De l’ancien directeur de l’Orchestre de Paris (1989–1998), on a en général l’image d’un technicien raffiné, polyvalent et qui s’entend à stimuler l’intensité d’écoute de ses pupitres. Assurément un des chefs de fosse les plus fiables et recherchés (on garde un excellent souvenir de son subtil Tristan parisien), son aura symphonique demeure moins évidente, en dépit de sa récente prise de pouvoir à la Philharmonie tchèque, marquée par un cycle Tchaikovsky brillant à défaut de sembler très personnel. Si son appétence pour Mahler n’est pas nouvelle, son profil de mahlérien peine à se dessiner, et la Résurrection ici proposée, à l’image de celle donnée avec le LSO il y a trois ans, suggère une sorte de neutralité de vision, dont les conséquences pratiques posent problème – ce n’est pas comme si la partition fournissait son propre viatique de grand style, par soi-même ou via, mettons, l’identité et la tradition de l’orchestre.
On ne retrouve pas, en tout cas dans cette 2e dont de nombreux aspects s’y prêtent pourtant, la qualité essentielle de cette baguette qui est l’affinage de la matière – moyen, dans le meilleur des cas, de parvenir à son incandescence. Narrativité et légèreté peuvent former un couple inattendu et enthousiasmant dans cette symphonie, à condition de parvenir au genre d’hyper-ductilité opératique de Gergiev, dont la 2e avec le Mariinsky, contre bien des attentes, avait sans doute été le sommet du cycle donné à Pleyel début des années 2010. Parmi les conditions essentielles à ce genre de réussite, il y a l'inéluctabilité rythmique et l’évidence (quitte à mystifier) des transitions, et ce sont les principales carences de cette exécution, à tout le moins dans les deux premiers mouvements qui s’étirent comme un jour sans pain. On a certainement entendu, dans la marche, un ton et un pas plus pachydermiques – ou pire, culturistes –, d’une solennité plus vaine et inaboutie orchestralement : mais sans exagérer ni la lenteur ni les effets, ni ne laisser paraître de penchants triviaux, Bychkov n’en paraît pas moins enlisé dans le discours : le phrasé est traînant, sans que le son d’orchestre, imprécis, ne révèle de climat morbide particulièrement travaillé. Alors que c’est la seconde des trois exécutions publiques, le mouvement initial sonne comme une répétition sérieuse, avant que le chef n’ait expliqué quel genre d’interprétation il voulait construire (même la chute chromatique finale frappe par sa platitude). Le seul passage où la pulsation et la texture sont unifiées par l’énergie est le climax précédant la réexposition : si l’on était malicieux, on dirait que c’est parce qu’ici, ce sont les timbaliers qui dirigent, et bien.
Sur de telles bases (et si éloignées d’attentes plutôt élevées), on pouvait s’attendre à une des plus tristes soirées malhériennes depuis longtemps. Moins brouillon mais tout aussi incertain quant à sa conception, l’andante l’aurait confirmé. Les climats et phrasés y sont manifestement travaillés, mais les pupitres s’en seraient aussi bien passés. Rayonnants et chaleureux une semaine plus tôt, les violoncelles cherchent une improbable sophistication de trait, à l’image de tout le quintette qui ne parvient dans le grand contrechant du thème principal qu’à produire des phrases controuvées, de petit son et de petite expression. Les sections mineures du mouvement sont mieux conduites, avec une petite harmonie engagée et homogène, mais la qualité fondamentale nécessaire dans ce mouvement – la détente et le naturel du chant des cordes – est complètement absente. Cette détente finit par se manifester timidement dans le scherzo, où l’on retrouve enfin quelque chose du Bychkov que l’on apprécie : un tempo légèrement plus retenu qu’à l’accoutumée est mis à profit pour instiller une appréciable douceur dans le ton général. Le manque jusqu’alors constant d’assurance rythmique est ici atténué, et l’on en viendra au fur et à mesure de la suite à se dire que plus la partition est virtuose, moins la direction pose problème (ce qui n’est évidemment pas un compliment, sinon pour les musiciens). Pour autant, la circulation des motifs, les transitions manquent toujours de souplesse (à l’image de l’enchaînement du fugato et de l’entrée de l’hymne des trompettes), et le ton général d’alacrité.
Sans amener l’exécution sur des hauteurs devenues peu crédibles, la séquence finale se présente sous un jour plus favorable, en grande partie grâce à des prestations vocales de premier ordre. L’Urlicht de Christa Mayer bénéficie d’une belle franchise d’expression et de diction, compensant largement un timbre qui n’est pas le plus flatteur mais confère au registre grave une personnalité bien affirmée. Dans le mouvement pivot de la symphonie, on retrouve un condensé des défauts et qualités de cette exécution : des solistes sans reproches, une direction assez neutre en générale, malheureuse par endroit (le rubato portato concluant le solo initial de hautbois est particulièrement peu convaincant, et ne semble pas vraiment venir naturellement de Gattet), et une utilisation réussie des possibilités théâtrales de la partition (le choral de trompettes venant du ciel de la Philharmonie est du bel effet poétique). L’association de Mayer avec avec la voix légère et très claire de Hanna-Elisabeth Müller présente une appréciable complémentarité. Müller est certainement une des éclosions vocales les plus remarquables des dernières années, et confirme, après son enregistrement de la 4e avec Adam Fischer, son aisance naturelle dans ce répertoire : elle apporte la touche de fraîcheur de timbre nécessaire à l’équilibre dramatique de la séquence finale, et son duo avec Mayer (O Schmerz…) est remarquable de clarté sans efforts.
C’est aussi une rampe de lancement parfaite pour un très beau canon conclusif (Mit Flügeln…) qui confirme la fiabilité du chœur, dans un exercice qui n’est pas le plus virtuose ni le plus fatiguant, mais dépend beaucoup de la rigueur d’intonation et de la cohésion sur le départ en ré bémol. Tout l’exposé a capella bénéficie du choix de maintenir les choristes assis (à l’exception de la reprise finale du Aufersteh’n), et dans une disposition aérée (une fauteuil sur deux), qui, qu’elle soit motivée par le contexte sanitaire ou non, ne présente que des avantages : elle augmente, combinée avec la station assise, la concentration d’écoute, produit une aération du tissu sonore et permet une absence de saturation dynamique appréciable dans la péroraison finale. On ne peut que regretter que les mérites certains de cette exécution ne concernent que les éléments soit de couronnement, soit d’ornement, et qu’il y ait toujours manqué une assise, une conception claire de l’accent, du son d’orchestre, du ton dramatique, donnant au total l’impression d’une Résurrection faites de pièces montées en kit. Dans la même salle, et avec des forces de niveau comparable, on restera encore quelques temps sur le bon souvenir de l’interprétation de Mikko Franck et du Philharmonique de Radio-France.
Le niveau d’attente à l’égard de cette seconde série Mahler en une semaine devait un peu à la qualité très élevée de celle proposée en premier lieu par Klaus Mäkelä. Si l’on était bien déconfit d’entendre un OP simplement en place (ou à peu près) dans la 2e, c’est que la Titan s’inscrivait au chapitre des plus riches heures de la nouvelle ère ouverte par cette Philharmonie, à l’instar, et même encore davantage, que la 5e donnée en toute fin de saison dernière. De celle-ci, on a gardé le haut niveau d’exigence affiché quant à la virtuosité d’ensemble, au meilleur sens du terme : celui de la détente et de la plénitude du son, qui pour ainsi dire précèdent l’impact et l’engagement physique, ne s’ajoutent pas seulement à la précision mais en définissent le genre. L’enjeu n’est certes pas le même, et en un sens la manière de Mäkelä est encore plus valorisée par le trait solaire des deux premiers mouvements de la Titan, qui sont à ce jour ce qu’on a entendu de plus beau, en salle, sous sa baguette.
Un cafouillage d’entrée des cors dans l’introduction ne compromet pas l’admirable unité de respiration de l’orchestre, et l’intelligence avec laquelle le thème du lied est amené, puis ciselé. En d’innombrables auditions en disque et au concert, rarement l’a‑t‑on à ce point remis au jour, ce thème : pas par son contour mélodique si familier, mais par la richesse des miroitements de sa circulation, tant horizontale que verticale, tout au long de l’exposé. Son premier énoncé est en lui-même fascinant, avec ces violoncelles mezza voce mais pourtant chaleureux, et surtout l’extraordinaire fondu de timbre réalisé avec la clarinette basse. Non qu’il y ait ici un véritable contrechant ou contrepoint à faire entendre : mais la proximité dynamique des deux voix, valorisant l’habile croisement des tessitures, la clarinette ne phrasant pas mais harmonisant à fleur du thème, tout concourt ici à offrir à la mélodie un grain à lui seul créateur de tension, relevant son accent et son expression à un degré exceptionnel. Cet accent illustre en quelques mesures (et par-delà la couche ornementale des appels du lointain et des pédales mystérieuses) l’unité et la densité du concept musical de tout le mouvement, – wie ein Naturlaut – et ne se dément pas du quart d’heure qui suit, à l’image du souverain équilibre polyphonique auquel parvient Mäkelä dans la reprise du thème à la trompette suivie de la petite harmonie, où encore la Hauptstimme se fond avec grâce dans le contrepoint, cette fois tout en lyrisme grand ouvert, des violoncelles. Le retour au Langsam et la préparation de la réexposition est une véritable masterclasse en forme d’études de mélodie de tissu, comme si se succédaient les ombres changeantes du rideau attendant d’être déchiré.
On avait déjà mangé notre pain blanc avec l’interprétation offerte par Salonen et le Philharmonia au TCE il y a trois ans. L’illustre aîné et compatriote de Mäkelä avait donné une leçon d’élégance dans la rusticité, en particulier dans un Kräftig bewegt d’une saisissante verdeur. L’écart est palpable ici quant aux personnalités, pas aux qualités. L’OP parvient aussi à trouver un ton d’une justesse imparable, autour d’un quintette plein de verve, mais qui ne se dépare pas de sa couleur chaude, de son amplitude tranquille. L’OP, qui recrutera prochainement un nouveau supersoliste, continue d’opérer avec des konzertmeister(in) invités, et celle du Philharmonique d’Oslo (Elise Batnes), déjà familière de la gestuelle de Mäkelä (et même de sa Titan), concourt manifestement à cette cohésion détendue. Le renouvellement de la colonne vertébrale de l’orchestre tient toutes ses promesses, avec le supplément d’âme, de légèreté et de tranchant du jeu de timbales d’Antonio Javier Azanza Ribes, et, dans le superbe trio du II et dans le III, les débuts très attendus du hautbois de Miriam Pastor Burgos. L'autorité et la couleur remarquablement sombre de l'ex-solo du Concertgebouw réhausse le caractère mouvement lent d'une grande cohérence processionnelle, où l'unité de tension nait de la constance du pas, de la profondeur avec laquelle il est senti par l'orchestre, évitant toute succession d'images dépareillées. Et le finale, pour conventionnel, n’en est pas moins magistralement structuré – là encore, autant sur le plan de l’organisation de la forme que de l’équilibre polyphonique immédiat. Il reste assez rare que la section sehr gesangvoll qui suit l’exposé du Stürmisch bewegt ne perde pas en tension, et c’est le cas ici, non parce que les cordes sont conduites à davantage de pathos, mais parce que la clarté du son et l’écoute des pupitres laisse affleurer un climat élégiaque qui n’est pas artificiel. Cette observation vaut encore plus pour l’ultime section lente (41) préparant le fugato.
Y a‑t‑il là une vision particulièrement originale ou novatrice ? Sans doute pas, et la généalogie luxuriante de l’interprétation mahlérienne ne manque pas de pierres de touche quant aux vertus ici déployées. Mais ce sont des vertus efficaces parce que saines, de celles qui doivent être là avant les autres : du chant d’une force patiente comme chez Giulini, du fini laissant frémir la polyphonie sans la surligner comme chez Levine ou Abbado, une solidité rythmique préalable à la détente générale comme chez Boulez ou Haitink, et comme chez tous les grands, un refus absolu de la vulgarité, de la pédanterie ou de la didascalie musicale. Et il n’y a pas, cette fois, la dépréciation de l’équilibre conduisant au relatif passage en force du finale de la 5e, et jusqu’à la péroraison Mäkelä et ses troupes maintiennent un standard si élevé de contrôle et d’aération du la masse orchestrale que l’on pourrait trouver ici la justification ultime du dessein politique et esthétique de la Philharmonie, de son projet architectural, et de l’intégration institutionnelle de l’OP en son sein, pour aboutir à une formation s’appropriant charnellement « l’instrument » Grande salle P. Boulez. Pour cinquante minutes de musique, le propos est bien sûr très idéalisé. Mais si on rapproche ce qu’on a entendu là des derniers concerts parisiens d’Heras-Casado, de Dohnanyi ou de Blomstedt, les choses prennent sens.
Ce concert restera d’autant plus longtemps inscrit au tableau d’honneur de la nouvelle ère parisienne que sa première partie n’y cédait presque rien en qualité générale. Il est rare qu’une nouvelle partition d’Unsuk Chin déçoive, même si ses formes orchestrales peuvent parfois tendre à une forme de lissage, ou d’assagissement du style post-ligitien de la compositrice. Du Ligeti, de fait, il y en a en hommage à foison dans ce Spira où le métier, l’artisanat au meilleur sens du terme, se déploient avec une logique assez implacable, dans une synthèse remarquablement condensée de l’exercice de style global qu’est le concerto pour orchestre, et des exercices particuliers que sont les études des confins de textures de cordes ou de percussions, ou celles de micropolyphonies. Chin dessine une digestion accélérée des héritages conjoints du théâtre sonore, du spectralisme et d’un style plus international propre à la génération formée après les années soixante et soixante-dix, qui s’évertue à dépasser le conflit stylistique entre picturalité et discursivité durchkomponiert. C’est de fait, de manière paradoxale et réussie dans la forme du concerto orchestral, cette dernière que Chin s’attache à revivifier, avec une élégance certaine, et un contour mélodico-timbrique fait de variétés d’onirisme se présentant en miroirs les unes des autres. A l’instar des œuvres symphoniques de maturité d’Abrahamsen ou Widmann (voire de Benjamin), celles de Chin suggèrent le profil stylistique d’une partie de l’époque, soucieuse de discipliner l’arsenal des effets d’écriture pour, si l’on peut dire dire, remonter aux causes, et retrouver par-devers l’identité sonore du monde ultra-moderne, l’expérience de la vie intérieure.
Loin de réduire l’exigence de virtuosité, ce style l’augmente. Cette commande conjointe du Philharmonique de Los Angeles, du Symphonique de Birmingham et des orchestres de Paris, de la NDR et de Stockholm permettra de comparer (c’est déjà le cas pour au moins les deux premières phalanges) les apports respectifs, mais il est déjà certain que les forces parisiennes n’auront pas à rougir de leur prestation, qui fait justice au souci de transparence et de finesse des changements d’éclairages de la partition, avec notamment un grand soin porté à certaines délicates progressions harmoniques – en harmoniques – des cordes. Le souci constant de détente du geste que montre Mäkelä convient à régler la proportion de l’effet et la cause, ce qui n’est pas toujours facile chez Richard Strauss (parfois à cause de la musique elle-même, mais le plus souvent à cause des facilités avec lesquelles on se l’approprie). La version orchestrale des quatre lieder de l’opus 27 permet de vérifier sous un autre angle les progrès de l’OP dans la manière de se saisir d’une opulence instrumentale avec souplesse et intimiste. Le tableau serait presque parfait si cette interprétation impérieuse ne souffrait légèrement du défaut de sa qualité : le chant de Lise Davidsen. La jeune Norvégienne, soprano dramatique de référence incontestée et incontestable, impose avec une telle facilité sa phénoménale puissance que l’éclat enthousiaste se propage un peu trop à l’orchestre, dans un Cäcilie tellement brillant qu’il en est aveuglant expressivement, et comme neutralisé par tant d’extériorité. Nul doute que le bronze impérial de cette voix, dont l’autorité dans la pianissimo est peut-être la plus grande force, serait encore plus beau à entendre avec un piano, qui est la destination première du cycle. Restent un Morgen où Davidsen équilibre ses sortilèges de timbre avec une sorte de sagesse de grande mage (même si elle est vocalement la quasi-antithèse d’Hanna-Elisabeth Müller, bouleversante dans le même lied lors du premier concert de confinement de l’Opéra de Munich), et surtout un Ruhe, meine Seele dont l’évidence de conduite dramatique laisse, si l’on peut dire, sans voix.