Longtemps, Gluck a fait l’effet d’une irrécupérable vieille perruque. Alors que Rameau et Lully bénéficiaient d’une véritable cure de jouvence, le cas du troisième grand du premier siècle de l’opéra français semblait un peu désespéré. Contrairement à ses glorieux prédécesseurs, ses œuvres n’avaient jamais vraiment quitté le répertoire, et pâtissaient donc d’une épaisse couche de « tradition » qui en empesait l’interprétation. La leçon de Callas, miraculeuse pour l’opéra du XIXe siècle, n’avait pas vraiment pu opérer sur Iphigénie en Tauride, faute d’un chef et de partenaires convaincants (et même Visconti n’avait pas été très inspiré pour la mise en scène) ; dans le monde germanique, on donnait la « révision » proposée par Richard Strauss en 1890. Dans les années 1980, les enregistrements gluckistes restaient lourds : on frémit encore, rien qu’à songer à l’Alceste dirigé avec une insupportable lenteur par Serge Baudo, et où Jessye Norman se drapait dans une noblesse certes majestueuse mais un peu soporifique. Quant à l’autre Iphigénie, mieux valait oublier les différentes la versions en allemand, engluées dans un hiératisme aux semelles de plomb et confiées à des interprètes rompus à une esthétique wagnérienne (Inge Borkh) ou puccinienne (Anna Moffo).
Dans un tel désert, John Eliot Gardiner fut accueilli comme le Messie lorsqu’il enregistra Iphigénie en Aulide avec les forces de l’Opéra de Lyon, en 1987. Depuis, aucun autre enregistrement n’était apparu, à l’exception d’une captation vidéo : le spectacle monté par Pierre Audi à l’Opéra d’Amsterdam en 2011 et dirigé par Marc Minkowski avait permis au chef français de laisser un témoignage d’Aulide, lui qui a enregistré en studio une Armide d’anthologie et une Iphigénie en Tauride mémorable. C’est dire que les versions modernes ne se bousculent pas vraiment dans les bacs des disquaires.
Compte tenu des recherches de la musicologie la plus récente, qui permettent de mieux connaître les pratiques d’interprétation en vigueur à l’Opéra de Paris à la fin de l’Ancien Régime, il y avait amplement la place pour une nouvelle gravure d’Iphigénie en Aulide. Autre raison des plus solides : il existe désormais en France assez de chanteurs capables de défendre cette musique, alors qu’il fallut longtemps, quand les « baroqueux » commencèrent à œuvrer pour la résurrection de ce répertoire, faire appel à des artistes étrangers dans certaines tessitures rares.
On gardait de l’exécution en concert dirigée par Julien Chauvin à Soissons puis au Théâtre des Champs-Elysées le souvenir ébloui d’une version incandescente. Le disque vient confirmer cette impression, et on peut espérer que ce genre d’entreprise privera définitivement Gluck de l’image de vieux barbon dont il pâtit encore parfois. Il n’y a plus rien de guindé dans cette musique, et l’on espère qu’elle inspirera un prochain retour d’Aulide sur les scènes.
Disons-le d’emblée : malgré ses indéniables qualités, l’intégrale dirigée par Gardiner il y a bientôt quarante ans a inévitablement vieilli par certains côtés. Certaines voix féminines paraissent bien aigrelettes, y compris l’Iphigénie de Lynne Dawson, et un ténor comme John Aler, qui rendit des services en temps de disette, est aujourd’hui difficile à écouter. Quant aux affects exprimés par le chant, Anne-Sofie von Otter offre une Clytemnestre extrêmement réservée, et même le grand José Van Dam pourra parfois sembler un peu trop marmoréen dans sa grandeur tragique.
Un des critères qui distinguent souvent les versions les plus récentes des précédentes est la rapidité de la battue. On ne se fiera pas à la durée totale (132 minutes pour Gardiner, 115 pour Julien Chauvin) car les deux chefs ne dirigent pas la même partition. L’un des intérêts de l’enregistrement Alpha est de revenir à la version originale de l’œuvre : en 1774, Le Blanc du Roullet avait fourni au compositeur un livret radical en ce qu’il se dispensait de toute intervention surnaturelle, et c’est seulement pour la reprise de 1775 qu’une intervention divine soit ajoutée, le texte du devin Calchas (« Votre zèle, des dieux, a fléchi la colère… ») étant désormais confié à Diane elle-même. Indépendamment de ces différences historiques, chacune des deux versions inclut aussi des passages omis dans l’autre, comme le ballet et le chœur final (« Partons, célébrons la victoire ») absents du présent enregistrement. Pour le reste, lorsque les tempos diffèrent, ils finissent par s’équilibrer, ce que l’un dirige plus lentement étant pris plus vite par l’autre, et vice versa (l’air de Clytemnestre « Par un père à la mort condamnée » dure 4 minutes chez Gardiner, 3 minutes chez Chauvin, mais les adieux d’Iphigénie à l’acte suivante durent 3 minutes chez l’Anglais, 4 minutes chez le Français). Avantage plus anecdotique de la nouvelle version : le livret reproduit vraiment le texte chanté, par exemple, à la fin du troisième acte, « Jusques aux voûtes éthérées / Portons nos vœux reconnaissants / Et célébrons les noces désirées / De ces deux illustres amants », là où le disque Erato proposait « Jusqu’aux voûtes éthérées … De ces illustres amants ».
Le Concert de la Loge présente sur l’Orchestre de l’Opéra de Lyon l’avantage de jouer sur instruments anciens, d’où une sonorité forcément autre. Les Chantres du CMBV font preuve d’un investissement dramatique remarquable, qui témoignent des incontestables progrès accomplis dans ce domaine (on se souvient de participations scéniques plus tièdes, il y a quelques années). Quant aux voix, celles de la version Alpha paraissent dans l’ensemble préférable, tant sur le plan des timbres qu’en matière d’engagement théâtral. Même les plus petits rôles possèdent des voix plus riches que les comparses de la version Gardiner : on salue ainsi les interventions d’Anne-Sophie Petit, de Jehanne Amzal et de Marine Lafdal-Franc. David Witczak, qui a pu montrer de quoi il était capable dans des rôles de premier plan, enchaîne ici les figures secondaires. Dans les cinq personnages principaux, on entend de véritables incarnations. Jean-Sébastien Bou est un Calchas doté de toute l’autorité de celui en qui passe le souffle divin. Judith Van Wanroij propose une Iphigénie plus adulte et plus complexe que Lynne Dawson. Tassis Christoyannis parvient à être un Agamemnon totalement humain, sans rien perdre de la noblesse du roi de Mycènes. Stéphanie d’Oustrac est une Clytemnestre frémissante, qui enrichit son texte de mille nuances expressives. Et Cyrille Dubois campe l’Achille le plus vibrant qui soit. Ainsi vécu, comment Gluck pourrait-il paraître loin de nous ?