P.I.Tchaikovski (1840–1893)
L'Enchanteresse (Чародейка ) (1887) 
Opéra en quatre actes
Livret de Ippolit Chpajinski
Créé le 1er novembre 1887 au Théâtre Mariinski de Saint Petersbourg

Direction musicale : Valentin Uryupin
Mise en scène :  Vasily Barkhatov
Décor :  Christian Schmidt
Costumes :  Kirsten Dephoff
Chorégrafie : Gal Fefferman
Lumières :  Olaf Winter
Vidéo : Christian Borchers
Dramaturgie : Zsolt Horpácsy

Nastasja Asmik Grigorian
Fürst Iain MacNeil
Die Fürstin Claudia Mahnke
Prinz Juri Alexander Mikhailov
Mamyrow / Kudma Frederic Jost
Nenila Zanda Švēde
Iwan Schuran Božidar Smiljanić
Foka Dietrich Volle
Polja Nombulelo Yende°
Balakin Jonathan Abernethy
Potap Pilgoo Kang
Lukasch Kudaibergen Abildin
Kitschiga Serhii Moskalchuk
Paisi Michael McCown
Künstler Aslan Diasamidze

Chor der Oper Frankfurt
Chef de chœur : Tilman Michael
Frankfurter Opern- und Museumsorchester

 

Francfort, Oper Frankfurt, Dimanche 8 janvier 2023, 15h30

À l’heure de débats aussi stériles que ridicules sur la présence du répertoire russe dans les programmes des opéras européens (la Pologne par exemple y a renoncé) pour les raisons géopolitiques que l’on sait, bien des institutions continuent de proposer des chefs d’œuvres comme Boris Godounov (à la Scala), ou une reprise d’ Eugène Onéguine (à Munich, avant  la première en mars prochain d’une nouvelle production de Guerre et Paix de Prokofiev).
Laissons l’art en dehors de toute l’agitation internationale, car on fait dire aux œuvres tout et son contraire : elles existent, indépendamment des circonstances et de ceux qui les manipulent, et certains disent même indépendamment de leur créateur, une fois qu’elles ont entamé leur carrière.
Francfort vient ainsi d’afficher
L’Enchanteresse, chef d’œuvre de la maturité de Tchaïkovski, presque inconnu, qu’on a vu en création française à l’Opéra de Lyon en 2019 et qui vient de triompher à guichets fermés à Francfort tout le mois de décembre dans une nouvelle production très efficace de Vasily Barkhatov. Nous avons assisté à la triomphale dernière, où le public ne laissait pas les artistes retourner en coulisses.

 

Empoisonnement entre deux mondes, la vitrine du prince et le frigo de Nastassia, Acte IV, Claudia Mahnke (la princesse), Asmik Grigorian (Nastassia) assise sur un cercueil-poupée russe.

L’Opéra de Lyon (voir pour mémoire notre article ci-dessous) avait proposé une mise en scène complexe de ce faux conte de fées et vrai roman noir, focalisé sur la relation entre le réel et le virtuel chez le méchant personnage central Mamyrov, toujours muni de son casque de réalité virtuelle. Il en résultait une vision explosive et explosée, à la frontière de la réalité et à la frontière du malaise, où le metteur en scène  ukrainien Andriy Zholdak jouait volontairement des heurts entre ces mondes.

Rappelons rapidement l’histoire de cet opéra encore inconnu de la plupart des publics, et qui se révèle une pièce maîtresse de l’œuvre de Tchaïkovski :
Nastassia est une aubergiste populaire et attirante, Mamyrov a essayé de la séduire, mais s’est fait éconduire. Pour se venger, il répand le bruit qu’elle est une sorcière qui s’en prend aux jeunes gens. Il revient avec le Prince Kourliatev, gouverneur de la ville, pour une inspection, mais ce dernier tombe immédiatement amoureux d’elle, tandis que Mamyrov est ridiculisé et que Nastassia de son côté a des vues sur le Prince Youri, fils du Prince, dont elle est tombée amoureuse.
Mamyrov a révélé à la Princesse Eupraxie, épouse du prince et mère de Youri, ce qui s’est passé, et elle en fait amèrement reproche au mari, mais à ses remarques acerbes, le Prince répond violemment et menace.
Il retourne chez Nastassia déclarer avec insistance son amour mais elle le repousse en le menaçant : il jure de se venger.
Youri, à qui sa mère a demandé d’assassiner Nastassia de son côté en tombe à son tour si amoureux qu’ils projettent de fuir ensemble. Mais Eupraxie a eu vent de l’histoire et déguisée en pèlerin, elle  passe à l’action et offre à Nastassia un breuvage empoisonné : la jeune femme meurt, mais de son côté le Prince éperdu de jalousie tue son fils et devient fou.

Musicalement, Tchaïkovski, qui considérait son opéra comme le meilleur qu’il ait écrit, alterne des scènes de foule, de danse, très spectaculaires avec de nombreux personnages et d’autres moments plus intimes, plus sombres.  Il y a donc tous les ingrédients d’un « grand » spectacle, avec quelques éléments qui rendent cette œuvre assez emblématique.
D’une part, Tchaïkovski aime la figure de la femme libre, décidée, sur le modèle de cette Carmen qu’il adorait et sans doute y a‑t‑il dans Nastassia quelque chose de Carmen.
Il exalte aussi, plus qu’ailleurs, la force du peuple, sa vigueur et son énergie, d’où cette opposition entre monde de Nastassia, populaire, et celui aristocratique du Prince.
Enfin il y a aussi bien des ingrédients susceptibles d’alimenter une base de données bien freudienne, car la seule relation entre Youri et sa mère la princesse Eupraxie, est un vrai modèle de complexe d’Œdipe.
Le dernier acte du livret entre grotte de sorcier, chasseurs et forêts, contient aussi de quoi basculer dans l’irrationnel, de pure tradition médiévale.

Cela signifie évidemment un matériau idéal pour un metteur en scène un peu futé, on l’avait vu avec Zholdak, on le vérifie à nouveau avec Barkhatov.

Premier acte, entre fête, cercueils, cabane et smiley

La mise en scène de Vasily Barkhatov à Francfort a autant de force que celle de Zholdak à Lyon mais  sur un autre mode, moins explosé et plus linéaire, plus narratif, mettant en relief d’une manière claire les enjeux d’un travail où l’histoire est transposée de la Russie mythique des récits de Nijni Novgorod au XVe siècle, à celle plus proche et tout aussi inquiétante de la Russie d’aujourd’hui.
Barkhatov joue sur la linéarité et la clarté de l’intrigue pendant les trois premiers actes, qui se concluent presque par la fin de l’histoire parce que le quatrième acte est centré sur la folie du Prince dans un univers de cauchemar, où toutes les limites se troublent, celles du récit, celles du théâtre, pour finir en massacre.
Deux mondes sont donc opposés dans les trois premiers actes, qui d’une certaine manière reprennent l’opposition du livret original réadapté dans une vision contemporaine. Barkhatov souligne que l’univers russe d’aujourd’hui reste prisonnier des préjugés, encouragés par un pouvoir notamment religieux qui ainsi garde la main sur le monde social.

  • celui de Nastassia, non plus aubergiste, mais animatrice d’une galerie d’art à la célébrité naissante qui vit dans un milieu libéré, alcool, drogues, folles nuits mais non sans fidélité à des valeurs de liberté et d’humanité.
  • celui, isolé, ennuyeux, de la bonne société du Prince rythmée par l’oisiveté, mais aussi la religion : Mamyrov le méchant est ici un Pope, représentant l’église orthodoxe cherchant à réguler les vies et à travers elles cherchant à garder son pouvoir.

Barkhatov inscrit donc clairement la trame de l’œuvre dans les failles et les déchirements de la Russie d’aujourd’hui, ce qui évidemment sonne singulièrement au vu de l’actualité.

Le monde de la Princesse, jogging et bijoux…(Claudia Mahnke, Zanda Švēde )

Mais déjà l’œuvre originale dénonce les préjugés qui circulent dans une société bien pensante. Nastassia, la jeune veuve que tout le monde appelle Kuma, dérange par son caractère libre qui attire la sympathie de ceux qui fréquentent son auberge : elle dérange moins l’ordre établi que les mœurs d’une société conforme et comme disait Brassens « Non les braves gens n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux ».
Bartkhatov alimente son récit en alternant vidéo et théâtre, interrompant à surprise les scènes par de courtes vidéos (Vidéos de Christian Borchers) plus ou moins éclairantes, comme une sorte de découpage cinématographique. Le rideau se baisse, laissant voir quelques images vidéo, puis il se relève, la scène a quelquefois changé, d’autres fois non. Toute l’ouverture est ainsi accompagnée en vidéo par la vie d’avant de la jeune femme de son mariage à son veuvage, où l’on comprend que sans être devenue une veuve « joyeuse », elle s’est libérée pour vivre dans un milieu ouvert et diversifié.
En replaçant l’histoire dans une Russie d’aujourd’hui, Barkhatov montre en même temps les ferments de liberté et d’ouverture surveillés et limités étroitement par la Police et la religion.
Face à ce monde, la famille du Prince, grand salon de Palais historique, statues, divans profonds et un meuble vitrine au fond qui fait pendant dans l’autre monde à un frigo contenant des soft drinks et quelques boissons qu’on suppose énergisantes ou plus.
La Princesse Eupraxie, en tenue de jogging fait sa gym avec une coach, le Prince Youri fait aussi du sport, boxeur amateur et jogging doré et « Nike » flashy, dans les jupes de sa mère. Dans cette famille, Mamyrov rode sans cesse, tandis que le Prince,  un grand chasseur, profite du confort de son divan, accueille et dorlote un grand et sympathique chien de berger.

le Loup et Nastassia (Asmik Grigorian)

Évidemment, Barkhatov construit une scène de genre, au vernis impeccable, mais prête à exploser dès que l’ordonnancement des quilles va sauter …
Tout le premier acte est une fête, chœurs, chants, danses, chez Nastassia, sans doute l’inauguration d’une exposition, on découvre des fresques au mur, dans une sorte d’excès sympathique, mais aussi prémonitoire : un  immense loup empaillé couvert de bandes multicolores, l’entrée d’un cortège de cercueils en forme de poupées russes suivi d’un coussin de fleurs en forme d’émoticône (souriant) : il semble qu’on tourne gentiment en dérision les traditions, mais entre loups et cercueils, le carnaval est inquiétant et l’avenir  est obéré. Quand tout est bientôt interrompu par le Prince (dans le livret gouverneur de Nijni Novgorod), Mamyrov et la Police qui viennent faire une inspection, le Prince regarde Nastassia avec bienveillance, il est tombé amoureux d’elle et Mamyrov est publiquement ridiculisé ( danse effrénée de simili-popes).

Cercueils, poupées russes, et smileys…

Dans ce premier acte, à part Mamyrov, tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil, comme en témoigne une cabane illuminée qui trône en hauteur, emblématique (elle est la couverture du programme de salle) qui selon les humeurs et la situation change de couleur, et qui semble figurer le rêve de petite maison, l’espace de l’intimité, tout ce qui manque à Nastassia, femme emblème d’un certain style de vie, et qui ne semble pas avoir d’espace intime, presque noyée dans la foule. Cette cabane est une sorte d’immense jouet de petite fille (le genre de cabane qu’on construit pour les enfants), à la fois rassurante et en même temps ambiguë : la maison cabane est perchée, et sous elle c’est la fête d’un côté et d’un autre, elle semble être, pourquoi pas, une œuvre plastique que l’artiste Nastassia a peut-être créée, objet d’art exposé et en même temps espace intime suggéré. Rien n’est livré en ce premier acte, bien que tout semble offert.
Et Barkhatov construit un authentique découpage presque filmique, parce qu’entre courts levers et baissers de rideau  et vidéos, dont nous avons parlé, sa référence est sans doute l’atmosphère des séries TV, il y a une volonté ici de nous référer au film.
L’opposition entre les deux mondes est à la fois théâtrale et cinématographique, chacun des deux espaces construit une atmosphère, il y a même quelque chose du décor de séries américaines dans le salon du Prince avec ses divans, son petit escalier, ses dégagements, un espace où tout se passe et qui dit beaucoup de la famille.
L’autre aspect de ces trois premiers actes très linéaires, c’est la construction du récit autour des caractères. Barkhatov est très attentif à la construction des personnages, à leurs gestes, à leur regard : il y a un vrai travail de direction d’acteur assez proche d’une ambiance de série, on se prend quelquefois à penser zoom, travelling, champ/contrechamp. Cette attention à la psychologie et aux caractères (identifiés aussi par les costumes) construit tout le sens et déjà annonce la catastrophe finale.

Nastassia, mélancolique (Asmik Grigorian)

Nastassia par exemple est une veuve faussement joyeuse qui s’amuse et s’éclate au premier acte, qui répond aux sollicitations de la vie mondaine, qui se laisse gentiment séduire par le Prince sans jamais rien céder. C’est le tourbillon. Mais dès qu’elle se retrouve seule, elle est songeuse, mélancolique, visiblement insatisfaite et en manque de vie personnelle forte. Toute offerte à l’extérieur, elle éprouve une sorte de manque interne qu’Asmik Grigorian en actrice souveraine sait parfaitement rendre. Plus encore, même amoureuse de Youri, le fils du Prince, elle en perçoit aussi les limites. La mise en scène habille le jeune homme (costumes de Kisten Dephoff) de manière ridicule, en boxeur de pacotille, plutôt de style catcheur adolescent. Nastassia aime, mais en même temps on perçoit chez elle une sorte de sentiment de l’impossibilité, un amour mâtiné de distance imperceptible (et Asmik Grgorian le rend parfaitement) comme si le jeune Youri jouait à l’amoureux romantique  sans en avoir les tripes.

Le gentil Prince du premier acte (Asmik Grigorian, Nombulelo Yende, Iain MacNeil)

Le Prince est avec Nastassia celui qui intéresse le plus Barkhatov. Il change d’acte en acte, selon les circonstances et selon sa maîtrise des situations et des événements. Dans l’acte I, on perçoit d’abord un personnage plutôt ouvert et sympathique avant de mieux comprendre où va son intérêt. Sa manière de laisser Mamyrov être ridiculisé, sa douceur à l’écoute de Nastassia nous le fait ranger dans les figures positives.
Mais c’est un être à qui normalement, vu sa position, rien ne doit résister. Et si quelque chose fait obstacle à son désir, il change complètement de comportement. D’abord face à son épouse, direct, glacial, distant, dans un monde familial qui visiblement l’ennuie et avec une épouse qui l’ennuie encore plus.
Quand Nastassia très clairement lui oppose une fin de non recevoir, c’est la violence de l’homme blessé et celle du pouvoir bafoué qui explose, et le personnage devient un héros noir, bascule. L’être attentif du premier acte, le séducteur fait place à un authentique violent voire un salaud qui confine à la folie, comme on va le voir nettement au dernier acte, qu’on réserve pour la bonne bouche…
La princesse Eupraxie est présentée comme une oisive qui passe ses journées à remuer le vide sidéral de son existence. Dès la scène initiale où elle se présente en jogging, on comprend le personnage, défini aussi par son clinquant (ses bijoux, ses habits en lamé). Il lui suffit de vivre dans un confortable cocon avec son fils chéri et Mamyrov, qui est une sorte de confesseur, tandis que els relations avec le mari semblent être celles de separati in casa comme on dit en italien. Dès qu’elle sait sa situation réelle et la réalité de son couple, c’est-à-dire que ses valeurs, sans doute aussi son image sociale et sa vie ne sont qu’apparence, le personnage devient âpre et dangereux. Du coup, le couple prince/princesse devient un couple maléfique, chacun de son côté tandis que le fils Youri qu’on ne peut prendre vraiment au sérieux dans cette mise en scène, vit un amour avec Nastassia auquel celle-ci ne peut croire tout à fait

C’est pourquoi il faut revenir à la maisonnette suspendue, à l’intime, à cette plénitude à laquelle Nastassia n’a pas droit. Menacée par le Prince (et par sa femme…) et consciente que tout en étant amoureuse, Youri n'est pas l’homme de la situation, elle peut faire tous les rêves de fuite, mais la seule fuite possible c’est la sienne, c’est-à-dire la fuite de la vie ou au moins de cette vie.
Ce n’est pas clairement dit par la mise en scène à la fin du III, mais clairement suggéré, notamment parce qu’au IV elle apparaît comme une ombre, une ombre fragile et fantomatique qui traverse les espaces comme on traverserait les murs.
Car le monde de l’acte IV est un monde inversé. Là où les décors (de Christian Schmidt) étaient plutôt (hyper)réalistes entre le loft de Nastassia et le salon du Prince, le théâtre justement montre l’envers du décor,  celui de la coulisse, celui où l’illusion s’efface, univers des montants de bois, que le spectateur ne devrait jamais voir et la première partie de l’action se passe d’abord entre les deux décors vus des coulisses (rencontre avec la princesse déguisée en pèlerin, poison donné ici par Mamyrov et non par un sorcier en une superposition de personnage comme dans un rêve) dans un univers étrange, plutôt cauchemardesque, avec une mort de Nastassia d’une insigne cruauté.
On comprend que ce monde est d’abord la fin des illusions et d’abord celle des illusions théâtrales, et l’irruption de la mort comme seule réalité.

Le monde mental du IVe acte (Asmik Grigorian, Nastassia)

Le retour au « décor » du salon du Prince fait voir clairement un espace qui a perdu tout réalisme, un espace mental, celui de la folie du prince qui mélange tout et où tout semble se superposer : ainsi y retrouve-t-on la cabane de Nastassia écroulée renversée, comme si dans sa confusion mentale il n’y avait plus d’espace pour un ordre, quel qu’il soit. Le fou qui nous est montré vit la réalité du livret (empoisonnement, princesse déguisée etc…) comme un cauchemar, et finit dans ce salon qui était si confortable et cosy, par tuer son fils, sa femme, et d’essayer de se tuer lui-même sans y arriver.

Le basculement du quatrième acte est particulièrement habile parce qu’ainsi tout bascule pour le prince mais aussi pour le spectateur qui voit le théâtre à l’envers, signe de la perte des repères de l’illusion théâtrale (et presque cinématographique) qui semblait si confortable dans son réalisme de soap-opera. Dans ce monde renversé (particulièrement bien éclairé par les lumières d'Olaf Winter) dans cet envers de décor, le théâtre reprend définitivement ses droits. Dans une construction en abyme où l’on montre la fausse réalité du théâtre et le réel du plateau lui-même en vision cauchemardesque, tout est aussi renversé par le spectateur emporté par cette folie dans la représentation.
L’illusion théâtrale qui montrait un « réel » est une façade et une apparence, une caverne où la réalité que nous voyons n’est qu’ombre, pour revenir à la fin dans une vision folle et perturbée du salon (faux) un décor métaphorique de l’âme du Prince où la cabane de Nastassia trahit la présence fantomatique de la jeune femme, tandis que la dernière image semble celle bien réelle d’un double meurtre… à moins que…

Le prince (Iain Mac Neil) et la princesse (Claudia Mahnke) au bord du gouffre

Ce que montre Barkhatov, c’ets plutôt que Nastassia a renoncé à cette famille, à cet amour, à ce monde, qu’elle laisse s’entretuer d’une manière réelle ou fictive qu’importe, parce que ni les uns ni les autres ne valent la peine qu’on vive pour eux, dans un monde qui lui-même ne vaut pas la peine de vivre.

Dans ce jeu des illusions croisées qui emporte aussi le spectateur, la musique accentue toutes les dimensions du récit.
Il faut d’emblée souligner l’engagement du chœur de l’Opéra le Chor der Oper Frankfurt, habitué à être très sollicité par les mises en scène, particulièrement au premier acte mais pas seulement où il montre une grande précision et un engagement étourdissants, sous la direction de son chef l’excellent Tilman Michael.

L’Oper Frankfurt s’appuie par ailleurs  beaucoup sur la troupe pour ses distributions, une troupe rompue à tous les styles musicaux et scéniques, tout comme le chœur, ce qui est l’une des marques de la maison.
Dans une œuvre qui nécessite beaucoup de rôles de complément, de nombreux personnages notamment au premier acte,  pour ensuite concentrer la focale plutôt sur les protagonistes, il faut souligner la cohésion d’ensemble et la qualité des interventions de la part d’artistes la plupart du temps jeunes et riches d’avenir.  Comme le jeune ukrainien Serhii Moskalchuk, membre de l’Opéra-Studio du Nationaltheater de Mannheim qui remplaçait un chanteur malade dans le rôle de Kitschiga. Nombreux les membres de la troupe dans la distribution ou des membres (ou ex membres) du Studio de l’Oper Frankfurt, c’est le cas de l’excellent Paisi (encore un méchant) du ténor Michael McCown, en troupe depuis 2001, mais aussi de Kudaibergen  Abildin, un chanteur kazakh à peine entré dans l’ensemble de Francfort, qui chante Loukach. Citons aussi Nombulelo Yende, membre de l’Opéra-Studio local (Pola, l’amie de Nastassia) ou la basse Pilgoo Kang, sud-coréen qui en fut récemment membre. Autre ténor membre de la troupe et plutôt bon, Jonathan Abernethy qui chante Balakin, ou le baryton-basse Bo židar Smiljanić (Ivan Souran, garde-chasse du Prince). Quant au baryton Dietrich Volle, il était membre de la troupe et désormais en retraite, mais toujours en activité si nécessaire, il est ici Foka, l’oncle de Nastassia, humain et secourable. Cette liste n’est pas exhaustive parce qu’il y a parmi les protagonistes d’autres membres de la troupe, mais elle montre le fonctionnement d’un système rodé, qui associe fortement les carrières et la formation, dans un pays qui a une offre professionnelle large. Aucun théâtre en France ne peut actuellement s’offrir un tel fonctionnement, pour deux raisons, d’une part, le nombre de représentations est trop réduit (il faudrait a minima une troupe pour plusieurs théâtres) et d’autre part la troupe n’est pas tout, il faut aussi la logistique en conséquence. Or, la plupart des institutions françaises ont réduit leur offre, réduit leur nombre de représentations, et ont un personnel fixe réduit à l’os en conséquence. Enfin en France on a l’habitude du système stagione, qui est un très commode cache misère dans un pays qui laisse mourir ses opéras à petit feu.

Le système de troupe n’empêche pas d’accueillir des chanteurs invités, même si ce sont des invités fréquents, c’est le cas de Frederic Jost, excellent Mamyrov, à la voix puissante et à la présence scénique forte, dans ce personnage à la frontière du diabolique : la mise en scène lui donne aussi au passage le rôle du sorcier Kudma, qui fournit le poison dans le livret original et qui ici est donné par Mamyrov.
Avec sa belle voix de mezzosoprano, la lettone Zanda Švēde chante avec un joli caractère et une belle couleur Nenila la suivante de la Princesse, sœur de Mamyrov.
Le ténor Alexander Mikhailov est Youri, le fils du Prince, scéniquement assez convaincant en fils à sa mère un peu gâté, vocalement solide dans être tout à fait convaincant. Le timbre n’est pas très séduisant, il manque un peu d’homogénéité et tout en défendant le rôle correctement, manque de couleur et un peu de relief. Tout l’inverse de l’extraordinaire Claudia Mahnke qui compose un personnage aux facettes diverses, de la mondaine superficielle et un peu bêtasse à la femme humiliée et dangereuse, avec une voix d’une puissance et d’une expressivité rares. On connaît l’artiste (par ailleurs membre de la troupe et Kammersängerin) notamment par des Fricka éblouissantes, mais on se souvient aussi d’une Selika  bouleversante dans ce théâtre (L’Africaine, mise en scène Tobias Kratzer). Mahnke sait habiter un personnage et lui donner une couleur qui corresponde à ses divers états d’âme. Elle est ici prodigieuse, tout simplement.

Le Prince son mari est chanté par un autre membre de la troupe, le canadien Iain  Mac Neil et c’est peut-être la plus grande surprise de la soirée.
Sa voix de baryton très suave, au timbre chaleureux et délicat, convient parfaitement au Prince du premier acte. Peu à peu le personnage change et il réussit à donner à sa voix toutes les couleurs, de l’indifférence à la violence, au désespoir et à la folie. La technique est impressionnante avec un art de moduler chaque mot, d’amenuiser, de projeter, de travailler les mezzevoci, tout en ayant la puissance voulue quand il faut. Ce chant est particulièrement varié et toujours juste. En plus, le personnage est interprété avec une grande finesse, jamais caricatural, avec une admirable tenue et une particulière présence. Vraiment extraordinaire.
Évidemment il forme avec Asmik Grigorian à l’origine de l’idée de L’Enchanteresse, un ensemble au relief tout particulier. Le rôle de Nastassia convient particulièrement au soprano lithuanien qui n’y est pas contrainte de forcer sa voix ni de la darder. Elle n’est jamais aux limites, ce qui lui permet d’approfondir les aspects psychologiques du personnage. Elle réussit à garder sans cesse une sorte de fraicheur juvénile, un incroyable naturel, une énergie qui transpire par ses mouvements, par quelques aigus, mais surtout par un rythme de l’expression et une respiration exceptionnelles. Mais plus rare, elle réussit à intérioriser, à faire entendre dans ses moments plus  solitaires, une autre voix, plus douce, moins acérée, une couleur mélancolique, presque une amertume, en quelque sorte la voix de la cabane, l’écho de l’intime dont nous parlions plus haut. Elle compose le personnage frais et mûr, énergique et décidé, mais aussi en manque, meneuse d’hommes et de groupe et en même temps terriblement seule. Elle réussit à dire tout cela, par un chant millimétré, attentif, expressif, émouvant. Une de ses plus belles incarnations.

À la tête de cet ensemble complexe et tellement engagé, le jeune chef russe Valentin Uryupin qui a réussi à donner au son du Opern- und Museumsorchester de Francfort un caractère affirmé, là encore sans jamais écraser le plateau, mais laissant à tous une très grande respiration. Son premier acte est très idiomatique comme souvent chez Tchaïkovski, proche de la musique populaire dans un acte qui glorifie le peuple, puis il sait aussi accompagner les moments plus intimes, avec une grande délicatesse, sachant obtenir de son orchestre un allègement du son, des  piani étonnants.  C’est une grande chance d’être à la dernière parce que d’une part tout est en place, et d’autre part tous les artistes veulent se donner à fond pour la dernière fois, et ce soir, c’est exceptionnel.
C’est dans le quatrième acte que l’orchestre va donner toute sa mesure et où l’on va à la fois entendre le Tchaïkovski des symphonies,  urgent, charnu, spectaculaire, qui emporte jusqu’aux dernières mesures absolument étincelantes et en même temps les couleurs de la folie, les couleurs de l’irrationnel mises en valeur par les bois, particulièrement en verve, remarquables de précision. Il en résulte une prestation de celles qui marquent et donnent à cette partition peu connue un relief et une présence inouïs, bouleversants, à en sortir totalement étourdi et enthousiaste.

Asmik Grigorian (Nastassia)
Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici