Au terme d’un règne exceptionnellement long, Elisabeth 1ère sent son astre et son ascendant décliner ; tourmentée, critiquée pour ses choix politiques hasardeux, elle tombe amoureuse d’un arriviste, Robert Devereux, dont la trahison finira par l’affaiblir en tant que femme et en tant que Reine. Bien que flamboyante et audacieuse, la partition qu’en a tiré l’auteur de Peter Grimes n’en est pas moins exigeante. D’une grande modernité de ton, elle allie à un discours musical profondément novateur, d’enivrantes références à la musique de cour élisabéthaine. Reconnaissable comme la plupart des œuvres de Britten, le style est éclatant, l’écriture orchestrale, des tutti puissants aux échos lointainement murmurés, virtuose, le traitement des voix définissant très précisément le profil psychologique de chaque personnage.
Le rôle-titre écrit pour des actrices-chanteuses chevronnées, capables de déclamer en tragédienne et de chanter avec autorité, ne s’improvise pas. Marqué par le passé par de fortes personnalités comme Joséphine Bartsow et Sarah Walker, c’est à Anna Caterina Antonacci en alternance avec Alexandra Deshorties, que Gloriana a été confiée à Madrid, dans la nouvelle production de David McVicar. Adeptes des reconstitutions historiques où l’élégance rivalise avec le respect, le metteur en scène écossais a une nouvelle fois réussi son pari. Le décor unique, un somptueux astrolabe dont le socle et les arcs dorés peuvent être actionnés pour se soulever, s’imbriquer et créer d’impressionnants effets visuels, rappelle combien l’astronomie était en vogue à la Renaissance dans l’Europe entière. Cette astucieuse scénographie (Robert Jones) permet également de résoudre les nombreux changements de lieux et de relier les scènes entre elles afin de gagner en fluidité. Le spectacle habilement réglé, s’attache à restituer ce qu’était la cour d’Elisabeth entre 1558 et 1603 avec ses scènes d’apparat, ses masques shakespeariens, ses danses extrêmement codifiées en opposition à quelques moments de pure intimité : parmi eux, celui où Gloriana est découverte les pieds dans une bassine, sans maquillage et sans perruque par Robert, d’une belle intensité dramatique. Costumes signés Brigitte Reiffenstuel, accessoires changés à vue, lumières blafardes (Adam Silverman), tout est ici soigné avec minutie et fidélité.
La présence en fosse d’Ivor Bolton n’est évidemment pas étrangère à cette réussite. À la tête de l’orchestre du Real, le chef britannique propose une direction racée, cinglante et passionnée soumise à une tension permanente. La mise en place des ensembles est admirable, le travail sur les couleurs éblouissant, orchestre, chœur et solistes étant traités avec une attention particulière.
Anna Caterina Antonacci n’aurait sans doute pas accepté d’aborder Gloriana sans avoir David McVicar à ses côtés, qui l’a déjà dirigée dans Carmen et Les Troyens. Très central, le rôle tombe sans un pli sur sa tessiture, la cantatrice parvenant à s’imposer dans les parties chantées comme dans les passages parlés où ses dons de comédienne se déploient avec assurance. Dominateur, le personnage qu’elle défend n’a rien de monolithique, car la femme tourmentée, vieillissante et fatalement vulnérable s’expriment malgré l’étiquette et les conventions qui la broient. Quasi maternelle face à Robert pendant le splendide duo « Happy where he could finish forth his fate », elle tient son rang en public, avant de nous émouvoir pendant sa prière (final du 1er acte) et l’épilogue qui conclut l’œuvre dans une sorte de délire.
L’italianité naturelle et les phrasés solaires de Leonardo Capalbo constituent de sérieux atouts pour le chanteur italo-américain, très en voix, qui rompt sans le vouloir, la tradition perpétrée depuis Peter Pears jusqu’à Philip Langridge et Anthony Rolfe-Johnson, dont les timbres étaient plus éthérés. Mountjoy, son rival, trouve en Duncan Rock un interprète de grande qualité, tandis que Leigh Melrose (Cecil), David Soar (Raleigh) et Benedict Nelson (Cuffe) sont d’excellents partenaires. La mezzo Paula Murrihy (Frances) et Sophie Bevan (Pénélope) sont idéales comme les membres du chœur très sollicités dans cet opéra, que l’on pourra revoir à Londres puis à Amsterdam à une date encore inconnue.