"Il ne reste que le son" – on lit derrière la formule la description d'un sillage, d'un parfum sonore qui sert de métaphore à la matière poétique du Nô. Cette frontière ténue entre esthétique et esthétisme ne trouve pas une résolution satisfaisante dans la mise en scène de Peter Sellars. À défaut de multiplier les idées, elle les fige dans un continuum d'images et de poses dont la beauté n'a d'égal que l'irrésistible ennui qui s'en dégage.
La concentration narrative de ces deux pièces Nô est rendue plus elliptique encore par les sélections et les traductions d'Ernest Fellonosa et Ezra Pound en 1916. Davantage connues pour la place qu'elles accordent à la fascination graphique et sonore, ces deux livrets en langue anglaise retiennent du texte originel les éléments d'une atmosphère résolument poétique et sensible. Le prolongement de cette fascination se trouve dans un habillage visuel, marqué par une signature déjà présente dans certaines productions récentes de Sellars, à commencer par la Iolanta qu'il avait créée à Aix il y a deux ans. Les décors de Julie Mehretu ne sont que des toiles peintes dont la fonction se limite à descendre des cintres pour séparer les chanteurs du fond de scène. James F. Ingalls règle des éclairages qui rappellent l'atmosphère feutrée et onirique des antiques bougies, surexploitant les effets d'éblouissements déjà vus comme lorsque le personnage principal se saisit d'une lampe à main et braque soudainement le faisceau sur son alter ego. Invariablement oniriques, ce jeu d'ombres mise sur des effets grossissants quand un personnage passe de l'autre côté de la toile suspendue et s'éloigne vers la source lumineuse.
Robby Duiveman habille fosse et plateau avec la même tenue vaguement asiatique dont l'effet se conjugue avec la sobriété du jeu d'acteur. Seule la danse de l'oiseau dans la seconde pièce contraste puissamment avec univers assez linéaire qui prévaut jusqu'alors. L'intrigue se déploie sur deux panneaux symétriques, initiée par Tsunemasa ("Toujours fort"), longue scène d'incantation au cours de laquelle un prêtre ramène à la vie le joueur de luth favori de l'empereur. Dans la seconde partie, un pêcheur trouve ce fameux Hagoromo ("Manteau de plumes") que vient lui réclamer un esprit céleste (Nora Kimball-Mentzos ) qui volette autour de lui pour pouvoir regagner le ciel. Cette thématique est souvent présente dans le Nô, consistant à jouer sur l'irruption du surnaturel ou du divin dans un monde prosaïque et modestement terrien.
Cette intrigue laconique se double d'un effectif musical, réduit à sept instrumentistes et un quatuor vocal qui signale de temps en temps sa présence au-dessus de la fosse par de curieux ondoiements effectués bras levés. La partition de Kaija Saariaho agit sur l'imaginaire et la perception immédiate à l'instar d'un troisième personnage invisible dont l'épanchement en terme de surface sonore contamine l'espace tout entier avec, notamment l'utilisation de la projection et des jeux d'échos. Les timbres et du spectre harmonique fusionnent en une ligne complexe et cristalline. Ces effets de sinusoïdes chatoyantes captivent l'écoute et finissent par faire oublier la minceur de la palette narrative et scénographique. La flûte basse double une ligne vocale tandis qu'à d'autres moments, de très lents et très sombres mélismes sont picorés par les stridences du piccolo. On distingue dans ces couleurs humides et vibratiles des fulgurances étonnantes qui injectent une sorte de frénésie dans un discours musical pour l'essentiel contemplatif et horizontal. Le recours au kantele, instrument traditionnel finlandais, évoque explicitement le koto japonais, instrument idéal pour entourer de phylactères de notes les récits épiques et poétiques.
Cette création française est l'occasion d'entendre la voix de Philippe Jaroussky dans un répertoire qu'il investit par petites touches depuis quelques années avec notamment les Sonnets de Louise Labé de Marc-André Dalbavie ou l'opéra que Suzanne Giraud a consacré à la figure du peintre Caravaggio. Sa tessiture le destine naturellement à cet ange mystérieux qui répond à la voix assez mate et pas toujours ajustée de Davóne Tines. Le baryton américain semble vouloir noyer dans un jeu expressionniste cette tendance à chanter droit et plat. Très extérieure dans la première partie, la direction Ernest Martínez Izquierdo gagne progressivement en vigueur et parvient à donner aux interventions du Theater of voices (Else Torp, Iris Oja, Paul Bentley-Angell et Jakob Bloch Jespersen) des élans incisifs de belle facture.