L'histoire de la musique a retenu du récit d'Idoménée l'adaptation qu'en a faite Mozart d'après le livret de Giambattista Varesco. La tragédie du roi de Crête repose sur cet épisode où, pris dans une tempête au retour de la Guerre de Troie, il promet à Poséidon d'immoler le premier être vivant qu'il rencontrerait au moment de toucher la terre ferme. Le drame se noue lorsqu'il aperçoit son propre fils, partagé en le bonheur de le revoir et la douleur de devoir le perdre. Cette trame avait déjà soixante et dix ans avant, retenu l'attention d'André Campra et son librettiste Antoine Danchet. Dans la plus pure tradition de la tragédie lyrique française, l'œuvre mêle le tourment intérieur des personnages avec les éléments naturels dans lesquels s'inscrit le drame. Le décor sert de miroir mobile qui reflète et dialogue avec les sentiments des protagonistes. C'est sur ce point précis que joue la mise en scène d'Alex Ollé, avec l'aide judicieuse des vidéos d'Emmanuel Carlier qui forment en arrière-plan tout un monde fascinant de géométries et de textures.
Ilione est cette princesse troyenne, retenue prisonnière et dont Idamante, le fils d'Idoménée finit par s'éprendre – provoquant la fureur d'Electre à qui il était promis. Le rideau se lève sur Ilione, prisonnière sur un grand lit à baldaquin retenu par des cordes aux quatre pieds, au bout desquels le chœur des Vents qui supplient Eole de les libérer. Ce symbole d'un amour-prison se combine à l'idée d'une volonté et d'une impossibilité de fuir tandis qu'une furie sonore joue en contrepoint avec un décor-vidéo mobile, qui glisse et s'entrecroise, figurant le plafond et les murs d'un palais baroque. Àlex Ollé joue avec la présence d'un cataclysme naturel, combiné aux tourments des personnages. Le décor est à la fois le palais crétois qui entoure Ilione prisonnière et le souvenir de la destruction de Troie.
Il n'y a ici ni vainqueurs ni vaincus, à l'imitation d'Idamante libérant les Troyens et déclarant la réconciliation générale. Seuls les dieux entretiennent véritablement la discorde et les dangers, avec l'intervention successive de Vénus, Éole, Neptune et Némésis. Les humains sont les protagonistes et les objets d'un authentique cauchemar – traumatique pour ceux qui, comme Ilione et Idoménée ont vu de leur yeux la destruction de Troie – ou bien purement psychologique pour ceux qui subissent les conséquences du retour des héros de la guerre comme Idamante et Électre. En choisissant de ne pas identifier véritablement les lieux précis où se déroule l'action, Àlex Ollé fait le choix de donner au spectateur le sentiment d'un immense ballet scénographique où se mêlent une foule d'effets sans représentation réaliste. La tempête passe en un tourbillon d'images et de couleurs sombres qui précipitent les corps les uns sur les autres (sans doute la plus belle scène de la production, magnifiquement éclairée par Urs Schönebaum), tandis que le monstre marin censé engloutir Idoménée et contre lequel combat Idamante, est réduit à un effet sonore et visuel des plus abstraits.
La chorégraphie de Martin Harriague et les costumes de Lluc Castells mettent en valeur des éléments de symétrie, tant par les mouvements d'ensemble que par le jeu de dédoublement des personnages (Vénus et la Jalousie, puis Vénus et Electre, Idoménée et Idamante, Idoménée et Arcas etc.). On flirte souvent avec les univers de comédie musicale façon Barrie Kosky pour les danseurs de la Compagnie Dantzaz et les stéréotypes à la Robert Carsen (uniformes du père et du fils, le peuple crétois grimé en mondains de fashion week). À cette confusion des corps et des âmes se mêle l'idée que l'amour est cet élément qui court d'un personnage à l'autre. Matière vif-argent et thème baroque par excellence, le sentiment amoureux attire et repousse à la fois : Ilione est au cœur d'un triangle amoureux à l'équilibre instable où Idamante est en concurrence avec son père Idoménée, tandis qu'Electre cherchera à se venger d'Idamante qui ne l'aime pas. La conclusion de l'opéra est d'une abstraction et d'une puissance remarquables, avec Némésis qui surgit des enfers pour rappeler à Idoménée la dette qu'il doit aux dieux pour apaiser leur courroux. Dans une scène de folie meurtrière et d'hallucination, Idoménée tue son propre fils et revenant à la raison, il tente de se suicider. La foule le retient et lui inflige comme condamnation le fait de devoir continuer à vivre. Point de déchaînement ni de climax, juste une conclusion dérobée, comme si l'apothéose tragique était déplacée vers un hors-champ dramaturgique laissé aux bons soins de l'imaginaire du spectateur – du grand art signé André Campra…
Cette production réunit un plateau remarquable, avec un Tassis Christoyannis qui réussit dans le rôle-titre une prestation qui conjugue la blessure d'orgueil et la révolte. La voix pénétrante se déploie avec netteté sur tous les registres, avec un art du phrasé qui touche au sublime. L’Idamante de Samuel Boden se situe à une hauteur comparable, avec une ligne et un souffle qui met en valeur les qualités naturelles du timbre. Chiara Skerath libère un instrument d'une noirceur vigoureuse et inédite. L'énergie est admirable, mâtinée d'une rare aisance dans les aigus. Eva Zaïcik est une Vénus autoritaire, armée d'une projection très nette et très dense. L'Électre d'Hélène Carpentier se découvre dans des aigus trop agressifs qui viennent contrarier une caractérisation de premier plan. Parmi les seconds rôles, on notera le bel investissement et l'abattage de Victor Sicard en Jalousie et en Némésis, ainsi que le puissant Arbas et le Protée de Frédéric Caton. Enguerrand de Hys campe un Arcas véhément avec, en écho, Yoann Dubruque remarquable Éole et Neptune.
Emmanuelle Haïm fait le choix de la partition complète de 1731, tout comme son professeur William Christie, auteur de l'unique enregistrement de l'œuvre en 1991 avec ses Arts florissants. Musique brillante et acérée, cet Idoménée de Campra surprend par la perfection avec laquelle elle sertit les voix et les situations. C'est un Concert d’Astrée incandescent et énergique qui passe en un tournemain d'un rythme de fer dans les moments dramatiques, aux affects alanguis dans les danses et les ritournelles. Emmanuelle Haïm use d'une palette instrumentale à la fois vive et pleine, avec une netteté de geste et de conduite harmonique qui assure à la partition la respiration et l'éclat des contours qui la subliment.