Avant d’être remontés au Capitole en début de saison, sur un plateau incompatible avec la lourde scénographie de Pierre-André Weitz et une distribution qui ne pouvait égaler l’originale, ces Dialogues des Carmélites créés au Théâtre des Champs-Elysées en 2013, puis repris en 2018, sont passés par Bruxelles. N’ayant pu nous y rendre, c’est avec bonheur que nous avons découvert récemment qu’ils avaient fait l’objet d’une captation accessible en streaming sur internet. Tout a été dit et écrit sur cette production magistrale signée Olivier Py et pourtant comment ne pas commenter cette seconde version, brillamment réalisée par Christian Leblé ? La publication du DVD Erato filmé par François-René Martin en décembre 2013, avait été chaudement saluée et à raison, tant l’esprit du spectacle y avait été saisi, permettant à ceux qui avaient été bouleversés en salle de prolonger ce choc à l’écran. La prestation bruxelloise est de loin dominée par l’âpre direction d’Alain Altinoglu. Chez lui aucun compromis avec une partition où se lit dès les premières scènes le poids de l’Histoire et de l’angoissante existence de Blanche, être fragile et terrorisé qui n’aspire qu’au clame et à l’attrait d’une vie héroïque quelle souhaite trouver en se réfugiant au Carmel. Alain Altinoglu empoigne l’œuvre avec courage et détermination n’évitant jamais de souligner la souffrance existentielle de l’héroïne et d’insister sur les motifs qui traduisent la peur, l’enfermement et rappellent que le danger est partout. Sa façon d’accompagner le parcours de chaque personnage, même le plus anecdotique est remarquable, car il n’oublie personne et que les scènes de liaison, jouées non sans une certaine sécheresse, sont puissances et évocatrices. L’agonie de Mme de Croissy, la dernière entrevue entre Blanche et son frère, l’incarcération des sœurs avant leur exécution et le sublime Salve Regina qu’elles chantent en montant sur l’échafaud ont rarement atteint un tel degré de poignante intensité.
A la différence de Toulouse où la totalité du plateau a été par malheur modifiée, celui de Bruxelles bénéficiait des interprètes originaux à une exception près, celle de la Prieure. Rôle central et sans doute le plus fort avec celui de Blanche, idéalement écrit pour des artistes capables d’embraser les planches, il a été tenu par Rosalind Plowright (TCE 2013), Anne-Sophie von Otter (TCE 2018) et par l’inacceptable Janina Baechle (Toulouse 2019) ; prévue pour la reprise des représentation belges Sylvie Brunet dût laisser sa place pour quelques soirs à Sophie Pondjiclis, qui interprétait déjà Sœur Mathilde en 2013. Plus jeune que ses illustres consœurs et donc plus arrogante et vindicative face à la mort, la mezzo française s’appuie sur une diction très sure pour incarner un personnage au caractère puissamment trempé qui trouve, avant de rendre l’âme, un peu de consolation auprès de Blanche, dernier oiseau blessé recueilli dans ce nid, bientôt piétiné par la folie révolutionnaire. Le coup de génie d’Olivier Py est d’avoir imaginé cette scène comme si elle était vue par le public en plongée, alors que le lit de la mourante est en hauteur, à la verticale, une trouvaille visuelle et dramatique qui restera dans les annales du théâtre pour longtemps.
Dépouillée, ascétique, à l’exception de ce casque cuivré qu’elle arbore comme s’il n’était qu’un dernier lien avec ce monde qu’elle abhorre, Patricia Petibon trouve en Blanche son plus beau rôle. On retrouve comme toujours ce tempérament habité, cette exaltation qui ont fait sa renommée ; mais ici plus qu’ailleurs, elle s’abandonne à la musique de Poulenc, lui sacrifie tout jusqu’à la raideur de ces sons fixes sans trace de vibrato et à ce timbre parfois émacié, qui montre qu’elle est capable de renoncer à certains canons esthétiques, dans le seul but d’exprimer un état, en l’occurrence celui de cette jeune femme brisée qui ne trouve la paix nulle part en ce monde. Quel plaisir de retrouver sous l’œil affûté et que l’on sent plein de commisération du réalisateur Christian Leblé, Véronique Gens frémissante Mme Lidoine dont chaque propos petit ou grand, coule de source, savoureux mélange de dignité et de proximité, Sophie Koch, Mère Marie d’abord hautaine puis profondément touchante, Sandrine Piau admirable Sœur Constance, quasi illuminée, sans oublier Nicolas Cavallier que l’on aimerait entendre d’avantage tant il est parfait dans le rôle du Marquis et Stanislas de Barbeyrac, Chevalier plein d’ardeur. Pour avoir été vue et revue à la scène comme à l’écran, cette mise en scène restera dans les mémoires pour ses qualités scéniques et scénographies. A l’habituelle tournette, Pierre-André Weitz privilégie ici des décors coulissants – magnifiquement mis en lumière par Bertrand Killy – qui, par leurs rapides changements, apportent à l’action son indispensable fluidité. Comme au TCE, tout est en place, parfaitement huilé et précis, ce qui démontre le niveau de professionnalisme des équipes techniques du Théâtre de la Monnaie.