"Sous le soleil, exactement" – une formule qui pourrait illustrer le retour à une thématique par le prisme inédit d'un rapprochement entre XVIIe et XXe siècle, un arc chronologique qui réunit deux compositeurs qu'a priori tout oppose. Ainsi, Akhnaten de l'américain Philip Glass mis en regard avec Phaéton de l'italien Jean-Baptiste Lully à travers deux livrets qui racontent l'avènement et la chute de deux destins coupables d'orgueil et de désir de puissance. Le premier opéra s'intéressait à l'accession au pouvoir du pharaon Akhenaton et avec lui, l'émergence du premier grand monothéisme consacré à Aton, le dieu soleil. Le jeune monarque avait entrepris de faire disparaître les anciens dieux et déplacer la capitale de l'Égypte dans une cité toute entière sortie des sables, Akhetaton (Tell-el-Amarna). Un complot fomenté par des prêtres fit échouer son règne et remit sur le trône un autre pharaon fidèle aux anciens rites.
Avec Phaéton, c'est d'un autre personnage maudit dont il est question – personnage mythologique dont le destin (se déroulant également en Égypte) traduit l'échec de ceux qui cherchent à s'élever au-delà de leurs mérites et qui, pour des intérêts personnels, finissent par mettre en péril l'équilibre du monde. Le récit de Phaéton fils du Soleil est très populaire parmi les auteurs de l'Antiquité, en particulier chez Ovide qui lui consacre un chapitre de son Premier Livre des Métamorphoses dont s'inspirera largement le librettiste Philippe Quinault. Sa mère Clymène s'étant remariée au roi d'Égypte Mérops, un doute persiste sur l'ascendance solaire de Phaéton ; un doute que ne manque pas de soulever son ami Épaphus (lui-même fils de Jupiter) sur fond de rivalité amoureuse entre Théone et Lybie, l'une et l'autre forcément amoureuses mais forcément promises à celui qu'elles n'aiment pas. La complication narrative baroque n'est pas ici au centre des enjeux, préférant se concentrer sur le destin du jeune imprudent qui décide d'aller demander lui-même auprès du Soleil des preuves de sa filiation. Sensible à sa démarche, il lui confirme être son père et lui accorde un vœu en jurant sur les eaux du Styx. Phaéton commet un péché d'orgueil en lui demandant de droit de prendre sa place et de conduire le char du Soleil toute une journée. Prisonnier de sa promesse, son père lui remet les rênes du quadrige solaire mais Phaéton est incapable de maîtriser ce turbulent attelage, provoquant des embardées et déviant dangereusement vers la Terre au point de risquer de s'y écraser. Jupiter en personne intervient et foudroie le char du soleil, provoquant la mort de Phaéton.
Lully puise dans ce récit la matière du premier opéra qu'il fait représenter sous les yeux de Louis XIV. Pour s'assurer ses faveurs, il ira jusqu'à financer lui-même cette entreprise, privée à sa création des machines qui auraient pu restituer les effets scéniques de l'ascension et de la chute de Phaéton. Notre regard contemporain peut s'étonner de la proximité entre une thématique fatale et le nom d'un roi passé à la postérité en tant que "Roi-soleil". L'intervention de Jupiter permet de comprendre que Louis XIV s'identifie bel et bien au dieu des dieux. Derrière le symbole, il y a l'épisode de la disgrâce de l'intendant Nicolas Fouquet, coupable d'avoir imprudemment reçu le roi dans son château de Vaux-le-Vicomte en déployant des fastes dispendieux qui surpassaient de loin tout ce que l'on pouvait voir à Versailles.
Le décor rotatif imaginé par Bruno de Lavenère pour Akhnaten est repris ici, admirablement éclairé par les lumières de Jean-Pierre Michel qui le transforment en espace abstrait et jouant avec les caractéristiques techniques des vérins hydrauliques qui permettent de faire varier le degré d'inclinaison de la pente. Dans l'espace inférieur qui se révèle à cette occasion, on aura placé des projecteurs qui permettent des situations sur deux niveaux et des interventions chorales situées sur les côtés de la scène et en hauteur, dans les loges latérales. Le collectif circassien La Compagnie Humaine assure une belle présence chorégraphique qui substitue à l'absence de décors à proprement parler, une galerie de gestes et de corps en mouvement qui illustre au plus près des situations aussi "spectaculaires" que l'élévation de Phaéton vers son père ou la chute du char solaire.
Aux antipodes du commentaire très imagé et conceptuel de la mise en scène de Benjamin Lazar à l'Opéra royal de Versailles, Éric Oberdorff (assisté d'Olivier Lexa) plonge l'action dans une obscurité profonde et symboliste – caractéristique paradoxale mais parfaitement assumée en tant que ligne scénographique comme si le décor avait littéralement absorbé la lumière en donnant par l'unité de ce noir mat la dimension de la tragédie qu'y s'y déroule. Seule une sobre et solitaire grappe sphérique de projecteurs viendra à l'Acte V souligner par de violents rayons le destin fatal de Phaéton précipité sur la Terre. L'essentiel du Prologue développe la thématique d'un gigantesque cadran solaire, dont le sillon mobile est représenté par la rotation d'un acrobate suspendu au long pan de tissu noir qui pend des cintres. L'action jouée et mimée se heurte à la minceur d'un livret qui enchaîne ici des éléments de récit très conventionnels, avec l'intervention de Saturne invitant Astrée à revenir célébrer l'âge d'or sur la Terre. Peu inspirant également, ce moment où l'action à venir est annoncée par une pantomime jouée par l'ensemble des personnages sur le plateau circulaire…
La symbolique des costumes (signés également par Bruno de Lavenère) invite à observer comment, parmi un ensemble très sombre, se détachent Phaéton et sa mère, tous deux en rouge carmin et l'or éclatant pour le couple Soleil – Mérops, avec l'exubérance et la lourdeur du tissu pour distinguer le père véritable du père adoptif. À l'élévation de Phaéton vers les cieux (illustrée par le passage de témoin d'un globe lumineux suspendu à un filin tel un pendule), on préfèrera sa chute – avec cet incontrôlable quadrige qu'imitent les danseurs autour de lui en modulant la vitesse des mouvements, entre accélération et ralenti. Sur le même principe chorégraphique, le personnage du devin Protée est environné par une troupe qui répercutent en écho les spasmes discontinus qui agitent son corps à la forme sans cesse changeante.
Le plateau présente de belles qualités, à commencer par un rôle-titre interprété par Mark van Arsdale à la diction appliquée, avec une ligne ample et contrastée. L'écriture ne le sollicite pas dans un registre technique qui pourrait véritablement le mettre en difficulté, mais il fait exister scéniquement la rivalité qui l'oppose à Épaphus, particulièrement bien servi par le timbre très dense et bien projeté de Gilen Goicoechea. Deborah Cachet en Théone fait entendre une belle intensité et précision dans le vibrato, qui s'accorde parfaitement à l'opulence du timbre et l'aisance en scène de Chantal Santon Jeffery qui incarne Lybie, la rivale amoureuse. Arnaud Richard passe du rôle de Protée à celui de Jupiter, avec une homogénéité du vibrato qui souligne la belle couleur sombre de la voix. Autre rôle double, Frédéric Caton donne à Merops l'ampleur et la tenue qui manquait au Saturne du Prologue. Aurélia Legay n'a pas en Clymène la longueur de souffle et la brillance de son Astrée, avec un vibrato cherche à traduire des intentions qui font du personnage un équilibre entre l'épouse obéissante et la mère protectrice. Successivement Terre et Soleil, Jean-François Lombard dessine les contours d'un personnage auquel la partition refuse le grand air qui aurait permis de mieux mettre en valeur le timbre et la ligne élégante.
Plus contrastée que le premier enregistrement de Marc Minkowski et ses Musiciens du Louvre (1994) et très différente de la version de Vincent Dumestre (musicÆterna, Le Poème Harmonique, 2019)(coir ci-dessous l'interview de Benjamin Lazar) méticuleusement accordée à la prosodie baroquisante des voix, l'interprétation de Jérôme Correas serait à comparer avec celle de Christophe Rousset et ses Talens lyriques (2013) pour la véhémence du propos global et l'énergie de la conduite harmonique, moins – hélas – la tenue et le style baroque qui manquent ici au Chœur de l’Opéra de Nice, malgré l'impact des entrées et des tenues. La qualité intrinsèque des instruments dits "modernes" permet de stabiliser les effets et l'intonation, sans chercher à atteindre par le style à une authenticité hors de propos. L'acoustique générale assez sèche souligne la netteté des lignes et des entrées, avec des ornements précis et parfaitement cohérents.