Boris Godounov est avec Pelléas (mais pour des raisons radicalement différentes) de tous les opéras sans aucun doute le plus bavard. L'action se situe hors champ, quand elle n'est pas tout simplement antérieure au moment où le rideau se lève, comme la scène absente mais capitale du meurtre du tsarévitch. Pour le reste, on tergiverse, on négocie et on fomente beaucoup, à l'instar d'un pouvoir qui ne tient qu'aux luttes d'influence, aux stratégies et aux faux-semblants. Débarrassé de son encombrant acte polonais, la version de 1869 concentre la narration sur une trajectoire dont la tension salutaire accentue la dramaturgie.
Les personnages sont chez Moussorgski les réceptacles d'une psychologie tout à la fois complexe et monolithique. Quel monologue pourrait en effet pénétrer le traumatisme et la dislocation morale de Boris ? Les mots prononcés restent à la surface d'une âme tourmentée que seul un Dostoïevski ou un Tolstoï pourraient déplier. En passionné autoproclamé de la politique et du pouvoir, Ivo van Hove tente d'appliquer à l'opéra des recettes visuelles qui fonctionnent plus naturellement sur une scène de théâtre. Il serait exagéré de dire qu'il échoue à faire exister son Boris au-delà d'un esthétique saisissante et glacée, mais on ne peut se déprendre de cette sensation que l'image tient lieu et place d'imagination. Dès l'introduction par exemple, quand les tourments du futur tsar se lisent dans ce gros plan sur ses yeux mi-clos qui occupe l'immense écran haute définition en fond de scène.
La jeune victime dont le meurtre libère la voie vers le pouvoir est représentée par ce garçonnet en gilet rouge qui poursuit un ballon. Par accident, le ballon finit sa course dans la fosse centrale – fosse de laquelle s'élève un immense escalier dont la pourpre impériale est encore tendue de noir en signe de deuil. Accédant au pouvoir, Boris émerge de ce niveau inférieur – tel Jochanaan dans la mise en scène d'Ivo van Hove à Amsterdam. A la fois bourreau et victime, il passe d'un statut à l'autre par le truchement d'un décor conçu pour mettre en valeur cet entre-deux dramaturgique. Découpé brutalement dans le sens de la longueur, les deux espaces forment une séparation temporelle (avant et après) autant que politiquement symbolique (antérieur et ultérieur, bas et haut). L'impressionnant dispositif vidéo complète un assemblage volontairement sombre et dépouillé, avec deux panneaux latéraux dont les jeux de miroir diffractent l'effet panoramique.
La plupart des éléments de la scénographie pâtissent de cette présence écrasante des images au-dessus de la scène. En témoignent par exemple, ce chromo du peuple inquiet et stupide à qui on distribue aussi bien des bulletins de vote pré remplis que des icônes orthodoxes. Chantant la tête basse, la masse est résignée à un pouvoir temporel et spirituel qui la tient sous son joug sauf évidemment, quand on lui promet du pain – auquel cas les mains se pressent pour toucher le tsar bienfaiteur dans une scène de liesse assez convenue. Que dire de ce monarque usurpant en complet-veston, cravate bleue et couronne rutilante, un pouvoir conquis au prix d'un crime crapuleux ? On hésite devant ce décorum entre satire et admiration pour le pouvoir.
D'un noir quasi-total émerge le moine Pimen, dont la vague ressemblance avec Raspoutine jure avec la table Ikea et Grigori en survêtement à capuche. La scène de l'auberge sur fond de friche industrielle offre un cadre insolite au récit de Kazan par Varlaam tandis que la fuite de Grigori est traitée sous forme d'ellipse, mise en scène par un arrêt sur image. Il n'est pas rare que les images fassent du sur-place, à défaut de servir de courroie d'entraînement efficace relativement à la dramaturgie. C'est le cas dans le bref épisode où l'on voit Boris entouré par ses enfants sur fond de champ de blés mûrs et de paysages de taïga et sans surprise surgit l'allusion au rouge sang de la robe de Xenia ou le parallèle entre le tsarévitch assassiné et Fiodor. La couleur pourpre de l'escalier se change en rouge vif au fur et à mesure que les souvenirs et les hallucinations remontent à la surface. L'image de l'assemblée des boyards façon conseil d'administration du CAC40 cède en intérêt à celle de la foule affamée et révoltée qui occupe l'escalier et se dresse devant Boris. La réalité fait irruption dans le récit de l'Innocent lorsque le tsar apparaît, chancelant, poursuivi par un groupe d'enfants en blousons rouges qui occupent à leur tour ce sempiternel escalier. Tout droit sorti d'une prédelle d'un retable primitif, l'Innocent tient à la fois du fou dans Wozzeck et de l'illuminé imitant le Christ avec son perizonium alors qu'une très inutile vidéo montre la course au ralenti des enfants qui se précipitent vers Boris comme un souvenir qui revient à la charge pour le harceler. La conclusion est en partie gâchée et affadie par l'image de Boris étendu sur les marches qu'il a jadis gravi et la foule en s'écartant qui laisse voir le meurtre de Fiodor par l'usurpateur Grigori tandis que Chouïski ricane à contrejour…
Interprétant le rôle-titre en alternance avec Alexander Tsymbaliuk, Ildar Abdrazakov compose un tsar absolument somptueux de poids et de présence. Il trône au milieu d'un plateau russophone à l'engagement et à l'énergie très homogènes. Ain Anger est un Pimen à la voix d'airain, contrastant avec le Grigori quasi héroïque de Dmitry Golovnin. On pourra trouver dans le Chouïski de Maxim Paster une instabilité lors des changements de registres ou la façon de marquer les accents. De la même manière le Varlaam de Evgeny Nikitin ou l'Innocent de Vasily Efimov laisse entendre des lignes vocales fissurées dans les moments de tension. Des lauriers en revanche pour l'aubergiste d'Elena Manistina et la nourrice d'Alexandra Durseneva, tandis que le couple Fiodor et Xenia (Evdokia Malevskaya et Ruzan Mantashyan) est stupéfiant de vérité et d'impact. Boris Pinkhasovich complète ces bonnes impressions avec une prestation remarquable dans le rôle de Chtchelkalov. Vladimir Jurowski fait oublier rapidement les décalages et les approximations étonnantes du chœur en jouant sur le fil étroit entre la mise en valeur des détails et la charge émotionnelle. Le geste est à la fois leste et précis, ne sacrifiant jamais à une surexposition des effets et des moyens.
Vidéo de Boris Godounov – Opéra de Paris – mise en scène Ivo van Hove : https://culturebox.francetvinfo.fr/opera-classique/opera/boris-godounov-de-moussorgski-a-l-opera-de-paris-274117
Vidéo de Salomé – Opéra d'Amsterdam – mise en scène Ivo van Hove : https://culturebox.francetvinfo.fr/opera-classique/opera/salome-de-richard-strauss-mis-en-scene-par-ivo-van-hove-271751