Si les spectateurs sont habitués aujourd’hui à voir des oratorios mis en scène et les œuvres religieuses envahir les salles de spectacles, la frontière entre le sacré et le profane n’a pas toujours été si peu hermétique. Pour preuve, Jephté de Montéclair fut l’unique opéra français des XVIIème et XVIIIème siècles inspiré d’un épisode biblique – le Samson de Voltaire et Rameau n’ayant jamais vu le jour. La représentation sur scène de cet extrait du Livre des Juges a d’ailleurs pu choquer lors de la création de l’œuvre – le cardinal de Noailles, alors archevêque de Paris, ayant même tenté de la faire interdire, considérant que le sacré ne pouvait être un sujet de divertissement. Mais le succès public a eu raison de la colère ecclésiastique et cette « tragédie biblique » signée Montéclair et Pellegrin a fait les beaux jours de l’Académie Royale de musique avec pas moins de huit reprises entre 1733 et 1761, avant d’être longuement oubliée.
L’histoire de Jephté appartient à cette tradition biblique et mythologique de pères devant sacrifier leur enfant pour obéir au souhait d’une divinité. Ici, Jephté, chef des Israélites, promet à Dieu de sacrifier la première personne qu’il rencontrerait en échange de la victoire contre la tribu ennemie des Ammonites ; il se voit exaucé mais c’est sa fille, Iphise, qui s’élance en premier à sa rencontre. Heureusement pour elle, et afin de satisfaire au goût du public parisien, Pellegrin renonce à une fin tragique et Ia jeune femme sera sauvée par l’intervention divine. Le librettiste prend également une autre liberté avec la Bible puisqu’il introduit, au milieu des démêlés religieux et militaires, une histoire d’amour contrariée : Ammon, l’ennemi de Jephté, est en effet amoureux d’Iphise, et celle-ci éprouve secrètement les mêmes sentiments. Voilà un nouveau ressort dramatique qui, bien qu’il n’aboutisse pas à une issue heureuse pour les deux personnages, donne corps à l’intrigue et permet au récit biblique de s’inscrire dans la plus pure tradition de la tragédie lyrique. On ne s’étonnera donc pas non plus qu’un prologue faisant intervenir Vénus et Apollon ouvre l’œuvre et sacrifie, si l’on peut dire, aux exigences du genre.
Si Jephté a déjà fait l’objet de concerts et d’un album des Arts florissants en 1992, réalisés à partir de la partition originale, le Centre de Musique Baroque de Versailles a fourni pour ce nouvel enregistrement la troisième (et dernière) édition de la partition, la plus conforme aux souhaits du compositeur tant sur le plan musical que dramatique ; version que les spectateurs du Müpa de Budapest ont pu entendre en mars 2019 et que les auditeurs ont désormais tout loisir de découvrir.
Le CMBV a réuni pour l’occasion certains de ses interprètes fétiches, et en premier lieu Tassis Christoyannis qui incarne un Jephté absolument idéal. Le baryton se révèle remarquable dramatiquement dans un rôle pourtant long et sombre d’un bout à l’autre de l’œuvre. Chef de guerre, homme pieux, père de famille, ce Jephté ne manque pas de facettes à explorer, et Tassis Christoyannis trouve un bel équilibre entre la grandeur tragique du rôle et une émission franche, directe, sans emphase inutile. Il parvient à s’approprier la musique de Montéclair et y fait même preuve d’une certaine forme de naturel, malgré une écriture qui ne favorise pas la spontanéité.
Chantal Santon Jeffery s’empare du rôle d’Iphise avec cette même quête de simplicité. Si l’on connaît la soprano pour son aisance dans l’aigu et les pages virtuoses, la partition ne lui offre rien de tout cela. Iphise est au contraire l’occasion d’entendre sa voix dans le medium, où elle se révèle riche, homogène, en plus de bénéficier d’une diction soignée. C’est d’autant plus appréciable que le compositeur et le librettiste ont tout particulièrement soigné ses interventions, que ce soit pour exprimer ses sentiments ou le contenu de ses réflexions : Iphise n’est pas seulement le jouet d’un hasard tragique mais accepte le destin qui se présente à elle. Chantal Santon Jeffery possède sans conteste les moyens vocaux et expressifs du personnage, et un timbre et une sobriété qui conviennent bien à cette sacrifiée consentante.
Le contraste avec le rôle d’Almasie – femme de Jephté et mère d’Iphise – est rendu particulièrement frappant par l’interprétation intense de Judith van Wanroij : si le chant et le personnage ne perdent jamais de leur noblesse, on n’en perçoit pas moins le désespoir et les vaines tentatives d’une mère sur le point de voir mourir son enfant (le duo avec Jephté à l’acte III en est l’une des illustrations les plus frappantes). Mais la page la plus remarquable d’Almasie est sans aucun doute le songe qu’elle raconte à sa fille (« A peine de ses voiles sombres »), lui annonçant un malheur sur le point d’arriver : Judith van Wanroij mène le récit de manière admirable, jouant de contrastes et de gradations extrêmement bien conçues et qui donnent tout son impact dramatique à la scène.
Face à ces trois personnages principaux, Thomas Dolié possède une présence vocale indiscutable, incarnant fort bien, même sans le secours de l’image, le grand-prêtre Phinée. La distribution bénéficie donc, avec Tassis Christoyannis, de deux voix graves de choix qui s’allient formidablement dans les duos. De son côté, Zachary Wilder ne déploie pas toute l’intensité dramatique espérée, sans doute à cause de la tessiture tendue du rôle d’Ammon ; mais voilà une voix dont le timbre se prête tout à fait au répertoire français, où l’on espère avoir souvent l’occasion de l’entendre. Les divers petits rôles également sont bien tenus, et dans un français impeccable ; une qualité de diction que l’on retrouve chez le Purcell Choir.
On saluera enfin la prestation de l’Orfeo Orchestra, mené par György Vashegyi : les tempos sont vifs, les différents pupitres bien distincts. On perçoit le travail d’orchestration particulièrement raffiné réalisé par Montéclair pour une œuvre qui bénéficie d’une unité, d’une identité sonores, mais aussi de quelques originalités – si l’on pense à l’emploi de la flûte à bec, totalement désuète à l’époque, ou encore aux interventions du chœur a cappella et progressivement rejoint par l’orchestre.
Une œuvre qui mérite sans aucun doute qu’on la découvre ou, pour les plus avertis, qu’on la compare à la première édition de la partition enregistrée par William Christie.