esprit est plus que la chair
et l'oeil est plus que le visage
et l'amour est plus que la mort.
L'œuvre elle-même est construite autour de cette idée de jugement dernier, où l'humanité doit faire face aux conséquences de ses actes. Il s'agit ici de s'arracher à sa condition humaine et transgresser les frontières du monde matériel pour entrer dans l'éternité. Moins "transgression" que "transfiguration", cette Danse des morts aborde plus largement le thème de l'éloignement de Dieu et des principes divins, avec la rédemption comme horizon potentiel qui viendrait faire écho à la conclusion de Sancta Susanna et du Château de Barbe-Bleue, mais avec une dimension eschatologique par trop didactique… le livret de Claudel n'a pas l'épaisseur et la puissance littéraire de celui d'August Stramm ou Béla Balázs.

La mise en scène d'Anthony Almeida joue sur des codes efficaces qui se combinent admirablement à la scénographie de Basia Bińkowska et aux lumières de Franck Evin. La première a imaginé un décor unique qui pivote sur lui-même, sorte de boîte sombre grillagée de métal inclinée en pente douce présentant une ouverture large ou étroite, en fonction des scènes. Les éclairages sont millimétrées et parcimonieux, tout au plus quelques faisceaux qui viennent saisir en oblique ou verticalement des éléments très précis qu'ils détachent d'un fond uniformément noir et ténébreux. Ainsi, le noir et blanc des voiles et scapulaires des religieuses, la chevelure rousse très "Mélisande" de Susanna, le couple Judith/Barbe-Bleue en robe et chemise blanches… La lumière souligne un jeu d'acteur au cordeau, surtout dans la première partie avec l'affrontement Klementia/Susanna vu comme l'avers et le revers d'un personnage qui se dédouble. Les rotations font oublier dans Barbe-Bleue l'absence des traditionnelles portes qu'on ouvre et des effets attendus sur le grand point d'orgue ou l'apparition des épouses en fond de scène. Les ombres anguleuses qui s'allongent et se croisent forment l'essentiel des effets visuels les plus impressionnants, là où dans la Danse des Morts, les contrastes s'effacent avec le choix d'éclairer souvent de face une scène où se pressent figurantes et choristes. En un sens, moins "impressionnant", ce dernier volet est aussi celui où la présence symbolique se fait la plus forte avec notamment cette très didactique trinité des trois âges de la Femme. On notera à ce propos l'option gagnante qui consiste à mettre en scène le très beau texte de Balázs, confié à plusieurs récitantes dont une très jeune fille qui ouvre et referme la soirée devant le rideau écarlate.
Il était une fois… Où est-ce arrivé ?
Dehors ou dedans ? C’est une vieille histoire, mais quel est son sens,
Mesdames et Messieurs ?
Vous entendez un chant familier. Vous me regardez et je vous regarde. Le rideau se lève…
À moins que ce ne soient juste nos paupières ?
La durée généreuse de ce triptyque (près de 2h45 avec entracte) exigeait de trouver des solutions en ce qui concerne la répartition des œuvres et la distribution des rôles. Ainsi Sancta Susanna et le Château de Barbe-Bleue sont regroupés en première partie, séparés par un court précipité qui permet à Rosie Aldridge de passer du costume de Klementia à celui de Judith. La mezzo anglaise domine son sujet, dans deux personnages auxquels elle prête son timbre sombre et intense. Elle négocie avec une vigueur souveraine les difficiles changements de registres et surtout, la bascule délicate d'un idiome à l'autre qui forme un véritable métamorphose psychologique et vocale. Face à elle, la Sancta Susanna hallucinée d'Anaïk Morel est d'une justesse de jeu et de chant vraiment remarquable, avec une projection et un vibrato naturel qui donne au personnage la dimension d'une héroïne à l'ampleur expressive délicieusement suicidaire. Joshua Bloom est un Barbe-Bleue de grande classe, avec un registre grave très dense et parfaitement en place, contrastant avec des aigus plus précautionneux qui limitent légèrement le punctum de la Cinquième Porte mais dessinent en creux les failles psychologiques du personnage.Le Chœur de l'Opéra National de Lorraine joue les premiers rôles dans une Danse des Morts où les interventions solistes passent d'un interprète à l'autre. Le baryton Yannis François déplie les lignes de son long solo là où la récitante Claire Wauthion maintient heureusement le texte à bonne distance de l'éloquence vibrée d'un Jean-Louis Barrault ou d'un Lambert Wilson.
Après des débuts très remarqués en 2022 dans une production des Oiseaux de Braunfels qu'elle dirigeait au pied levé, la cheffe coréenne Sora Elisabeth Lee domine parfaitement son sujet dans ces trois univers dramatiques dont elle réussit à mettre en lumière tout à la fois l'aspect singulier et complémentaire. Elle obtient ce tour de force par le fait de ne jamais forcer le trait ni les angles d'un Hindemith sonnant ici beaucoup plus subtilement que les habituelles tentatives d'en faire un cliché expressionniste. Le résultat se fait entendre immédiatement : urgence des lignes et des respirations, climats étouffés et inquiétants, tout ici sonne et se donne à voir avec l'évidence d'une très grande musique. La tension y est traité par gammes, comme une large palette d'effets qui font de ce couvent une extension du Château de Barbe-Bleue à moins qu'il ne s'agisse de celui du Nosferatu de Murnau. L'essentiel de l'action dans Bartók est condensé dans la fosse, réussissant à faire oublier un mouvement de décor qui finit par disperser l'attention ; et réussissant surtout dans la Danse des Morts à troquer les épais sabots des citations parlées-chantées (Carmagnole, Dies irae et Pont d'Avignon) avec la peinture anguleuse et précise d'une danse vue par George Grosz ou Otto Dix.
