Empreinte d’un rationalisme fort, la scénographie s’est fondée sur un dualisme explicite : le fond s’inspirait de motifs de la peinture informelle, tandis que le premier plan, les côtés et le cadre du fond, des surfaces brillantes et géométriques renvoyaient à des suggestions de tendance abstraite. Un dualisme qui, je présume, pourrait renvoyer – si j’ai bien compris – à la colonne vertébrale de l’œuvre, le conflit entre raison d’Etat et poids du pouvoir dans les éléments abstraits quasi granitiques, et dans les dessins informels les passions, les inquiétudes, les sentiments. Une installation scénique qui découle d’une idée respectable, mais qui est loin de captiver.
Pour ce qui concerne la mise en scène en revanche, au projet substantiellement modeste, ce qui ne convainc pas, ce sont les trouvailles gratuites dont la plus ridicule est la présence omnipotente et continue du Grand Inquisiteur, perché sur un trône mobile modèle Jean-Paul II avec des marches que l’aveugle monte et descend sans difficultés pendant le duo avec le roi. La scène de l’autodafé, qui précédait, est restée modeste et sans aucun relief, même si des raisons économiques ont pu peser – comme par ailleurs le choix de la version en quatre actes – avec des condamnés au bûcher habillés en style sadomaso. Vulgaire, l’ouverture de l’acte III, avec Eboli aux flancs de Philippe II étendu sur la couche royale, qui n’est d’ailleurs rien d’autre qu’un petit matelas de plage étendu sur le sol ! Et avant son grand air, le roi se couvre inexplicablement la tête d’une serviette. Que dire aussi ensuite d’Eboli vêtue en religieuse, autre trouvaille inutile ? Et tout ça avec une conduite d’acteurs et un sens des mouvement globalement élémentaires.
D’un tout autre niveau la qualité du rendu musical. La direction de Michele Mariotti présente les fruits d’un travail attentif à illuminer une partition difficile, l’une des plus denses de la production verdienne. L’équilibre des plans sonores épouse parfaitement les flux dramaturgiques en calibrant avec souplesse le tissu orchestral. Le tout se déroule avec sûreté, en conduisant l’Orchestre du Comunale vers un rendu sonore parfaitement articulé : dynamique, couleurs, accents obéissent à une vision interprétative claire, mais pas toujours sensible à certaines nuances. Le travail sur les voix aurait demandé plus de maturité et de profondeur. L’exubérance du ténor Roberto Aronica, Don Carlo, demandait un contrôle du chef plus serré pour limiter des élans souvent excessifs. Ainsi du grand air de Philippe II : il n’en émerge pas cette amertume détachée et lointaine qui rend cette page monumentale. Mariotti est bien sûr une baguette aux grandes qualités techniques et culturelles, et il est en train s’acquérir expérience et maturité, mais la vague mediatico-institutionnelle qui le pousse ouvertement depuis longtemps ne le sert pas forcément.
La distribution est de niveau globalement correct. En émergent surtout le baryton Luca Salsi, Rodrigo et Veronica Simeoni, Eboli. Salsi donne au marquis de Posa une noblesse d’inflexions et une élégance vocale qui ne pourraient être meilleures. Rondeur du timbre et homogénéité des registres soutiennent constamment une ligne stylistique impeccable. Veronica Simeoni est parfaite, tant par les belles couleurs, douces et palpitantes, que par la sensualité bien équilibrée, et par la désinvolture avec laquelle elle se sort aussi bien des colorature de la chanson du voile que de la fluide homogénéité des passages lyriques sur toute la tessiture. Bonne prestation de Maria José Siri, une Elisabetta au timbre chaud, à la belle pâte vocale, vibrante d’émotions, même si le rendu des couleurs pourrait être encore affiné.
Comme on l’a déjà dit, Don Carlo est marqué par la vocalité généreuse de Roberto Aronica, mais qui laisse perplexe dans la manière de contrôler des moyens à qui il faudrait une ligne au goût plus réfléchi…
Venons-en aux deux basses. Dmitrij Beloselskij est un Philippe digne mais pas mémorable, avec un poids vocal correct, qui cependant dans “Ella giammai m’amò” maintient une trop grande uniformité dans l’expression, manquant surtout de ce sens de la désillusion, désolée et irrémédiable, qui irrigue toute la page. Luiz-Ottavio Faria était le Grand Inquisiteur, avec un relief vocal suffisant, sans plus. La prestation du chœur préparé par Andrea Faidutti ne mérite que louanges, en particulier pour sa précision et sa justesse.
Dans le rôle du frère/Charles Quint, Luca Tittoto offre une prestation très positive, tant par l’autorité vocale que par la juste attention au phrasé. Et s’en sortent avec les honneurs aussi bien Nina Solodovnikova, Tebaldo, que Erika Tanaka, irréprochable dans la partie non négligeable de la Voix du ciel. Massimiliano Brusco et Rosolino Claudio Cardile interprètent de manière conciencieuse le Conte di Lerma et l’Araldo, et citons aussi les six députés flamands – Federico Benetti, Alex Martini, Luca Gallo, Paolo Marchini, Abraham Garcìa Gonzales, Carlo Malinverno – pour le soin avec lequel Mariotti a souligné l’intensité de leur intervention, en la soutenant d’une singulière chaleur sonore.
Applaudissements nourris pour tous, et très marqués pour Mariotti.