Avec les contraintes inhérentes à l’Opéra des nations, David Bösch et son décorateur Falko Herold avaient déjà réussi à proposer un cadre assez ingénieux à la trame de Da Ponte pour Cosi fan Tutte, il est pour Don Giovanni différent, moins réaliste, plus poétique peut-être puisque le cadre est un théâtre abandonné, envahi par les herbes, avec des verrières latérales très années 30. La beauté du décor renvoie aux univers favoris de David Bösch, des espaces un peu négligés, des territoires délaissés et sans identité. Une sorte d’arte povera sur scène.
David Bösch est un metteur en scène qui ne „transpose“ pas à proprement parler, c’est plutôt un compositeur d’ambiances et qui travaille aussi beaucoup sur les personnages, sur les petits gestes qui font sens et qui définissent un profil : dans la scène initiale dramatique du commandeur, le vieux commandeur de Bösch se met en position de boxeur pour littéralement „boxer“ Don Giovanni, et la salle glousse, d’autres moments sont ainsi isolés et surprennent.
Ainsi la vedette de ce Don Giovanni est-il un Polaroïd que le personnage porte avec lui pour fixer toutes ses conquêtes et le catalogue est-il un album de photos, un peu comme ces serial killer qui photographient les cadavres qu’ils accumulent. L’autre vedette, c’est un couteau, qui tue le commandeur ou qui menace Zerline, car Don Giovanni est un méchant homme sans tout à fait être grand seigneur, qui use autant du couteau que de la photo et qui ne cesse de sniffer pour augmenter son énergie.
Utilisant habilement la personnalité de Simon Keenlyside, familier du rôle depuis de très nombreuses années, il en fait un personnage sorti de la jeunesse, entré dans une maturité qu’il semble refuser, et qui physiquement nécessite la stimulation de produits dopants.
Tel qu’il apparaît, il est presque déjà sur la pente descendante dès le départ, impression qui s’accentue dans la seconde partie, dans un décor „d’après la fête“, comme si la fête était finie, avec de tristes serpentins encore présents, mais vidés de leur sens, des bouteilles vides ou presque qui traînent dans le paysage désolé du théâtre abandonné : nous sommes aussi après le théâtre, un théâtre de la vie que chacun des personnages alimente avec ses faiblesses : le commandeur en béret basque, y compris dans son arrivée finale, presque un personnage à la Bidochon, un Masetto dont l‘énergie est vide et a déjà perdu son sens, une Zerline ambiguë et fraîche (la pétillante Mary Feminear), une Donna Elvira perdue et éperdue, quelquefois même comique, un Don Ottavio un peu ridicule, avec sa sacoche en bandoulière, ses lunettes qui le vieillissent et déjà ses petites manies, qui le rendent singulièrement peu érotique : on comprend bien que Donna Anna hésite et se donne un an de réflexion. Quant à Donna Anna, portée par le sens dramatique aigu de Patrizia Ciofi, elle est un personnage isolé, dont on n’arrive pas à lire le destin : la scène avec l’urne funéraire du commandeur (reprise mimétiquement dans la scène du cimetière entre Don Giovanni et Leporello) ferait presque sourire.
Quant à Leporello, il est une sorte de Don Giovanni jeune, qui porte une énergie vitale sans nécessité de stimulus, que son maître développe avec plus de difficulté dans la nécessité qu’il est de porter (supporter?) haut son personnage pour être conforme à son image. Cette opposition jeunesse vraie (Leporello) et fausse jeunesse (Don Giovanni) me paraît significative dans un travail dont l’idée est quand même la fatigue, fatigue du décor, fatigue de personnages qui se gèrent et gèrent les situations avec difficulté.
Si les idées de Bösch sont intéressantes, il reste que la monumentalité du décor n’est pas vraiment utilisée : un théâtre « pour quoi faire ? » si le théâtre dans le théâtre n’existe pas ou peu, si l’opposition scène-salle apparaît seulement par moments (air du catalogue et apparition des femmes violées portant tristement un drapeau français, italien, espagnol et suisse, ce qui fait étrangement bien rire le public) ou air dit du champagne chanté style vedette rock avec un balai qui fait figure de micro : on est dans un dramma giocoso en permanence, mais sans faire transparaître de véritables intentions, dans une sorte de métaphore de la course de Don Giovanni, vidée de sens.
Cet inaboutissement, qui finit en pirouette puisque les personnages dans leur ensemble posent pour une ultime photo Polaroïd que Don Giovanni, revenu sur scène (et sorti de l’enfer) prend du groupe, est peut-être ce qui pèse dans ce travail aux détails séduisants, notamment la conduite d’acteurs, mais dont la conception d’ensemble peine à convaincre totalement.
On l’a souligné dès le départ, la distribution réunie est de très haut niveau, avec des chanteurs valeureux, voire trois stars, Keenlyside, Vargas, Ciofi auxquels s’ajoutent Papatanasiu, une Elvira consommée et David Stout qui commence une belle carrière. On ne pourra reprocher au Grand théâtre d’avoir négligé le cast.
Simon Keenlyside promène son Don Giovanni avec constance depuis des années, son timbre chaleureux, coloré, son style impeccable, son phrasé modèle sont des garanties : il était Don Giovanni déjà avec Abbado en 1997 à Ferrare (avec le Leporello de Bryn Terfel) et c’était un débauché assoiffé et élégant. La voix a toujours ses qualités, la présence est toujours forte, il lui manque désormais un peu de projection, un peu de brillant, qui vont cependant très bien avec ce personnage de vieux jeune voulu par la mise en scène, il conserve une prise singulière sur le public, qu’il continue de promener avec assurance, malgré son personnage de Don Giovanni déchu. Grand artiste.
David Stout en Leporello lui donne une réplique contrastée, plus jeune, construisant un personnage intéressant dans la mesure où c’est peut-être un futur Don Giovanni, en tous cas vocalement très bien posé, avec une belle projection et une expressivité notable. La voix reste claire, mais le timbre et la couleur sont très différents que ceux de Keenlyside en Don Giovanni. Stylistiquement au point, c’est une jolie performance.
Ramón Vargas est Ottavio. Avant d’être un ténor plutôt verdien, il fut un belcantiste affirmé, élégant, au style contrôlé. Son Ottavio, réduit à un air (Il mio tesoro), version de Prague oblige, garde ces qualités, avec une voix plus mâle que ce à quoi on est habitué, et un style un peu plus incisif que d’autres Ottavio. Je ne suis pas entièrement convaincu même si le personnage est vraiment bien travaillé, avec cet air gauche et vieillot enrichi par des expressions souvent drôles (sa mimique lorsque Donna Anna lui annonce qu’il devra attendre encore un an…).
Thorsten Grümbel est un Commendatore qui manque singulièrement de puissance, de profondeur et de présence, même s’il est vrai que le look que lui réserve David Bösch n’est pas très flatteur au départ, et que son urne qui passe de main en main avec des saupoudrages réguliers des cendres sur scène n’arrange pas plus sa mémoire… La voix un peu claire ne marque jamais, et le personnage reste indifférent, même dans l’impressionnante scène du Festin final…
Un Masetto est souvent dit-on un futur Commendatore, ce fut le cas à la création praguoise où les deux rôles étaient tenus par le même chanteur (Giuseppe Lolli), de même à Vienne avec Francesco Bussani. Le jeune Michael Adams, physiquement et scéniquement bien campé, reste très en retrait stylistiquement et vocalement, la voix ne projette pas, le phrasé pas très au point, et la vélocité peut attendre. Ainsi dans cette production Masetto et il Commendatore, sont-ils les rôles les moins convaincants de la distribution.
Mary Feminear est une Zerline fraîche, qui confirme les qualités éminentes de cette jeune artiste membre de la troupe des jeunes solistes en résidence, elle a du rythme, elle emporte les ensembles, la voix est bien posée, homogène, et le personnage est séduisant.
Mirto Papanatasiu est un soprano bien habitué des rôles mozartiens : son Elvira est un personnage qui hésite entre le drame, le dramma giocoso ou la comédie, et la mise en scène n’arrive pas vraiment à se décider, ni nous indiquer une ligne. Elle ne provoque pas une émotion immédiate ni une adhésion pleine au personnage. D’ailleurs aucun des personnages ne se sauve, chacun portant en lui des défauts, des gestes et des attitudes qui mettent à distance, c’est un des caractères de cette mise en scène. Si le chant reste convaincant, les aigus au début notamment me sont apparus un tantinet stridents, peut-être un peu trop marqués ou criés aux dépens de la ligne ou de l’homogénéité, mais cela alimente l’idée d’une dame vaguement hystérique.
Patrizia Ciofi était Donna Anna, et l’on ne reviendra pas sur les qualités scéniques du soprano italien, qui sait être une grande tragédienne aussi bien qu’un personnage de comédie. Elle réussit à être tout à la fois, variant les attitudes, aidée par les différents costumes (très réussis pour tous) de Bettina Walter : elle a cette pincée d’exagération qui fait qu’on ne croit pas tout à fait à cette Donna Anna : c’est voulu, c’est intelligent car aucun des personnages ne se sauve au total. Le chant est clair et très contrôlé dans les aigus, un peu moins stable dans les graves et quelquefois détimbré au centre. On peut ne pas aimer ce style et préférer des Anna plus tragiques, plus lyriques, plus profondes, cette Anna là un peu surjouée échappe elle aussi aux stéréotypes, mais je la soupçonne fortement par son jeu quelquefois exagéré de préparer son éloignement d’Ottavio. Dans Don Giovanni comme dans Le Cid, remettre les noces à un an, c’est les remettre à jamais.
Le chœur est comme toujours bien au point et préparé avec rigueur (beau phrasé) par Alan Woodbridge, et l’orchestre de la Suisse romande est entre les mains solides de Stefan Soltesz, qui nous a cette année convaincus dans Schreker et Offenbach à la Komische Oper de Berlin. Dans Mozart, la direction est maîtrisée, élégante, très soucieuse des équilibres, des rythmes et des chanteurs, même si manque fantaisie ou particulière imagination. En tout cas l’ensemble est en place, et suit parfaitement le rythme de la mise en scène On pourrait souhaiter moins carré ou moins « traditionnel », mais au moins de ce côté aucune faute de style et une vision très rassurante. En ce sens, Soltesz a été une garantie, et une sécurité, avec un orchestre de la Suisse romande qui a bien répondu aux sollicitations notamment au niveau des cordes, au relief marqué.
Au total, une version de Don Giovanni, souvent difficile à réussir à la scène, qui n’est jamais tout à fait convaincante, au moins pour ce qui concerne mon ressenti personnel, mais qui ne manque pas non plus d’atouts ni d’intérêt. Elle est musicalement solide sans être éblouissante, manquant d’une vraie ligne scénique globale, tout en étant çà et là riche de trouvailles sur les personnages singuliers. En somme une production très honorable qui enrichit dignement le répertoire genevois sans avoir le feu ni la profondeur qu’on aimerait attendre.