
Il plane sur ce deuxième opéra de Puccini un peu de cet esprit Bohème que les italiens ont désigné par l'appellation "scapigliatura". L'allusion concerne ici la source littéraire dont s'inspirèrent le compositeur et son librettiste Ferdinando Fontana en allant chercher leur sujet du côté de la littérature française et la figure d'Alfred de Musset. C'est une pièce (La Coupe et les Lèvres) qui attire leur attention, publiée une première fois dans la Revue des deux Mondes puis dans un recueil intitulé Un Spectacle dans un fauteuil (1832) où elle côtoie une comédie (À quoi rêvent les jeunes filles ?) et un conte oriental (Namouna). La Coupe et les Lèvres se présente dans sa forme originelle sous la forme d'un monologue abordant sur un ton dramatique le thème du désir et de la désillusion. Le narrateur s'identifie à Frank, ce jeune homme exalté et rebelle, influencé par les idéaux romantiques d'une jeunesse et ce mal du siècle voisin du spleen baudelairien qui voit le jour en réaction avec les promesses de la raison et des idéaux de progrès.
"Aimer est le grand point, qu'importe la maîtresse ? Qu'importe le flacon pourvu qu'on ait l'ivresse ?". Les deux vers célèbres du poème de Musset résument l'histoire de Frank (prénommé ici), personnage principal de cette Coupe et les Lèvres, déchiré entre l'amour de Déidania et Belcolore. Rebaptisées Fidelia et Tigrana dans le livret de l'opéra, les deux femmes incarnent une opposition d'inspiration très wagnérienne – comparables à Elisabeth et Vénus dans Tannhäuser. La première désigne l'amour idéal, pur et élevé, une image de l'amour à la fois profond et intangible qui contraste avec le désir charnel d'Edgar. La seconde représente ce type d'amour plus physique auquel aspire le héros mais symbolise également la vacuité que cet amour fugace finit forcément par engendrer.
Écartelé entre ces deux représentations féminines, Edgar finit par céder à une brève existence de débauche – s'enfuyant comme son alter égo wagnérien avec brûlante Tigrana pour vivre au plus près du désir et du péché. L'occasion de se racheter en s'engageant au service de sa patrie tombe dans sa vie comme un épais cheveu dramaturgique dans une soupe narrative qui enchaîne les épisodes avec des effets de surprise assez convenus, comme en témoigne par exemple le curieux duel puis réconciliation avec Frank (dont Fontana conserve le prénom mais l'attribue au frère de Fidelia) et surtout l'improbable incendie déclenché par Edgar juste avant de s'enfuir avec la tigresse Tigrana… Pas de récit de Rome au retour du héros, mais un méli-mélo compliqué où, déguisé en moine et auto-dénonçant ses crimes passés devant Tigrana, il finira par exposer sous ses yeux des monceaux d'or pour l'obliger à dire publiquement qu'elle le désavoue. Fidelia lui ouvre les bras mais, profitant d'une absence momentanée d'Edgar, Tigrana surgit de l'ombre et la poignarde brutalement. S'ensuit une conclusion rappelant la scène finale de Tosca (avec rôles inversés) où Edgar-Cavaradossi enlaçant sa fiancée découvre qu'elle vient de succomber.

La mise en scène de Nicola Raab joue la carte (gagnante) d'une sobriété visuelle qui s'appuie sur les hauts décors et les costumes de Georges Souglides, avec des lumières zénithales signées Giuseppe Di Iorio. Cette combinaison souligne les angles vifs d'une action, en limitant un fil narratif passablement grevé par les péripéties maladroites du livret. Le chœur d'enfants qui surgit en vêtements contemporains tranche avec le classicisme des costumes des villageois, des moines et des soldats issus d'un intemporel XIXe quelque part entre Hussard sur le toit et Force du destin tandis que la paroi grise et oblique se teinte à son sommet du symbole d'une sombre moisissure qui suffit à lui seul à désigner le poids du destin fatal qui règne sur l'ouvrage. Une très longue table barrant latéralement l'espace servira tour à tour de lieu d'agapes, tribunal populaire et lit nuptial, plongeant à cour dans l'embrasure d'une porte antique qui rappelle tout à la fois le tombeau et l'entrée d'un palais. Au second acte, un gigantesque lustre de cristal saisi dans l'encadrement de l'ouverture centrale suffit à évoquer le luxe de ces lieux de perdition, salle de jeu ou lieu de banquets, dans lesquels Tigrana emporte Edgar. La dernière image lui substitue une pluie rassérénante qui tombe sur le héros malheureux telle une eau lustrale qui tout à la fois le purifie et apaise sa douleur.
Le plateau vocal convoque des interprètes rompus au chant puccinien, pour des qualités qui sont aussi parfois des défauts comme en témoigne la facilité avec laquelle Stefano La Colla campe un Edgar dont la présence en scène rappelle clairement l'héroïsme d'un Cavaradossi, Calaf ou Rodolfo, mais sans la brillance du timbre et l'énergie de la projection capable de signer un personnage pris dans l'étau d'un héroïsme contrarié par les failles du caractère. Monolithique d'expression, le ténor italien livre un O soave vision brut de décoffrage auquel la Fidelia de Ekaterina Bakanova répond heureusement avec l'attendrissement d'une palette large et nourrie (Già il mandorlo vicino). La ligne est riche d'une teinte dont la multiplicité permet à l'incarnation de gagner en épaisseur et en présence jusqu'à la dernière scène (Addio mio dolce amor !).

Valentina Boi livre une Tigrana très incendiaire, évoque explicitement une Carmen dévorante dont la voix embrasse des registres vigoureux, concentrés dans un phrasé et une expression dans le bas et le haut médium rappelant l'intention première de Puccini de confier le rôle à une mezzo (Tu il cuor mi strazi). Dalibor Jenis offre à Frank des accents et une émotion volontaire qui ne permet pas tout à fait au rôle de percer l'épaisseur du livret, tandis que Giovanni Furlanetto se contente pour le rôle du paterne et paternel Gualtiero d'une interprétation assez banale d'effet et de moyens.
La surprise vient de la fosse, avec un Orchestre philharmonique de Nice multipliant les prouesses sous la direction attentive et emportée de Giuliano Carella. Véritable galerie musicale, mobile et contrastée, la partition déroule une présence et un engagement de tout premier plan. On est musicalement en présence d'une œuvre qui n'a rien à envier à des ouvrages ultérieurs, ce qui ne manque pas de surprendre en découvrant les jugements mitigés que portait Puccini à son Edgar… Les citations son parfois littérales, comme ce Kyrie de la Messa di Gloria, interrompu par la sensualité vénéneuse de l'air de Tigrana, ou encore la sublime introduction du 3e acte avec la marche funèbre qui sera reprise par Toscanini aux obsèques du compositeur. C'est surtout l'usage de l'orchestre comme personnage et la capacité de Puccini à utiliser l'orchestre comme peinture psychologique des personnages qui séduit dans cet Edgar et préfigure l'intensité dramatique d'une Butterfly ou Bohème. Le flux musical sert admirablement la tension entre le désir et la fatalité des amours impossibles, plaçant des protagonistes en regard de drames comme Manon Lescaut ou Tosca.
