Bannir la profondeur et faire de la légèreté et de l’inconstance les maîtres mots de ce travail, c’est le credo d’une mise en scène qui situe le dramma giocoso dans un des espaces urbains les plus marqués par le superficiel, le café-bar : les « discussions de café du commerce » en deviennent l’élément clé, et le pari initial de Don Alfonso, Ferrando et Guglielmo semble bien en être le produit. La langue italienne a un mot très juste pour qualifier les attitudes montrées ici, « spensierato », insouciant, littéralement « sans pensée ».
Nous sommes donc dans le monde de l’insouciance. La dernière image de l’œuvre est la seule concession au sérieux, où les deux jeunes femmes se mettent à penser à ce qui est advenu et à mesurer les conséquences de leurs actes pendant que « Cosi fan tutte » en lettres lumineuses (voir photo d’en tête) se brise en deux : tout ce jeu écervelé pour arriver à une brisure. De cette histoire de double inconstance, David Bösch tire un dramma vécu comme jeu, mobile, frais, jeune, dominé par une conduite d’acteurs précise, des chanteurs engagés, un naturel étonnant. Mais après ?
Pour illustrer scéniquement cette légèreté, le décorateur Falko Herold a conçu un double décor assez important construit sur une tournette, d’une part une vaste salle de café-bar, avec baby-foot à cour, esquisse de terrasse à jardin, surchargée de tous les objets les plus réalistes possible, et d’autre part, une chambre à coucher assez désordonnée qui en a vu sans doute passer…
Ce café est tenu par Don Alfonso, Despina en est la serveuse, et les jeunes femmes semblent appartenir à la maison, tandis que les jeunes gens viennent de l’extérieur.
L’ambiance n’est pas contemporaine, mais semble remonter plutôt aux années 50, même si Bösch insère volontairement quelques anachronismes dont les téléphones portables, ou les tatouages, ou le karaoké, mais au théâtre, le temps est chose élastique. L’espace aussi d’ailleurs puisque la liste affichée des boissons est en anglais. Serions-nous outre Atlantique ? Les costumes de Bettina Walter oscillent entre le contemporain et les années 50 ou 60, dans un style quelquefois vaguement latino-américain (pour les deux sœurs), comme si on se trouvait dans le café d’une communauté émigrée, une sorte de petite société.
Ainsi ce décor aussi précis soit-il, ces costumes aussi variés et typés soient-ils, ne correspondent à aucun lieu, à aucune époque sinon les cinquante ou soixante dernières années : l’important c’est le jeu, c’est l’ambiance, c’est la petite folie qui règne dans tous les sens (et qui dérègle tous les sens). L'important c'est Così fan tutte, à toutes les époques et dans tous les milieux.
Sans trop intervenir sur les caractères masculins, d'une grande banalité, Bösch a plutôt travaillé les rôles féminins en changeant quelque peu la tradition : une Fiordiligi moins intérieure, moins grave ou retenue et plus disponible, même si elle résiste quelque peu, une Despina plus mûre, et d’une certaine manière plus rouée en sont les signes essentiels.
Les jeunes gens sont déguisés de manière très sommaire : deux perruques qui changent leur visage. Il en faut peu à ces dames pour oublier leurs sigisbées. Sinon, et la scène du médecin
(et une Despina comme sortie d’un rêve expressionniste d'une comédie brechtienne) et celle du notaire sont « traditionnelles », mais Bösch ajoute volontairement quelques petits traits grivois, dont un jeu sur les sous-vêtements féminins, soutien-gorge et culottes et une Dorabella qui trouve sa culotte sur le sol du café et l’enfile pas vraiment furtivement.
Ainsi donc le livret est-il respecté, et en même temps mené au-delà de ce qu’on appellerait l’élégance mozartienne, rien d’un jeu de bonbonnière dans ce travail, mais au contraire l’expression très marquée du désir : on passe tout de suite à l’acte sans barguigner.
La chambre à coucher, le lit défait sont des motifs sans ambiguïté. Mais la chambre à coucher est un motif, alors que le bar-café est le véritable espace de jeu.
On a déjà souligné l’excellence du jeu des chanteurs, leur implication, leur mobilité : pas un seul n’est en reste et cette fraîcheur et cette jeunesse sont vivifiantes.
Le personnage d’Alfonso n’a plus rien du vieux libertin, il n’en a même plus l’élégance distante…Laurent Naouri dont la distinction personnelle n’est pas un vain mot, a du mal à se glisser dans ce personnage plus « popu » qu’habituellement, il joue le jeu, mais on y croit un peu moins que dans d’autres rôles. Et cela vaut aussi par son chant, moins fluide, moins véloce, moins naturel dans un rôle dominé par les récitatifs plus que par les airs, car son italien reste un poil en retrait, et on a un peu de mal à croire au personnage. Il reste tout de même le grand professionnel qu’on connaît.
Monica Bacelli en Despina est inattendue dans le rôle. Une Mélisande, une Elvira, un Cherubino, c’est à dire une voix plutôt grave dans un rôle qui ici prend du poids et de l’assise. Grande professionnelle, artiste consommée, Monica Bacelli donne au personnage une présence forte, une personnalité affirmée, celle d’une sorte de gouvernante libertine (à la Goldoni, mais qui tire aussi vers Laclos ou Crébillon fils par certains côtés), une vraie rouée du XVIIIème. Le chant est très contrôlé, et la prestation remarquable d’une artiste qui confirme une fois de plus qu’elle s’adapte et se glisse dans les personnages en en donnant toujours une vision intelligente et pleine de relief.
Des deux amants, c’est sans conteste le Guglielmo du baryton italien Vittorio Prato qui est le plus convaincant, et sûrement l’un des plus à l’aise du plateau. D’abord, une présence scénique particulière, avec des moments d’une incontestable drôlerie (la scène du tatouage !), ensuite, une voix claire, bien timbrée, de beaux aigus, une diction impeccable, du style et aucune difficulté particulière dans le rôle, même s’il est vrai que Guglielmo intéresse peu Mozart. Il reste qu’il réussit à dessiner un personnage remarquable et remarqué. A suivre avec grande attention.
Steve Davislim est en principe un des bons ténors lyriques de sa génération, déjà quinquagénaire d’ailleurs. Mais j’avoue l’avoir entendu en meilleure forme. Il sortait je crois d’un moment de fatigue. Si le grain de la voix est toujours séduisant, ainsi que le volume avec un magnifique timbre, il a de grosses difficultés dans l’aigu et dans les passages, sans ligne, sans réussir à tenir les notes voire à les atteindre. Dans le registre central c’est en revanche plus conforme à ce qu’on peut attendre, notamment dans les parties plus lyriques de « un’aura amorosa » Peut-être est-ce une conséquence de son état de santé, mais c’est un artiste qu’on a entendu bien plus convaincant. C’est sans conteste ce soir le maillon faible du plateau.
Voix et personnages un peu inhabituels notamment pour les deux femmes, avec une Dorabella et une Fiordiligi que la mise en scène distingue mal au début, elles sont badines et seulement badines. Dorabella cependant a ce côté exagéré (smanie implacabili comme caricature des opéras baroques) et extérieur que la mezzo ukrainienne Alexandra Kadurina rend parfaitement au niveau scénique. La voix est claire, monte très bien à l’aigu, a un certain volume, mais manque de style et de contrôle et surtout ne réussit pas, tant dans les récitatifs que dans les airs à se faire comprendre, parce que la diction est très défectueuse. Et cela nuit évidemment à la couleur et à l’interprétation.
Entendue il y a quelques années dans Tatiana d’Eugène Onéguine, Veronika Dzhioeva est au contraire une voix contrôlée, à l’émission parfaite, peut-être moins convaincante dans sa diction italienne, mais c’est incontestablement du beau chant, notamment dans le premier acte. Est-elle cependant une Fiordiligi, un rôle où on entend des voix moins charnues, moins pulpeuses ? Le timbre est plutôt sombre, la voix plus adaptée peut-être au bel canto romantique, ou à Verdi qu’à Mozart. C’est bien chanté, c’est aussi un personnage scéniquement plutôt convaincant, mais le deuxième acte reste peu intériorisé, peu habité, avec des agilités qui restent un peu en deçà de l’exigible, même si l’assise et le volume n’appellent aucune réserve.
Comme on le voit, il n’y a aucun motif de considérer cette distribution insuffisante, mais aucun motif de vraie louange (sauf peut-être pour Prato, et aussi pour Bacelli). Un travail solide, scénique et vocal, mais sans fulgurances.
La direction était confiée à Hartmut Haenchen. Très habitué à ses Wagner ou à ses Strauss (on l’a entendu à Lyon un mois auparavant), on oublie souvent que c’est un grand spécialiste du XVIIIème siècle et du baroque. Il dirige l’orchestre avec vigueur, avec précision aussi et accompagne les chanteurs. Mais ce son-là, on l’avait un peu oublié dans Mozart, tant la manière de l’interpréter aujourd’hui a évolué : un son assez symphonique, pas si raffiné, sans trop de couleurs, pour tout dire, sans reproche, mais sans grand relief. Il reste que l’orchestre s’en sort très bien, notamment les bois, et que l’ensemble de l’accompagnement est solide, avec un beau continuo quelquefois fantaisiste de Xavier Dami au clavecin et Jakob Clasen au violoncelle.
Au total, des surprises qui peuvent étonner sans vraiment séduire : la mise en scène de David Bösch est agréable, intelligente, bien menée, et surtout très rythmée, elle s’affirme à rebours d’une « lecture » au sens trop sérieux du terme, mais sans qu’on ait de clef réelle de l’approche. La direction musicale semble émerger d’une autre époque, même si elle est précise et vive, énergique et théâtrale. Les chanteurs sont dans l’ensemble très à l’aise, et pour la plupart corrects à très corrects, mais n’arrivent pas emporter la mise. Il manque un petit quelque chose à ce spectacle qui me fait dire…cosi cosi…