Christoph Willibald Gluck (1714–1787)
Iphigénie en Tauride (1779)
Tragédie lyrique en quatre actes
Livret de Nicolas-François Guillard
Créée à l'Académie Royale de Musique, Paris, le 18 mai 1779

Direction musicale : Christophe Rousset
Mise en scène : Robert Carsen
Reprise de la mise en scène : Christophe Gayral
Chorégraphie : Philippe Giraudeau
Décors et costumes : Tobias Hoheisel
Lumières : Robert Carsen, Peter van Praet

Iphigénie : Hélène Carpentier
Oreste : Jérôme Boutillier
Pylade : Ben Bliss
Thoas : Pierre-Yves Pruvot
Diane, Deuxième prêtresse : Iryna Kyshliaruk
Première prêtresse, femme grecque : Sophie Boyer

Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie
Chœur accentus / Opéra de Rouen Normandie

Rouen, Opéra de Rouen-Normandie, vendredi 25 février 2022, 20h

Après Chicago et le Théâtre des Champs-Elysées, cette Iphigénie en Tauride signée Robert Carsen (et réglée in loco par Christophe Gayral) accoste à l'Opéra de Rouen. Dans la lignée d'un certain nombre de productions récentes du metteur en scène canadien, le spectacle donne à voir une esthétique conciliant efficacité et qualité, au mitan des traditionnelles oppositions entre tradition et modernité. Les surprises abondent dans un cast soumis aux aléas des annulations et des prises de rôles. Succédant à Karine Deshayes et Véronique Gens, la jeune soprano Hélène Carpentier se glisse au dernier moment dans la toge de la déesse de Diane et brûle les planches de la plus belle des façons. Face à elle, Jérôme Boutillier sublime également sa prise de rôle en Oreste, accompagné par l'éblouissant Pylade de Ben Bliss. La direction flexible et véhémente de Christophe Rousset à la tête de l'Orchestre de Rouen Normandie place la barre très haut, assurant à la soirée un succès parfaitement mérité. 

Hélène Carpentier (Iphigénie)

Il y a foule ce soir sur la rive droite de la Seine pour accueillir Iphigénie en Tauride, dont la représentation est précédée d'une prise de parole du directeur Loïc Lachenal, pour rappeler combien l'actualité sinistre résonne dans les préoccupations de la troupe rassemblée ce soir, en particulier pour la jeune soprano ukrainienne Iryna Kyshliaruk qui interprète les rôles de la seconde prêtresse et de Diane-Artémis. Le hasard a placé dans sa voix celle de la déesse à l'origine et à la conclusion de la malédiction des Atrides – hasard suivi d'un second, relatif à l'antique Tauride, appellation de l'actuelle Crimée où sont réunis le drame mythologique et le drame de la guerre lancée par la Russie contre l'Ukraine.

Iphigénie en Tauride est l'ultime "épisode" de cette saga des Atrides à laquelle Gluck a consacré deux opéras. Il faut bien connaître sa mythologie avant de s'aventurer dans ce maquis de sacrifices, vengeances et meurtres, à commencer par celui d'Agamemnon par son épouse Clytemnestre (ou son amant Égisthe selon les sources). Cette partie de la malédiction concerne le désir de vengeance d'Électre qui débouche sur le matricide commis par Oreste son frère. L'autre partie du mythe nous parle d'Iphigénie, fille d'Agamemnon et de Clytemnestre, et donc sœur d'Oreste, Électre et Chrysothémis. Iphigénie apparaît une première fois dans l'épisode qui se déroule à Aulis, sauvée du sacrifice qui permettait aux vents de porter la flotte grecque vers Troie – sacrifice auquel son père Agamemnon s'était résigné, entraînant les foudres de Clytemnestre et la série de meurtres détaillés plus haut. Épargnée in extremis par la déesse Artémis qui lui substitue une biche, Iphigénie passe du statut d'offrande à celui de prêtresse en charge des sacrifices dans le temple d'Artemis Tauropolos. Contrainte par le roi scythe Thoas de sacrifier tous les étrangers qui pénètrent en ces lieux, elle voit surgir Oreste et son ami Pylade, venus s'emparer de la statue de la déesse. Le destin veut qu'elle ne reconnaisse pas tout de suite un frère qu'elle croit mort et qui finira lui-même par révéler son identité, au terme d'un virtuose chassé-croisé où chacun avoue son trouble et ses hésitations, exactement comme dans la confrontation entre Oreste et son autre sœur Électre.

Sans doute en partie pour illustrer ce trouble des identités et la diffraction exercée sur elles par le destin, la mise en scène de Robert Carsen joue d'un bout à l'autre de la soirée sur des effets de lumières qui exagèrent les effets dramatiques en détachant en arrière-fond des ombres gigantesques comme un inquiétant halo autour du personnage. Réglée par Carsen lui-même et Peter van Praet, la palette expressive que rendent les projecteurs et les filtres de couleurs participent d'une forme de tragique obsédant – forme de dramatisation extrême où la tension narrative varie en fonction de l'intensité du faisceau braqué sur tel ou tel personnage pour l'isoler du groupe en créant à travers un jeu d'ombres inquiétantes, une sorte de double psychologique et de commentaire purement visuel. On peut citer à ce propos la menace du poignard dont la pointe se projette en ombre gigantesque, posée sur la tête d'Oreste. L'ensemble du décor rappelle quant à lui un univers concentrationnaire, avec ce noir abyssal comme unique couleur sur des murs qui montent jusqu'aux cintres et des recoins imperceptibles qui rappellent également le fond de réservoir où s'agitaient comme sous la lentille d'un microscope les protagonistes de son Elektra de Strauss à Bastille.

Ce procédé, embryonnaire dans l'Orphée et Eurydice au Théâtre des Champs-Élysées en, s'est développé et complexifié dans une Tempête de Shakespeare donnée début 2019 à la Comédie Française ((https://wanderersite.com/2017/12/tempete-sous-un-crane‑2/)) et dont on retrouve pas mal de similitudes avec cette Iphigénie en Tauride. Le spectacle de Robert Carsen a le mérite de créer à l'intérieur du mythe des lignes et des réseaux d'images très fortes et (littéralement) très éclairantes. La lisibilité passe par des procédés et des effets percutants comme ces puissantes et hautes écritures de noms à la craie – effet qui finit par s'émousser si l'on objecte le fait qu'il est un peu sur-employé au fil de la soirée…

Construite autour de la figure d'Iphigénie, la scénographie de Carsen fait intervenir un groupe de danseurs, danseuses et figurants qui s'agitent quasi-continûment autour des protagonistes, telles ces Érinyes qui poursuivent Oreste après son matricide. Ces personnages féminins apparaissent sous les traits d'Iphigénie, longs cheveux noirs de jais, robe noire et teint blafard, telles des doublures ou des échos qui évoquent en une même apparence la combinaison psychologique de la victime et de la sacrificatrice. Dans la scène initiale, le matricide est montré en une démultiplication des gestes qui portent à ébullition cette masse mobile et sombre. Tout au fond de la scène, le nom d'Iphigénie ; sur les côtés, ceux d'Agamemnon et Clytemnestre qui se font face. Au sol, celui d'Oreste… mais dessiné avec une éponge gorgée d'eau, si bien qu'il disparaît rapidement tel un code stratégique écrit à l'encre sympathique. Le recours à ces écritures à la craie brute, aussitôt effacées par une eau qui rend lisible d'une autre façon le nom qu'on veut faire disparaître… autant de détails nés chez Carsen dans ce travail  à Chicago en 2006 (puis repris à San Francisco, Londres, Madrid, Toronto et au TCE) qu'on retrouve d'ailleurs chez Olivier Py dans sa mise en scène d'Alceste de Gluck à l'Opéra Garnier en 2013. Vraie surprise en revanche : la scène finale où les lourdes cloisons de cette prison de ténèbres soudain s'élèvent, libérant la lumière aveuglante d'un espace extérieur synonyme d'apaisement de fin heureuse.

L'option consistant à dissimuler les chœurs en corbeille côté jardin et côté cour limite l'impact et la présence des voix, amoindrissant certains effets et tendant à une présence acoustique quasi décorative (ce qui était déjà le cas au Théâtre des Champs-Élysées il y a deux ans avec un chœur dissimulé en fosse). On devine bien l'intérêt consistant à concentrer sur la scène et sur les voix solistes l'essentiel de l'action et des mouvements, à l'exception notable de la majestueuse intervention de Diane en Deus ex machina chantant depuis le premier étage du Théâtre des Arts, avec une tenue et une projection parfaitement proportionnée à l'acoustique du lieu.

Hélène Carpentier (Iphigénie), Jérôme Boutillier (Oreste), Ben Bliss (Pylade)

Le plateau quant à lui présente des individualités de tout premier plan, à commencer par un rôle-titre assuré à la dernière minute par Hélène Carpentier. Âgée de 26 ans, la jeune soprano a relevé le défi d’apprendre ce rôle monumental en deux jours seulement. Le pari était ambitieux et le résultat au-delà des attentes, avec une façon de déployer toute l'étendue de sa palette vocale en assurant une diction et un sens du phrasé capable de rendre l'entière véhémence et la blessure intérieure du personnage (Ô toi qui prolongeas mes jours). Entendue récemment à Lille dans Électre de Campra ou à Lyon en Mélisande dans Ariane et Barbe Bleue de Dukas, il faut entendre la façon dont cette lauréate du concours Voix Nouvelles prend à bras-le-corps et comme une future grande, le périlleux Ô malheureuse Iphigénie

Autre prise de rôle, celle de Jérôme Boutillier en Oreste. L'interprétation joue sur un engagement de tous les instants, avec une ligne qui laisse parfois à nu certaines tensions (Dieux qui me poursuivez) mais qui réussit par ailleurs à imposer une caractérisation psychologique complexe, entre héroïsme et blessure intime dans le duo avec sa sœur (Et tu prétends encore que tu m'aimes). Franc succès pour le Pylade de Ben Bliss dont la ligne aérienne et déliée donne au personnage une profondeur humaine incomparable (Unis dès la plus grande enfance). Le ténor américain possède des qualités de phrasé et de souffle qui surmontent les difficultés d'équilibre que pose un air comme Divinité des grandes âmes. Moins à son aise en ce soir de première, le Thoas de Pierre-Yves Pruvot peine à s'imposer, multipliant les prises d'air et une intonation approximative. Saluons enfin la prestation d'Iryna Kyshliaruk, dont les modestes interventions en seconde prêtresse sont largement compensées par le fabuleux air de Diane (Arrêtez ! Écoutez mes arrêts éternels !) dont la ligne admirablement travaillée et la noblesse de projection marque les esprits.

Architecte majeur de cette réussite, la direction de Christophe Rousset offre une profusion de couleurs et de détails à une partition au seuil du premier romantisme. Rehaussant volontiers d'une lumière assez crue les éléments dramatiques, il réussit à créer des contrastes d'atmosphères qui ménagent les voix en laissant respirer l'attendrissement et les nuances du livret, avec la présence soutenue et variée du chœur Accentus, préparé par Christophe Grapperon. La présence de cors naturels se combine parfaitement aux instruments modernes de l'Orchestre de l'Opéra de Rouen-Normandie, dont l'effectif réduit cisèle au plus près une interprétation de haute tenue.

Hélène Carpentier (Iphigénie)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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