De l’opéra bouffe en général et des Brigands en particulier
La question du lieu théâtral
Quand on pense aux opéras bouffes d’Offenbach ou à ses opérettes, la question du rire se pose au premier chef, et en second lieu, celui du théâtre. D’une certaine manière, les deux questions sont interdépendantes.
Si Offenbach avait été joué à l’Académie Impériale de Musique (à l’Opéra) pendant le Second Empire, eût-il pu être Offenbach ?
Si ces Brigands eussent été joués au Châtelet, ex-temple de l’opérette, eussent-ils provoqué des réactions « coincées » de quelques-uns devant les discours « politiques » ou les « excès » un peu « gras » sur le genre, le queer et autres horreurs. Pas si sûr. Ceux qui vont à Garnier ne vont pas forcément au Châtelet
Offenbach fut joué essentiellement entre le théâtre des Variétés et les Bouffes Parisiens.
Le mot bouffe s’oppose à sérieux. Le Bouffe fait rire et tourne en dérision, et Offenbach crée hors des théâtres officiels, certes non aux marges, mais là où l’on se permet plus, dans les lieux qui sont des soupapes de sécurité…
La tradition du « Buffo » plonge dans les mythologies populaires, la Commedia dell’arte, loin d’un théâtre « officiel » comme le spectacle de Dario Fo, « Mistero Buffo » le racontait si bien.
En entrant à l’Opéra et notamment à Garnier dégoulinant de l’Or Second-Empire, Offenbach change de nature, pas tant en soi que dans les têtes. Garnier n’est pas un lieu de la goguette, ni de la « Bouffe parisienne ». Garnier est un Temple, Temple du goût comme dirait Voltaire, où Offenbach doit « pétiller » (comme du champagne, boisson populaire bien connue), mais pas exploser à la gueule…
En le faisant devenir « patrimonial », à une époque où le patrimoine et sa conservation semblent être une valeur cardinale (loto du patrimoine etc…) ce qui peut se justifier pour les édifices qui témoignent du passé ou d’une culture, et semblent devenir aussi une valeur idéologique, quand le Rassemblement National en fait l’élément unique de la « politique » culturelle qu’il claironne, fait-on du bien à Offenbach ?
Le patrimoine tel qu’on l’entend aujourd’hui est la conservation dans un état donné d’une œuvre d’art, encore faut-il savoir quel état, quand pour la reconstruction de Notre Dame on a privilégié le XIXe de Viollet le Duc intervenu à qui mieux mieux sur un édifice médiéval qui peut-être n’en demandait pas tant… Notre vision patrimoniale est élastique…
La culture du patrimoine et sa conservation se lisent également à l’aune de toutes les époques, parce que toutes les époques ont leurs idées de la conservation et de ce qu’il faut conserver…Il n’y pas si longtemps, une cinquantaine d’années, aux glorieux temps du gaullisme triomphant, on a détruit le centre médiéval de Metz pour construire des centres commerciaux bétonnés, détruit le Théâtre Sarah Bernhardt à Paris pour faire place au hideux Théâtre de la Ville, ou massacré le théâtre de la Gaîté Lyrique pour ne plus savoir quoi en faire, lui qui était aussi un des théâtres d’Offenbach… Tout cela dans les toutes proches cinquante dernières années…
Dans les autres arts, comme la musique, et notamment l’opéra et l’opérette, les formes et les contenus variaient au gré des époques, des publics et des lieux. Il y a cinquante ans, on ne jouait plus Offenbach, ou peu, on a recommencé à la fin des années 1980, et dans les années 1990, grâce à Laurent Pelly et Marc Minkowski. Alors ils sont devenus la nouvelle référence, de même la tradition éditoriale d’Offenbach a évolué, ce qui est scientifiquement bienvenu (avec les multiples éditions des Contes d’Hoffmann notamment) mais l’opérette ça bouge tout le temps, ça s’adapte tout le temps parce que c’est la condition de sa survie, et donc il est difficile de la fixer, même musicalement. Comme on est incapable de créer du neuf, on se raccroche à la permanence du vieux, comme à notre bouée de sauvetage mais d’un vieux presque fantasmé, notre idée du vieux.
L’œuvre est devenue intouchable, La Joconde et Offenbach, même combat. Seulement la Joconde que nous voyons est-elle vraiment celle que voyait Leonard, et l’Offenbach que nous entendons est-il vraiment celui des années 1860 ? Tout est question de regard, et non de chose regardée, comme disait André Gide…
Alors Offenbach passe au laminoir de la conservation, et devrait être interprété à l’opéra comme un compositeur d’opéra et non comme un « bouffon »… Car l’opéra, c’est digne, c’est grand, c’est notre patrimoine et donc notre glorieux passé.
La question de l’opérette
Mais cette France de la conservation chic a pourtant noyé corps et biens depuis des lustres la tradition de l’opérette, en faisant dans le même temps d’Offenbach le seul « sauvé des eaux » … Car tandis que l’opérette disparaissait des théâtres, Offenbach renaissait, mais avec une noblesse nouvelle qui le séparait nettement de Rose-Marie et de l’Auberge du Cheval Blanc (qui contribuèrent et pas qu’un peu à ma naissance à l’opéra).
Barrie Kosky a fait renaître à la Komische Oper de Berlin les opérettes berlinoises des années 1920 d’Oscar Straus et Paul Abraham notamment avec un succès phénoménal, inouï, dans une entreprise non seulement mémorielle et artistique, mais en en faisant aussi des spectacles d’aujourd’hui où le public de la Komische Oper hurlait, intervenait par des cris, des réflexions, des commentaires pendant la représentation, comme les japonais le font au Kabuki. Mais en en faisant aussi des œuvres de mémoire car toutes ces opérettes avaient disparu parce qu’essentiellement l’œuvre de juifs et donc passées à la trappe au moment du nazisme.
Qu’a fait la France de ses Hervé (Mam’zelle Nitouche), lui-même contemporain d’Offenbach et que Wagner aimait bien, ou Henri Christiné ? Qui se souvient de Phi-Phi ou Dédé ? Et Vincent Scotto (Un de la Canebière, Violettes impériales) ? il y a tout une tradition, tout un répertoire, tout un « patrimoine » qui a fait aussi les beaux soirs des théâtres à Paris et ailleurs qui a totalement disparu, sans une larme et la plupart du temps, sans même le connaître.
Alors, quand Kosky essaie de réveiller l’esprit de l’opérette et de l’opéra bouffe sur la scène de Garnier, au lieu de faire les pâles effarouché(e)s, il faut peut-être se laisser aller, tout simplement, au lieu, une fois de plus de jouer les conservateurs d’un patrimoine qu’on a tué.
L’opérette ou l’opéra-bouffe fonctionnent par le jeu tissé de la musique et des dialogues, et ce sont les dialogues qui souvent nécessitent une « actualisation ». C’est Antonio Cuenca Ruiz qui s’est chargé d’écrire les nouveaux dialogues, plus branchés sur l’actualité immédiate, il a fait le travail d’adaptation que faisait avec Laurent Pelly jadis Agathe Mélinand sur les Offenbach qu’il a mis en scène. C’est sur les dialogues que l’intervention est nécessaire et ce sont souvent les dialogues qui provoquent les rires, et qui enchainent sur la musique ensuite. Car sans le rire, et le rire sarcastique, il n’y a pas d’opérette.
L’opérette dans sa version d’après la deuxième guerre-mondiale, sous l’influence américaine, est devenue une sorte de succession de Bluettes. L’exemple de L’Auberge du Cheval blanc, est emblématique, vu ce que l’œuvre est devenue, réécrite et aplanie, aplatie voire désossée, depuis sa création en 1930 à Berlin… Le genre a perdu largement ses aspects alternatifs ou marginaux, entre la revue et les chansonniers… Or, dans l’opérette, on peut rire de tous et de tout, mais surtout de nous tous.
La question du rire, la question du dire
Rire, est-ce détruire ?
« Mieux vaut en rire » dit-on quand il semble qu’on atteint une limite au-delà de laquelle quelque chose ne va plus, et ainsi le rire est-il une sorte d’exutoire parce qu’il n’y pas d’autres réponses. C’est « mieux vaut en rire avec comme sous-entendu « pour ne pas pleurer ». Le rire serait donc une solution assez terrible qui sanctionne une aporie. C’est pourquoi le politique est un sujet fréquent de rire, depuis l’antiquité (Aristophane…), raillé, tourné en ridicule, parce que le spectacle politique est si répétitif et si désolant la plupart du temps qu’il vaut mieux utiliser le rire pour masquer le pire.
Le pire serait évidemment de se tourner vers des solutions plus radicales, qui au nom de cette médiocrité, nous conduiraient à l’abîme comme elles ont conduit dans l’histoire d’autres pays notamment à la veille des guerres mondiales. On commence par fustiger le politique, puis on le supprime pour prendre sa place…
Et pourtant que de spectacles aisés à tourner en ridicule, que de situations faciles à tourner en comédie, inutile d’aller chercher Trump ou Kim Jong-un qui sont à eux seuls un spectacle total, et Chaplin a déjà en son temps fait ses gorges chaudes des figures dictatoriales de son époque dans Le Dictateur. Le spectacle politique des trois derniers mois en France ferait la fortune des chansonniers s’il y en avait encore…
Mais les politiques sont une proie facile parce qu’ils nous gouvernent et qu’en rire est une petite vengeance de « ceux d’en-bas » comme dirait qui vous savez. En réalité, il suffit de considérer le zoo humain dans son ensemble, les situations professionnelles que nous traversons : le lieu de travail est un zoo humain qui peut largement faire rire, une salle des profs, un conseil d’administration, un colloque universitaire (David Lodge en a fait son miel), autre zoo humain une réunion de famille ou de copains (pensons au sketch de Muriel Robin sur l’addition) : voilà des situations parmi d’autres où des types humains se retrouvent et se retournent aisément en personnages de comédie. Simplement, l’humanité dans son ensemble est une vaste comédie, la comédie humaine, comme Balzac l’a si bien nommée et le monde est effectivement un vaste théâtre.
Rire de tout, c’est un principe de base de l’humanité, pour en transcender les heurs et malheurs, et aujourd’hui cela semble un peu plus difficile, tant il semble que le rire nécessite une casuistique complexe avant de pouvoir être déclenché ou autorisé, guidé par la peur de choquer des individus dans leurs convictions, leurs croyances etc.. etc… comme on l’a vu dans la cérémonie d’ouverture des J.O. ou comme certains se sont sentis froissés par les religieuses en goguette dansant autour d’un prince de Mantoue enterrant sa vie de garçon… Les pauvres… Ont-ils oublié le défilé de mode ecclésiastique du film Roma de Fellini ? Autrement sarcastique et destructeur…

Or, le théâtre ne s’adresse pas aux individus : le théâtre est un art du collectif, et le collectif n’est jamais une somme d’individus, c’est d’abord une totalité, une entité, informe, aux limites floues et aux réactions imprévisibles. Dans la Grèce ancienne, le théâtre est une manifestation de la religion poliade, de la cité, c’est un lieu où se réunit la cité dans toutes ses strates pour assister au spectacle. Et alors, le théâtre est « ce tout » : spectacle et spectateurs, un couple indissoluble. Il ne peut y avoir de représentation théâtrale sans spectateurs, sans groupe. On joue pour être regardé par un groupe.
Les Brigands, une vision

Les Brigands a été créé le 10 décembre 1869 au Théâtre des Variétés. L’histoire en est simple : une bande de brigands menée par leur chef Falsacappa cherche à frapper un grand coup. Le mariage de la Princesse de Grenade avec le Prince de Mantoue va lui en donner l’occasion puisque la dot en est la somme considérable de 3 millions dont les brigands ont eu vent. Falsacappa va élaborer un plan pour s’en emparer, un plan qui va être fondé sur le travestissement : « Nous allons nous substituer aux marmitons pour recevoir les gens qui viennent de Mantoue, puis nous nous substituerons aux gens de Mantoue pour recevoir les gens qui arrivent de Grenade et enfin nous substituerons aux gens de Grenade pour aller à la cour de Mantoue recevoir les trois millions. Rien n'est plus simple ! »
Le travestissement en tous sens est donc le principe directeur de l’œuvre. Et par un glissement de sens dont la langue a le secret, le mot travestissement qui a le sens général de déguisement a un sens plus singulier lorsqu’on utilise aujourd’hui le mot travesti (« homme, souvent homosexuel, travesti en femme » nous dit le dictionnaire Larousse et nous n’entrerons pas dans le détail d’une définition qui demanderait peut-être quelques ajustements) … Simplement nous partirons de la question du travestissement qui est le moteur général de l’œuvre que Barrie Kosky particularise en faisant de Falsacappa (un nom à consonance d’ailleurs féminine, et qui porte en lui le mot falsa, c’est-à-dire fausse) un travesti, hommage à Divine, rendue célèbre par les films de John Waters dans les années 1970–1980.
Déjà Offenbach par le nom, par l’utilisation du mot dans, et de l’autre la langue par son glissement sémantique entre travestissement et travesti servent la soupe en quelque sorte et tracent le chemin qui mène au Falsacappa travesti. À cela s’ajoute, et c’est encore Offenbach, le personnage de Fragoletto (masculin de fragoletta, petite fraise) qui est un rôle justement travesti, un mezzosoprano qui tient un rôle masculin, comme dans tant d’opéras baroques, et dans quelques grands opéras du XIXe, Guillaume Tell (Jemmy), Les Huguenots (Urbain), Benvenuto CellinI (Ascagne), Faust (Siebel), Don Carlos (Thibault)…
Alors on peut répondre que le terrain de base était déjà bien balisé, à ceux qui fustigent Barrie Kosky pour avoir mis sur la scène les poncifs queer éculés du moment, ou avoir voulu mettre en scène cette culture queer pour faire subversif et pour épater le bourgeois dans une ville de Paris qui ne s’étonne plus de rien (la preuve que si puisque tant de messages X ou Fb l’ont dénoncé…) , comme si ce pauvre Kosky arrivait de sa province (Berlin, une bourgade qui en la matière, est largement vaccinée depuis les années 1920…). Tout cela est ridicule, un vrai ridicule à la Offenbach.
Car nous sommes là au centre de la dérision. Offenbach tourne en ridicule les cours (espagnole, notamment, et ne fera-on pas remarquer que Eugénie de Montijo l’impératrice est espagnole, et à ce qu’on sait très catholique), les gendarmes qui défendent la veuve et l’orphelin mais arrivent toujours trop tard, les caissiers qui détournent l’argent et la banque, dans un Second Empire où ont été créées les grandes banques françaises, (Crédit Lyonnais en 1863, la Société Générale en 1864) et il tourne évidemment aussi en dérision les brigands, que la culture allemande d’origine d’Offenbach avait connu sous le nom Die Räuber, drame romantique assez noir de Schiller (1782) pour avoir provoqué une palanquée de suicides et qui donna naissance à un opéra de Mercadante et surtout à l’opéra de Verdi I Masnadieri. L’histoire n’a rien à voir mais comment éviter de faire le lien entre les brigands sérieux de Schiller et ceux complètement déjantés d’Offenbach.
Les Brigands d’Offenbach se donnent donc, dès le début comme des brigands « bouffe » et ne peuvent un instant être pris au sérieux, ainsi dans la mise en scène de Kosky, dès l’ouverture, l’apparition de Falsacappa en Divine avec le petit corps de ballet d’Otto Pichler aux petits culs rebondis (et comme d’habitude, au genre douteux) met immédiatement les points sur les "i". Pourquoi voudrait-on en faire des contrebandiers à la Carmen ? Six ans après Les Brigands les mêmes Meilhac et Halévy utiliseront le même filon pour l’opéra-comique de Bizet, Carmen-Fiorella accueille Don José-Fragoletto chez les contrebandiers mais là c’est plus sérieux…
Et Kosky souligne toute la dérision : Fragoletto, le banquier ( chez Offenbach, c’est un fermier…) repenti, dont Fiorella fille de Falsacappa est amoureuse est accueilli parmi les brigands et comme marque de l’accueil, on le travestit, il change de costume. Les brigands de Kosky sont « costumés « en brigands dès le lever de rideau, ils sont hors monde-ordinaire, ils sont monde du théâtre, c’est-à-dire un monde où tout est possible.
Brigands de théâtre, c’est ainsi qu’ils se donnent dès le départ.
Entendons-nous, tous les brigands sur un théâtre sont des brigands de théâtre, y compris les contrebandiers de Carmen, mais là, ils sont des brigands au second degré, des brigands « bouffe » d’un théâtre bouffe, c’est-à-dire déjà des brigands « travestis » en brigands et non des brigands vêtus en brigands. Ce sont déjà des brigands au second degré, Second degré parce que la scène du Palais Garnier figure elle-même un théâtre décati, avec ses vieux décors en ruines, ses murs couverts de graffitis, ses fils, ses guindes latérales et ses pauvres toiles peintes qu’on va descendre des cintres. On joue Les Brigands dans un théâtre abandonné, on joue aux brigands : tout ici est faux, travesti, théâtre : rien n’est à prendre en direct au premier degré, mais tout au second degré voire plus.
L’idée directrice des dialogues consiste à orienter l’ensemble vers l’idée (un peu populiste, on peut en convenir) que tout le monde est un peu voleur. C’est-à-dire que les brigands sont en somme une image sociale ordinaire d’une société où tous volent tout le monde ;
C’est clair, si les brigands sont l’émanation d ‘une telle société, il n’y a plus vraiment de brigands puisque tout le monde l’est peu ou prou. Ainsi comme fréquemment chez Offenbach, les situations morales traditionnelles sont inversées, comme dans Orphée aux Enfers où dans l’Enfer d’Offenbach on s’amuse comme des fous.

Kosky et Antonio Cuenca Ruiz inversent la situation mais déjà Offenbach lui-même rend les brigands sympathiques, à commencer par la relation Falsacappa-Fiorella où Fiorella veut devenir honnête, aspire à une vie tranquille avec son Fragoletto jeune fermier que les brigands ont dévalisé et qui est tombé amoureux de Fiorella. Chez Kosky, Fragoletto est un jeune banquier, costume gris, cravate, et par amour pour Fiorella, veut devenir Brigand, et au fond, un banquier voleur, c’est aussi un certain ordre des choses (d’où l’histoire, très drôle : « Raconte-moi une histoire de voleurs. – D’accord : il était une fois un ancien banquier devenu président. – Et après ? – C’est tout. » … Voilà comment s’opèrent les glissements dans ce premier acte, où le sens général de l’œuvre n’est jamais altéré.
Ainsi du passage du Prince de Mantoue, vu comme une sorte de chanteur de charme (Mathias Vidal) qui échappe aux brigands grâce à Fiorella en mal d’honnêteté qui le fait fuir, et ainsi sont en place les nœuds essentiels de l’intrigue puisque les brigands ont intercepté un émissaire qui annonce la transaction de 3 millions accompagnant le mariage du Prince de Mantoue et de la Princesse de Grenade.
Le premier acte est donc l’objet d’une joyeuse confusion, mais en même temps donne quelques indications sur ces Brigands qui n’arrivent plus à dévaliser (Falsacappa est menacé parce que la troupe ne gagne pas assez), sa fille en mal d’honnêteté, Fragoletto le banquier en brigand-modèle par mal d’amour : rien ne fonctionne comme cela devrait/pourrait, on se sait plus qui est qui et qui est honnête ou malhonnête, le banquier devient voleur et la fille du brigand devient honnête : inversion des valeurs, dans un monde où tout est à l’envers. Mais ce que nous peint ce premier acte, c’est aussi la société dans son ensemble avec son pouvoir (celui de Falsacappa) contesté par les brigands qui manifestent :
À Falsacappa : vous vous comportez comme un homme politique
Falsacappa : Messieurs-dames, pas d’insultes s’il vous plaît
puis en manifestant : …Les brigands sont mécontents
Ce que les dialogues interpellent, c’est les hiérarchies sociales, vues à travers la petite société des brigands , les parcours politiques (une allusion à Macron jeune banquier etc…) , les rêves petits bourgeois (FIorella rêvant de sa petite vie tranquille avec son Fragoletto) qui vont à l’inverses de celle que veut Falsacappa, caricature du rêve romantique du brigand, mais lui-même en panne de « coup » et donc en danger d’être renversé… Tous les éléments qui traversent les sociétés sont là, rendus dérisoires mais qui traduisent toutes les agitations et les instabilités, les relations intergénérationnelles, les rêves des enfants, la force des amours qui transcendent les valeurs « bien pensantes », le tout dans une bonne humeur générale et une sorte de désordre parfaitement ordonné.
Dans ce premier acte, le chœur a une importance énorme, et on ne peut que saluer la performance de celui de l’Opéra de Paris engagé dans le jeu, les mouvements chorégraphiques, et d’une vraie précision parce que cette musique exige une précision métronomique. On ne peut d’ailleurs séparer le jeu et la musique, parce que si Kosky fait le tableau d’une société (ce que font bien sûr Meilhac et Halévy de la leur), Offenbach joue musicalement aussi de tous les travestissements.
Une fois encore il faut interpeller Rossini, bien plus que Mozart, par le jeu des emprunts à des rythmes ou des airs déjà entendus (par bribes ou allusions) ailleurs, dans La Périchole par exemple, mais surtout parce que Offenbach joue sans cesse sur les formes de l’Opéra et notamment du Grand-Opéra. L’importance du chœur dans ce premier acte est à l’évidence un calque du Grand-Opéra, qui sonne particulièrement sur la scène de Garnier, qui aurait dû en être le temple, mais qui arriva trop tard, à la toute fin du genre…
L’opéra est d’ailleurs présent par la manière dont Kosky fait singer le Prince de Mantoue en chanteur d’opéra (qui chante Una furtiva lagrima de L’Elisir d’amore) , un Prince de Mantoue personnage quand l’Opéra possède dans sa galerie de personnages un Duc de Mantoue pas très recommandable dans Rigoletto…(et une fois encore, ne peut-on pas rapprocher le nom Fragoletto de Rigoletto). L’opéra est présent partout parce qu’il est le substrat musical, le non-dit de cette affaire, il est musicalement partout, lui aussi travesti, masqué et pourtant bien réel.
Encore un autre jeu sur le genre. Operetta veut dire petit-opéra et opéra-bouffe signifie ici, opéra dont on se moque, opéra en dérision, opéra bouffon, opéra des bouffons. Tout est dérision ici, et l’on comprend alors le graffiti inscrit sur les murs branlants du décor « Ni dieu ni maître, ni patron », un graffiti à moitié effacé mais au parfum clairement anarchiste : c’est l’anarchie joyeuse qui est ici célébrée, celle qui se rit de tout, d’où cette impression de joyeux désordre, allons, osons le mot, de bordel ambiant sur la scène qui est nécessaire parce que de ce bordel initial va naître la mécanique des deux autres actes.
Dernière remarque, très personnelle et peut-être délirante (mais vu le contexte…) il existe à Paris un théâtre investi en 1974 par une troupe, aux murs décatis, et complètement délabrés… et ce théâtre par le plus grand des hasard s’appelle les « Bouffes du Nord ». Le décor ici n’a rien à voir par sa structure, mais par son état d’abandon de théâtre en ruine, il rappelle cet autre théâtre en ruine qui porte le glorieux nom de « Bouffes »… heureux hasard… complètement subjectif…

La mécanique en mouvement
Le premier acte pose anarchiquement les bases de la suite : la mécanique est celle de travestissements successifs de la bande de brigands (centaines de costumes de Victoria Behr) jusqu’à arriver aux trois millions.
Dans ce pays imaginaire qu’est le pays de l’opéra bouffe, l’Espagne et Mantoue sont frontaliers… Entre Grenade et Mantoue, il y a certes bonne distance… Mais il est vrai que l’Espagne a possédé le duché de Milan et que celui de Mantoue et de Milan étaient frontaliers, jusqu’à leur fusion dans l’Empire des Habsbourg au début du XVIIIe… la géographie de l’opéra-bouffe n’est donc pas si absurde.
Autre géographie de l’opéra-bouffe, un évident tropisme italien par les noms qui font opéra italien (Pietro, Fiorella, Fragoletto, Falsacappa, Antonio, Carmagnola), l’appellation « carabiniers » (les gendarmes italiens) etc… un autre tropisme est la fortune de l’opéra-comique d’Auber, Fra Diavolo, une histoire de brigands italiens (du côté de Terracina, entre Naples et Rome) dont Meilhac et Halévy se sont souvenus de manière lointaine avec quelques noms et quelques situations.
Enfin, en 1869, au-delà des substrats nés de l’opéra-comique ou de l’opéra italien, il y a aussi et simplement le rôle que le Second Empire a joué dans la guerre d’indépendance italienne, et que dans l’affaire la France a récupéré Nice et la Savoie en 1860, tandis que quelques mois après la première des Brigands, l’annexion de Rome marque l’assise définitive du Royaume d’Italie. La question italienne a été centrale dans la politique européenne de ces années-là et a marqué aussi le recul de l’Empire des Habsbourg dans la carte géopolitique européenne.
Enfin, il vaut toujours mieux au théâtre externaliser les histoires, manière de déjouer les censures : l’histoire de certains titres de Verdi changeant au gré des lieux et des censures nous l’enseigne, et chez Offenbach, le détour par la mythologie ou les contes, les géographies lointaines (le Pérou pour La Périchole, un duché germanique pour La Grande Duchesse de Gerolstein, l’Italie pour Les Brigands) sont des artefacts commodes, des stratégies d’évitement, même si en 1869, nous sommes dans la période dite de « l’Empire libéral » qui sans le savoir vit ses derniers feux..

Barrie Kosky va donc faire de son espace unique un espace clairement théâtral avec des toiles peintes aussi décaties que le reste, aux couleurs passées, suspendues à des pendrillons fragiles, qui continue l’idée que nous jouons aux Brigands, à des Brigands second-degré.
Après avoir pris les habits des marmitons, les brigands accueillent l’ambassade de Mantoue, protégée par les carabiniers. Les carabiniers en Italie (corps fondé en 1814) sont l’objet de plaisanteries fréquentes, peut-être nées de ce que les premiers enrôlés étaient réputés être des analphabètes mais aussi pour railler les représentants de l’autorité (comme pour les politiques). Il reste que la figure du carabinier est une figure d’humour, que même le site officiel italien de l’Arme prend en compte. Il est évidemment hors de doute que cette tradition était connue et partagée et que l’arrivée de l’ambassade de Mantoue protégée par les carabiniers était déjà, chez Offenbach, un signe comique. C’est le jeu traditionnel des gendarmes et des voleurs, et le gendarme est un des personnages traditionnels du théâtre des marionnettes. Kosky en ridiculisant les gendarmes, ne fait que reprendre le texte original (fin de l’acte I)

Nous sommes les carabiniers
La sécurité des foyers
Mais, par un malheureux hasard
Au secours des particuliers
Nous arrivons toujours trop tard
Au-delà des carabiniers, on croque au passage l’ambassade du prince de Mantoue avec le baron de Campotasso, un « homme d’esprit » accompagné du capitaine des carabiniers « bel homme »
À ma future s’est-il dit
Il suffit d’envoyer en somme
D’envoyer un homme d’esprit
En le soutenant d’un bel homme
Les brigands déguisés en marmiton vont donc s’attaquer à deux vaniteux, croqués par Offenbach, une fois encore raillant les hommes de pouvoir ou mieux, ceux qui les entourent et forment leur cour…
Les brigands n’ont aucun mal à s’emparer de cette ambassade vaniteuse.

Le sommet de l’acte est évidemment l’entrée des Espagnols, qui est le « tableau » vivant le plus spectaculaire de la soirée, entrée des espagnols en procession baroque lumineuse avec Christ en majesté et en caricature de cour à la Velázquez, avec une Princesse de Grenade affublée d’une énorme robe à vertugadin, parfaite imitation du portrait de Marguerite d’Autriche (Kunshistorisches Museum Vienne).
Le vertige continue : il s’agit d’une entrée d’opéra ou d’opérette de superproduction, une entrée en représentation qui est sensée représenter les « vrais » espagnols, tout l’acte va se jouer entre « vrais » et « faux » espagnols. Les vrais espagnols étant en costumes, et les faux en travesti… tout le monde étant au théâtre, et l’entrée des espagnols étant évidemment l’entrée d’espagnols de théâtre (comme le montre le délirant accent de Philippe Talbot en comte de Gloria-Cassis…

Cette entrée est évidemment le sommet spectaculaire, et le sommet de l’artifice théâtral.
Ensuite, tout ce bel ordonnancement va évidemment se déglinguer, entre maladresses et surprises, parce que le principe du travestissement tient à ce qu’on reconnaît les vrais brigands sous leur travestissement, comme les albanais dans Cosi fan tutte… tout est toujours pipé chez Offenbach.
C’est le troisième acte qui va résoudre le nœud des travestissements et de la trame, à la fois par Offenbach et par des dialogues adaptés interposés ; C’est l’acte où la satire politique est la plus évidente, que certains spectateurs a dérangés.
Chez Offenbach, il y a le Prince du Mantoue et son caissier véreux, qui a bouffé ses trois millions « pour avoir trop aimé les femmes ». Chez Kosky, le caissier est devenu ministre du budget, qui a lui aussi « cramé la caisse » (pour reprendre l’expression de la digne Madame Valérie Pécresse…). Le ministre du budget, c’est l’actrice Sandrine Sarroche elle-même chansonnière et « stand-upeuse », elle-même humoriste qui se lance dans un discours en vers de style « chansonnier » évoquant les vicissitudes politiques françaises, Bruno Le Maire etc… C’est elle qui l’a écrit, comme nous l’indique la fiche de distribution. Puis elle se met à chanter… elle n’est pas chanteuse professionnelle, c’est là encore un « clin d’œil » à l’opérette où les voix peuvent ne pas être des voix d’opéra, mais des voix de cabaret ou même des acteurs. Le chant de l’actrice n’est pas un modèle impeccable de chant maîtrisé, mais sa performance passe ; c’est une actrice travestie en chanteuse, comme c’est une femme qui là encore personnifie un homme (Antonio) mais qui est femme habillée en femme, le ministre du Budget, toujours ce jeu de glissement d’un genre à l’autre, d’un statut à un autre qui fait le principe de l’ensemble.

Tout cela n’est pas bien méchant, c’est en situation, et pourtant, ce discours a reçu quelques huées. Des amoureux de Bruno Le Maire ?
Le discours des chansonniers est une forme assez rare aujourd’hui, remplacée par les stand-up ou les humoristes politiques qui essaiment dans les radios dont fait d’ailleurs partie Sandrine Sarroche. Il n’y pas encore si longtemps les chansonniers remplissaient à Paris essentiellement deux théâtres, Les deux Ânes et le Caveau de la République où se produisaient ces diseurs, la plupart du temps en vers, qui étrillaient le personnel politique. Le cadre très intime des lieux, et l’extrême rareté de leurs passages radio ou télévisuels (qui se souvient néanmoins de Robert Rocca, de Maurice Horgues, de Jean Valton ou Jean Amadou) leur donnaient une vraie liberté de ton. De cette culture sont sortis quand même des Thierry le Luron ou d’autres.
En choisissant de donner son monologue réécrit en vers dans le style des chansonniers, Sandrine Sarroche, Barrie Kosky et Antonio Cuenca Ruiz, tapent dans la cible voulue, mais le font sans le ton réel pour faire de ce moment un véritable numéro, et avec un discours qui passerait peut-être au Caveau de la République, et qui passe plus mal à Garnier.
Qui a vu à Munich le numéro du Frosch du troisième acte de Fledermaus, dans la mise en scène du même Kosky, comprend immédiatement » ce que « numéro » veut dire : une suspension de l’action et un moment étourdissant de drôlerie de Max Pollak qui met la salle dans sa poche et fait passer comme une lettre à la poste un troisième acte dramaturgiquement moins puissant.
Qui a vu à la Komische Oper Dagmar Manzel qui joue, qui chante et qui surtout sait dire les textes d’une manière délirante, à se tordre (sa Cléopâtre est une incarnation pour l’éternité), ou même Max Hopp, sait ce que veut dire numéro d’opérette. Nous n’avons pas, ou nous n’avons plus en France de tradition similaire et il fallait trouver une manière de suspendre l’action et créer le choc. Sandrine Sarroche qui incarne Antonio est digne, mais elle n’arrive pas à se libérer d’un texte prémâché, on la sent mal à l’aise et peu dans le style échevelé voulu, on rit à ce texte qui passe en revue nos douleurs politiques, mais une fois encore ça sonne bizarre à Garnier parce qu’à ce moment-là, il n’y pas suffisamment de show. Il eût fallu oser quelqu’un qui fasse crouler la salle, quelqu’un qui ose, dans l’outrance, la cruauté, un genre Frédéric Fromet ou tout autre choix pourvu qu’il y ait show, numéro, arrêt, suspension, fou rire. Ici, ça reste sotto tono et ça fait pièce rapportée. C’est dommage.

Même si on rit, le moment tombe un peu à plat. Est-ce Kosky qui connaît évidemment mal la scène humoristique française ? Est-ce l’opéra de Paris qui a prudemment laissé la question de côté ? Il eût fallu mettre la salle complètement dans sa poche à ce moment, et la salle rit mais sans folie, elle reste sage et digne, on est à Garnier, quand même….
C’est ce qui manque en ce troisième acte, plutôt fonctionnel comme souvent les troisièmes actes d’opérette, tout le monde se retrouve et tout le monde est démasqué, tous les nœuds se tendent et se nouent et évidemment Falsacappa se trouve en difficulté, lui qui est structurellement masqué et travesti. C’est là où Fiorella sa fille se rappelle aux bons soins du Prince de Mantoue qu’elle a sauvé au premier acte. Le salut vient de Fiorella, qui est le vrai cerveau du groupe selon le beau principe du Do ut des.

Falsacappa est sauvé, et même, vu que le ministre du budget ne vaut pas mieux que le chef des brigands, il est fait ministre, manière de dire « tous des brigands »… dans un style que nos amis italiens diraient « qualcunquista », qui se défie des hommes politiques, des pouvoirs, et qui finit par mener à une crise démocratique par la négation de toute institution de pouvoir du genre « tous des voleurs », tous les mêmes etc… C’est un peu la morale qui s’exprime ici, l’idée que personne ne se rachète dans un monde où tous sont masqués, duplices, une vraie morale nihiliste où les seules victimes du système sont les « vrais espagnols » que tout le monde a cherché à duper… les seuls qui n’étaient pas travestis, mais costumés…
Il est clair que Kosky en installant ses Brigands dans un théâtre à l’abandon où sont passés les anars (après tout, Les Brigands sont créés en 1869 et la Commune de Paris date de 1871, qui fut et reste une image repoussoir d’un ordre qui émanait directement des masses et pas d’une classe dirigeante). Les Brigands ne sont pas plus brigands que tous les autres, et l’ordre de la folie qui s’institue d’acte en acte finit par « s’ordonner »…
Falsacappa ministre, c’est boucler la boucle… Le travesti ministre va pouvoir tout travestir à plaisir… Les exemples de mensonges politiques, de jeux dangereux, de valses vertigineuses avec les vérités sont légion et ici l’histoire d’Offenbach rejoint ce que Kosky veut dire.
On voit bien que le rôle du travestissement n’est pas là où on croit. Que l’allusion à Divine développe l’idée d’anticonformisme, de dérision devant la société et ses tabous ou ses icônes est clair, mais se focaliser là-dessus pour faire de cette mise en scène un manifeste pour la culture queer est un contresens, ni même pour toutes les cultures à la mode. Kosky utilise l’opérette dans sa force incisive qui tourne en dérision les normes sociales et les pouvoirs quels qu’ils soient, dans une société qui garde des valeurs (portées par Fiorella ici), mais qui voit aussi le spectacle de leur dilution, à travers les comédies politiques, les comédies de la diplomatie (les mariages princiers), mais aussi le transformisme des valeurs, celle des frontières de l’honnêteté et de la malhonnêteté, qui est plus voleur, de Falsacappa voleur « officiel » ou du caissier-ministre du budget voleur en cravate et costume trois pièces ? C’est bien ces sociétés qui dérivent et qui mènent au pire que Kosky montre ici en en raillant les mécanismes… Et on comprend aussi son décor, théâtre à l’abandon, mais aussi lambris décatis, splendeur qui s’écaille, grandeur qui fut et qui n’est plus. Alors oui, mieux vaut en rire pour ne pas en pleurer… car en rire, c’est garder encore la vie, la réactivité, l’énergie du vivant, et non la soumission à une fatalité qui conduit à l’abîme. Kosky fait acte politique ici, et pas gentille défense de la culture queer.
Et Kosky est bien près d’Offenbach tout de même, car ces Brigands de 1869, explosent à quelques mois de l’apocalypse française, celle de 1870 où l’on se rend compte que le Second Empire n’était qu’un tigre de papier, défait par la Prusse, humilié, Paris chantait et dansait en 1869, sur un Volcan, comme Vienne quelques décennies plus tard… Mêmes causes et mêmes effets…
Une véritable troupe

Offenbach justement est ici servi par une vraie troupe, un véritable ensemble où peu de personnages émergent, mais dont la distribution est pleine de toute la génération de chanteurs rompus à ce répertoire, chacun avec un « petit rôle », et chacun à sa place dans la mécanique.
Ce type de spectacle demande une mise en place métronomique, scéniquement et musicalement, parce que la musique et les mouvements scéniques sont étroitement tissés et liés

C’est pourquoi tous les vieux briscards d’Offenbach sont ici bien heureusement en scène, de Laurent Naouri en capitaine des carabiniers à l’inénarrable Yann Beuron en vaniteux et stupide comte de Campotasso, avec Mathias Vidal délirant en prince de Mantoue ténorisant à la manière d’un chanteur de charme de nos rêves un peu mafieux quand même…

La distribution en est incroyable parce qu’elle intègre aussi des chanteuses qui ont été des gloires ou des grandes professionnelles du chant qui ont fait l’histoire de certains théâtres, comme Hélène Schneiderman à Stuttgart et Heidelberg, très grande artiste dont le passage a marqué les deux théâtres, ou Doris Lamprecht, qui a marqué tant de distributions dans les théâtres français et européens, mais aussi des noms qui sont indice de l’excellence du chant français comme Rodolphe Briand (excellent Pietro qui court tout le premier acte notamment), ou Frank Leguérinel (Barbavano), Philippe Talbot (comte de Gloria-Cassis incroyable de drôlerie en vrai-faux espagnol) et Eric Huchet (Domino)… sans compter les membres de la troupe et de l’académie de l’Opéra national de Paris, tous à leur place, et qui montrent que ce théâtre est « en état de marche ».

Mais je voudrais aussi souligner la personnalité vocale de Adriana Bignagni Lesca en princesse de Grenade aux graves impressionnants, déjà entendue à Bergamo dans La Fille du Régiment en Marquise de Berkenfeld. Il serait temps de lui confier des rôles qui permettent à cette voix assez somptueuse de se faire entendre.

Enfin évidemment dans cette troupe rompue au jeu d’Offenbach, Antoinette Dennefeld en Fragoletto est étourdissante, elle chante, elle danse, elle bouge, elle parle avec une aisance confondante, passant de l’un à l’autre en une sorte de petite meneuse de revue. De rôle en rôle (on se souvient de sa Giselle dans Guercœur à Strasbourg), Antoinette Dennefeld s’affirme comme une des valeurs les plus sûres du chant aujourd’hui.

Marie Perbost en Fiorella nous laisse aussi une très belle impression, même si au début la voix semble moins affirmée et moins projetée, peu à peu elle s’affirme avec le personnage, avec un bel abattage, un sens de l’à‑propos, du mouvement vif, de la scène, tout en posant son chant de mieux en mieux et de manière de plus en plus sûre, pour finalement triompher.

Enfin Marcel Beekman, en Falsacappa fait une composition délirante en drag-queen, toujours endossant des talons compensés et se déplaçant avec un naturel étonnant, travesti, masqué, jouant sans cesse de sa voix, une voix particulièrement ductile, de ténor de caractère mais pas seulement, lui qui a été un Platée exceptionnel, (autre travesti, tout comme la Nutrice de Incoronazione di Poppea) et qui est à l’aise dans tous les répertoires. Beekman est un chanteur totalement élastique, adaptable, une sorte de Fregoli vocal qui convient parfaitement ici. Il remplit la scène de sa présence, et donne au rôle une humanité joyeuse particulière qui dépasse largement le travestissement où certains ont vu seulement le tenant et l’aboutissant. C’est un incroyable meneur de revue, tout droit sorti des rêves d’Offenbach les plus dingues.
Enfin, il faut souligner, je l’ai déjà cité au passage la performance particulière du chœur de l’Opéra, très sollicité, – nous avons fait allusion plus haut à la question du « Grand-Opéra » où le chœur est particulièrement présent. Il joue, il bouge et surtout il chante puissamment dans des chœurs où Offenbach va jusqu’à citer quelques phrases de Verdi. Très grande performance.
Un chef et un orchestre
On peut en dire tout autant de l’orchestre de l’opéra, sous la direction de Stefano Montanari, un chef qu’a priori on n’aurait pas attendu dans ce répertoire, lui qui vient du baroque, qui dirige Mozart, et aussi… Rossini. Montanari est un chef lui aussi élastique et disponible, excellent dans le répertoire du XIXe siècle, et il prend Offenbach là où il est : au carrefour de tous les répertoires du temps ; Le Grand Opéra est présent avec des moments puissants et des chœurs développés, mais aussi nous l’avons cité au passage, un Offenbach qui fait feu de tout bois, le sien propre, il reprend des airs à la mode, des phrases de ses anciens opéras, il joue à son Rossini, mais aussi il suit les modes et les manières de l’opéra du temps, qu’il tourne peut-être en dérision scéniquement, mais jamais musicalement. Toute la tradition belcantiste, toute la mode rossinienne est là, avec ses crescendos, avec son utilisation habile des bois, avec ses subtilités d’orchestrations, et cette manière de faire croire à une musique légère et superficielle quand elle est véritablement composée, avec un tissu orchestral d’une certaine épaisseur, une fois encore comme chez Rossini. Offenbach a dans la tête toutes les musiques scéniques de son temps, et comme lesdites musiques la plupart du temps ont bu à la source rossinienne… le soin avec lequel les textes sont scandés par les notes, comment le tapis sonore met en valeur telle ou telle phrase, et puis tout à coup la musique reprend le dessus, somptueuse et toujours légèrement décalée… Montanari a cet humour-là mais aussi cette science de l’adaptation et cette liberté que des années de répertoire baroque lui ont insufflé.
Les spectateurs de l’Opéra auront droit en juillet à Michele Spotti, autre grand spécialiste de Rossini, qui s’est aussi frotté à Offenbach (La Belle Hélène, Barbe-Bleue) et avec Stefano Montanari, ils découvrent (enfin à Paris ! il dirige désormais partout en Europe) l’un des chefs italiens les plus talentueux dans les répertoires XVIIIe et belcantiste, deux chefs à mille lieues des batteurs de mesure qu’on voit quelquefois à Paris…
Entre une musique magnifiquement servie par un impeccable plateau, un chœur et une fosse san failles, et un texte dont le sens a été profondément ressenti par Barrie Kosky, bien au-delà des apparences queer et irrévérencieuses qui ne sont que rideau de fumée et apparence, c’est à une lecture bien plus acide de notre société qu’on assiste, une lecture d’apocalypse joyeuse… encore, toujours.
