D'après Frankenstein de Mary Shelley

Conception Jean-François Peyret

Avec Jeanne Balibar, Jacques Bonnaffé, Victor Lenoble, Joël Maillard

Composition musicale Daniele Ghisi — commande Ircam-Centre Pompidou
Réalisation en informatique musicale Ircam Robin Meier
Scénographie Nicky Rieti
Lumière Bruno Goubert
Collaboration dramaturgique Julie Valero
Costumes Maïlys Leung Cheng Soo et Nicky Rieti
Assistanat mise en scène Solwen Duée

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Production Théâtre Vidy-Lausanne, Compagnie tf2

Coproduction Ircam — Centre Pompidou, L’Hexagone — Scène Nationale Arts Sciences Meylan,  L’Estive — Scène Nationale de Foix et de l’Ariège, Le Théâtre de Caen

13 juin 2018 à la MC93, salle Oleg Efremov

Jean-François Peyret met en scène la rencontre qui eu lieu l'été 1816 sur les rives du Léman entre Lord Byron et le couple Shelley – rencontre au cours de laquelle fut inventé le "monstre" Frankenstein. Cet emboîtement de récits dans le récit donne naissance à un théâtre virtuose à souhait et servi par un éblouissant quatuor d'acteurs. Un mythe littéraire qui envoie à notre propre fragilité et notre propre humanité.

Été 1816. Un an après la chute de l'empire napoléonien, ce sont d'autres cendres qui recouvrent à présent l'Europe. De l'autre côté de la Terre, le volcan indonésien Tambora est entré en éruption, obscurcissant l'atmosphère pendant plusieurs mois. De ce dérèglement climatique inattendu, naquit l'un des mythes littéraires les plus étonnants de ce romantisme noir qualifié de gothique. Privés d'un été clément qu'ils espéraient trouver sur les bords du lac Léman à l'invitation de Lord Byron, les jeunes mariés Percy et Mary Shelley se réfugièrent  dans la villa Diodati, près de Genève. Pour tromper l'ennui, on relate des histoires à se faire peur, des récits de revenants comme ce Gespensterbuch, popularisé en français sous le titre de Fantasmagoriana. John Polidori, amant et médecin de Lord Byron, pense déjà à son Vampyre, publié en 1819 (Cf. le compte-rendu de l'opéra de Heinrich Marschner) tandis que la jeune Mary Shelley observe le tonnerre et la foudre qui s'abattent sur les arbres du jardin. Elle a 19 ans à peine et l'esprit tout occupé par le lointain souvenir des discussions de son père avec Erasmus Darwin, le grand-père de Charles, à propos de l'électricité et du galvanisme. L'ancêtre de l'auteur de la Théorie de l'évolution n'avait-il pas conservé un bout de vermicelle dans une boîte jusqu'à ce qu'il se mît à bouger ? Mary songe qu'il doit être possible de redonner vie à un cadavre : "Le galvanisme avait fourni des signes de tels phénomènes : peut-être les parties composant une créature pouvaient-elles être manufacturées, assemblées et douées de chaleur vitale."

Au-delà de la théorie fumeuse et fantasmatique qui donne à l'électricité le pouvoir de ranimer la chair, le récit de Frankenstein marque également le passage de la théorie des éléments simples (l’eau, l’air, le feu…) à celles des corps composés, combinaisons invisibles d’atomes. Quoi de plus évident qu'un courant électrique, lui-même invisible, pour justifier le fait que la vie peut surgir du néant ? Sous-titrée d'un humoristique clin d'œil shakespearien ("Démesure pour démesure"), la pièce de Jean-François Peyret réunit des comédiens venus rejouer sur scène l'invention du Frankenstein par Shelley and Co. Cette inclusion de l'histoire dans l'histoire et du théâtre dans le théâtre fonctionne en surface sur le mode d'une libre improvisation qui dissimule en partie la complexité du récit de Shelley. Ce n'est que progressivement que se révèle l'architecture de ces récits emboîtés au sein desquels la célèbre créature apparaît telle un objet trouvé. Peyret s'amuse de ces trajectoires fortuites qui mènent d'un récit à un autre et suivent à la trace les péripéties d'un monstre à dimension humaine – trop humaine ?

Au fil d'un questionnement (Wonder) transformé en flânerie (Wandering) cet étonnant spectacle se conclut sur la séquence immortelle du film de Jacques Willemont : La Reprise du travail aux usines Wonder. Tout débute avec le récit du capitaine Walton, impressionnant Jacques Bonnaffé qui déroule un monologue infini dans lequel il glisse au débotté (et en anglais dans le texte) la Complainte du vieux marin de Samuel Taylor Coleridge ou Mont Blanc de Percy Bysshe Shelley. Cette tentative d'ouvrir une route vers les mers du Sud en sillonnant les eaux arctiques semble voué à l'échec mais il ouvre sur la rencontre improbable avec Victor Frankenstein (Victor Lenoble), scientifique réfugié sur un bloc de glace tandis qu'il essaie d'échapper à sa créature. Se déplient alors les fils narratifs qui font le récit de l'expérience qui conduisit ce philosophe naturel (on dira "scientifique" à partir de 1833) à fabriquer une créature humaine à partir de matière inerte.

Jeanne Balibar

Apparaît alors Jeanne Balibar, Mary Shelley mi-Monsieur Loyal mi-femme du monde, arpentant la scène dans des chaussures trop grandes pour elle (façon sans doute de marcher dans les pas de son poète de mari). Elle enchaîne une tirade aussi virtuose qu'hilarante sur la décomposition du gaz littéralement anal-gésique, avec la Défense des droits des femmes de Mary Wollstonecraft, sa propre mère qui mourut en lui donnant le jour.

Cette assemblée d'adulescents s'amuse à retraduire le texte de Shelley au fil d'échanges menés tambour battant et des commentaires en forme de glose qui faire dévier dans l'humour un monologue à la longueur trop austère. C'est souvent brillant, parfois stupéfiant de brio et d'énergie comme dans cette scène où Joël Maillard n'a besoin que d'un vieux pardessus boutonné de traviole et d'une torsion du buste pour faire surgir la créature. Les spectres qui hantent le théâtre naissent à l'intérieur de nous : c'est précisément ce que refuse de dire l'écrasante fortune cinématographique du mythe de Frankenstein. Déformé ("démesurément" dit Peyret) par les clichés en noir et blanc de Boris Karloff, l'imaginaire collectif peine à comprendre que le roman de Mary Shelley raconte l'apprentissage de la pensée jusqu'au basculement dans le crime. "J'ai créé un animal rationnel" dira Victor de son Prométhée moderne, effrayé par le succès de sa propre expérience et refusant d'assumer les conséquences.

Jeanne Balibar, Jacques Bonnaffé, Victor Lenoble, Joël Maillard

Il y a des éléments de la philosophie des Lumières et du Candide dans le récit que fait Frankenstein de son éducation, depuis les sensations primaires jusqu'au sentiment puis la pulsion criminelle. Récit multiple, complexe et virtuose, Frankenstein porte en lui les traces du premier romantisme qui virent se croiser Wilhelm Meister et Oberman. Le monstre fait son éducation en autodidacte, au contact d'une société qui le rejette en raison de son apparence et qu'il épie en secret. Cette éducation ira jusqu'au crime, comme point culminant de la plus haute culture. La confession de la créature au créateur s'élève en une lente et fascinante spirale rhétorique avec cette conclusion en forme de point d'interrogation : "Je vais mourir et ce que je ressens ne sera plus ressenti (…) je monterai en triomphe sur mon bûcher funèbre, et, j'exulterai dans la souffrance atroce du feu. La lumière de ces flammes s'effacera ; mes cendres seront balayées jusque dans la mer par les vents. Mon esprit dormira dans la paix ; ou, s'il pense encore, il ne pensera pas à coup sûr de même qu'aujourd'hui… Adieu !"

La scène de la MC93 devient progressivement un vaste espace de jeu grâce à un dispositif très simple de panneaux tombant des cintres, reprenant les paysages alpestres des fribourgeois Raymond  Buchs  (1877–1958)  et Oswald Pilloud (1873–1946), revisités par la palette électrique de Nicky Rieti. Les transitions sonores sont signées Daniele Ghisi, taillées sur mesure dans les ateliers de l'IRCAM, elles rappellent le crissement du navire pris dans les glaces ou le souffle des tornades.

On est subjugué par l'idée radicale de ce plateau mis à nu, sur lequel les acteurs jouent en se cachant dans des vastes poubelles en métal. Ils sont seuls dans cette nuit infinie ; par la force du récit, ils tentent –littéralement – de refaire le monde. Byron a rejeté femme et enfant, il couche avec la demi-sœur de Mary, Polidori n'est pas loin et Mary Shelley, parturiente et rêveuse finira par accoucher d'un bibendum Michelin, allégorie du Prométhée moderne, on the road again… de Shelley à Jack Kerouac, ces apprentis révolutionnaires qui réinventent l'amour libre avec en point de mire la révolution, mai 1968.  Jean-François Peyret dessine en perspective le destin tragique de ces personnages : Mary perdra trois enfants, une seule fille survivra ; Percy se noie six ans plus tard dans le golfe de la Spezia en Italie. Polidori, criblé de dettes, se suicide au cyanure et Byron succombe à une fièvre foudroyante en combattant pour l’indépendance grecque. De cette fantasmagorie, il ne reste qu'une Fabrique qui annonce une plus moderne Factory, essaim fécond des rêves et des créateurs ambitieux qui pour avoir osé défier les lois, sont hantés et poursuivis par le fruit de leur imagination. Le sommeil de la raison engendre des monstres…

"Le sommeil de la raison engendre les monstres", eau forte de Francisco Goya (Los caprichos n°43) – 1799

 

 

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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