Pour un compte-rendu plus détaillé de la mise en scène, nous renvoyons le lecteur vers notre article de 2022.
On revoit toujours avec profit une production. En 2022, dans les débuts de la guerre en Ukraine, cette Aida nous avait presque paru insupportable tant la réalité des combats en Europe rendait difficile cette « surexposition » sur les scènes. Il faut croire que le durcissement et la multiplication des affrontements nous blindent ou nous « mithridatisent », suivant la formule séguiniste… Le spectacle de la guerre via écran interposé (bienheureux que nous sommes, encore, éloignés des bombes) fait désormais partie, en quelque sorte, de notre quotidien. D’où une Aida qui, malgré la pertinence de l’œuvre et de la production, nous laisse un peu froid, dans une routine qui semble avoir gagné plateau et fosse. Sans compter aussi une certaine prégnance de la politique, des chaises musicales et même des décès qui plane derrière la production.
Linus Fellbom, responsable des très belles lumières, a depuis signé pour le Kungliga Operan une trilogie Figaro, assez maligne, dont on attend le dernier opus cette année Figaro Divorce.
Lire nos comptes rendus du Barbier de Séville (2024 et 2025) et des Noces de Figaro (2025).
Michael Cavanagh, le metteur en scène, a pris la direction de l’Opéra en 2021, jusqu’à son décès en 2024, laissant derrière lui un Don Giovanni (2024) apocalyptique et Mad Maxien (lire le compte-rendu).
Enfin, Katarina Dalayman s’est progressivement effacée du rôle d’Amnéris pour laisser la place à la jeune génération, incarnée aussi par Christina Nilsson en Aida, depuis 2018. Ce fut son premier grand succès.
Et ce sous-texte irrigue en quelque sorte cette production qui met en lumière les jeux de pouvoir, les remous du destin et les dommages collatéraux. Ainsi, on retrouve ce qui fait toujours le sel de cette production, cette scène mouvante, faite de blocs unitaires qui montent et descendent sans cesse pour reconfigurer l’espace et indiquer les marches à gravir, dans l’amour et le pouvoir. Mais aussi les chutes à venir…
On s’attachera à mettre en lumière quelques détails qui nous avaient échappé. Ainsi, dès le prélude, qui nous montre les amants dans leur cage souterraine finale et qui s’enfonce dans le sol (fatalité, flashback), on remarque une tache de sang sur le mur derrière eux. Comme la cage s’enfonce pour les faire disparaître, on voit le corps sans vie d’Amnéris avec les prêtres qui accourent (comme des fantômes blancs) autour d’elle. À la fin de l’Opéra, Amnéris se taille les veines au-dessus de la cage mais on ne voit pas le sang couler. Ainsi on ne voit que les effets… sans dramatisation supplémentaire.

D’autre part, on remarque, dans ce drame noir du pouvoir, que les prêtres semblent éprouver de la compassion dans cette scène primitive-finale. Comme si ces êtres politiques prenaient conscience du statu quo politique et militaire (retour à la case départ, voire pire : la rage de la vengeance est à venir…) et surtout de la mort de la jeunesse en général, mais aussi de l’atout politique et militaire que constituaient les figures de Radamès, chef militaire prometteur, et Amnéris, princesse qui devait assurer la prochaine génération royale. Ne restent que les hommes, suivant la litanie consacrée, mâles (pas très blancs) de plus de cinquante ans.
Dans la scène de rencontre entre Radamès et Aida en présence d’Amnéris, pourtant vue de nombreuses fois et dans laquelle on attend l’entrée de Christina Nilsson, on remarque qu’Aida ne se distingue qu’à peine du groupe de suivantes. C’est peut-être un défaut de mise en scène ou une volonté de montrer que cet amour est vraiment secret et pas encore remarqué. Reste que cette scène est toujours surprenante. Avec un côté Cendrillon sans happy end : les servantes apportent des chaussures dorées et entourent Amnéris avec leurs plateau.
Autre point amusant, sans doute un peu plus pour des spectateurs français, la scène du bain d’Amnéris avec la princesse surplombant le groupe de servantes dans une sorte de vidéo de fontaine sur les scènes surélevées : on penserait presque à la fameuse (fumeuse ?) théorie du « ruissellement » chère à Emmanuel Macron mais plus… à une certaine étiquette de cour héritée de Louis XIV.

On apprécie toujours autant la manière dont sont encadrés les personnages, par leur espace scénique pyramidal mais aussi par un jeu de rideaux qui vient se resserrer sur eux par moment comme un objectif de caméra mais de forme quadrangulaire : les fameuses petites boîtes dans lesquelles tous sont enfermés.
Autre point qui fonctionne toujours bien : la dichotomie parmi les hommes entre les prêtres en blanc, éthérés, toujours au-dessus, et la masse que l’on peut, quand c’est nécessaire, habiller comme des soldats car s’il y a cérémonie religieuse, ce n’est que de l’apparat, du décorum pour envoyer l’homme équipé au carnage. On passe d’ailleurs du couteau rituel, symbole du pouvoir militaire, une sorte d’Imperium moderne, donné avec force effets de longues manches à la mitrailleuse finale, parce que c’est de ça dont il s’agit : un outil pour sulfater l’ennemi. Un ennemi qui est in fine soi-même puisque le couteau terminera dans les mains d’Amnéris…
Toujours dans ce refus (ou du moins le contrepoint) de l’apparat, la scène du triomphe est emblématique de cette production. Tandis que les trompettes résonnent de la loge royale et de l’avant-scène (toujours le pouvoir et le décorum), avec d’ailleurs un bel effet musical d’étagement, on voit sur scène, via un léger voile (pudique ?) des vignettes des combats qui ont présidé à ce « triomphe ». En ombres chinoises et vidéo, dans des cadres isolés (les fameuses boîtes), on voit Radamès, distingué par son écharpe dorée un peu volumineuse, dans ses œuvres (la plupart du temps armé du fameux couteau-Imperium) avec au programme : égorgement, torture quand il ne délaisse pas l’arme blanche pour bombarder (au drone ?) ou en mode sniper avec dommage collatéral : en voulant dégommer un chef militaire à table, il vise la femme qui portait l’enfant et qui s’agitait de droite à gauche dans cette atmosphère survoltée de stratèges… Femme et jeunesse sacrifiée : le programme d’Aida. Sans compter un chef de guerre traumatisé et qui se tord de douleur sous les ors des trompettes. Un anti-triomphe et une bonne dose de réel.

Dernier point-atout, les très belles lumières de Linus Fellbom qui sculptent l’espace dans une atmosphère irréelle, comme les encens des prêtres enivrent le peuple. C’est donc une Égypte débarrassée de ses images mais pas de ses lumières, ombres et couleurs : religion, armée et société fortement hiérarchisée. On aime les flammes du temple aussi, sans doute rehaussées de projections vidéo qui nous font perdre le sens du réel.
Pour autant, la reprise laisse à désirer. On est surpris de constater que les lumières ne sont pas aussi techniquement au point que par le passé (les poursuites sur les personnages ne sont pas assez vives ou tapent à côté), que des éléments de tapisserie pendent maladroitement ici ou là (les murs de « feuilles d’or » qui baillent…). Bref, l’illusion ne prend plus et on a l’impression d’un spectacle mal repris ou mal géré. Les chanteurs quant à eux semblent avoir fait l’objet d’une transmission minimale ou d’être laissés en partie à eux-mêmes (particulièrement Radamès et Amnéris).

Le plateau est donc correct sans être éblouissant, à l’image de Johan Schinkler, sans doute le Roi le plus convaincant de cette production, qui s’impose plutôt par sa présence. Les graves sont là, le timbre n’est pas des plus beaux mais dans cette production où il est le vieux barbon, cela passe bien. Plus problématique, le Ramfis d’Alessi Cacciamani, ce soir-là du moins, n’a plus la voix de 2022 ni de 2018 : timbre gris, émission qui peine. Il rejoint la cohorte des fantômes-prêtres sans être le baron noir du pouvoir qu’il fut sur cette scène.
Le Radamès de Milen Bozkhov tient la route mais là encore avec un timbre moyennement séduisant, une belle projection, un phrasé et des couleurs correctes mais des légers problèmes dans les changements de registre. Cela dit, les aigus sont là sans jamais aller dans le cri. Plus problématique : un jeu un peu restreint, un peu guindé, qui peut toutefois passer dans le rôle de chef de guerre-amoureux pris dans les enjeux de l’honneur et de l’amour.
Le messager de Carl Fischer, dans un rôle très court, s’impose au contraire avec une belle projection, de belles couleurs surtout dans les aigus et un spectre large.
La prêtresse de Henriika Gröndahl, avec une voix très légère mais bien assise, tire vers le haut avec une belle expression, à la fois de la spiritualité et du pouvoir.
L’Amnéris de Miriam Treichl est plus que correcte avec un spectre large, de belles couleurs un beau phrasé et une projection très aisée mais, comme pour le Radamès de Milen Bozkhov, on est dans un jeu absent et du coup presque caricatural. Le personnage peine à exister, sans que ce soit nécessairement la faute des acteurs mais peut-être plutôt d’une reprise gérée un peu légèrement.

Il faut attendre que l’Amonasro de Fredrik Zetterström sorte de sa cage de prisonniers pour être un peu surpris par le chant. Beaucoup d’ampleur, de rondeurs, de couleurs, un phrasé millimétré et un engagement scénique qui détonne avec beaucoup d’énergie. C’est le diable qui sort de sa boîte et la scène prend enfin vie en dehors d’une mollesse toute orientale, comme on disait au XIXe…
Et, bien sûr, il y a Christina Nilsson pour laquelle on revient (et reviendra) une fois de plus, toute auréolée de son succès cet été à Bayreuth (lire les articles dans Wanderersite Eva dans les Meistersinger et Freia dans le Ring).
Toujours la même fraicheur dans un corps plus svelte, des aigus clairs et vifs, une facilité dans les changements de registre, une réelle habileté à colorer, un phrasé parfait pour un rôle qu’elle connait par cœur. C’est l’atout et le cœur de la production même si, faute de partenaires, le jeu est un peu plat et on en est réduit à plus écouter qu’à voir.
En somme, l’Aida de Christina Nilsson, c’est la voix qui s’échappe sans cesse quand l’Amnéris de Miriam Treichl est la voix qui s’étale et cela correspond musicalement à la production.
Enfin, la grande déception vient de la fosse où on se réjouissait d’entendre à nouveau Vincenzo Milletarì qui nous a tant de fois emportés par sa direction alerte et vive. Même si sa direction reste précise et attentive, toujours un œil sur la scène et ne couvrant jamais le plateau, on est malgré tout un peu déçu de cette Aida qui souffre finalement d’être trop attendue. On aurait peut-être aimé un peu moins de cette pompe, de cette magnificence (ces cuivres puissants, cet orchestre qui dépote) qui est justement dénoncée par cette production. On se souvient que cet opéra a été créé pour l’opéra du Caire et non pour les arènes de Vérone et c’est l’option numéro 2 qui est suivie par Milletarì, parce que c’est la tradition finalement. Alors, oui, cela sonne mais peut-être trop. Il faut attendre les moments plus apaisés, plus dégraissés (introduction et romance de l’acte III, les cordes graves de la scène du Jugement…) pour trouver un peu de finesse et de cette atmosphère en apesanteur qui colle à cette Aida rêve/cauchemar. Milletarì n’est jamais dans le monolithisme mais il manque ce soir-là un peu des détails qui faisaient de son Otello de Göteborg en 2024 un vrai livre musical.
Heureusement, le chœur est là, admirablement bien en place et c’est finalement lui qui occupe l’espace scénique et musical. Techniquement très au point, il bénéficie en plus de scènes étagées qui comme les trompettes du triomphe participent à une certaine ivresse sonore qu’on était en peine de trouver ce soir-là.
Au final, une soirée un peu moyenne mais il en est ainsi des reprises et du spectacle vivant, avec ses hauts et ses bas.
