Tout commence dans un joyeux désordre. L‘orchestre s’installe, vêtu casual, deux jeunes gens s’échangent des sms, le chef entre en discutant (enfin, on le découvre quand il lève la baguette). « Lindoro » échange des sms avec sa dulcinée, une certaine Rosine. Lui et Fiorello s’installent pendant l’ouverture, mais ils trouvent le temps long, essaient de faire signe (ou de lui tapoter l’épaule) au chef d’aller plus vite, bref, tout commence très cool, et l’on entend déjà les rires quand on lit les sms sur la paroi blanche qui fait office de rideau.
L’entrée de Figaro (Günter Papendell) chantant depuis le premier balcon, marchant sur les sièges, dérangeant le public, descendant par une échelle puis montant prestement sur une table met le public en délire : une entrée en triomphe qui pose le personnage.
Ce Barbiere di Siviglia est ici d’abord un opéra de jeunes, branchés, connectés, naviguant entre réseau sociaux, selfies, whatsapp, sms (un moment désopilant quand Figaro voit s’afficher le
de Facebook sur l’écran, en jouant sur l’initiale de son nom).
On pourrait continuer d’égrener la liste de gags et d’idées qui mettent la salle en joie : Kirill Serebrennikov confronté à l’opéra bouffe assied sa mise en scène sur des jeunes au goût du jour avec leurs outils fétiches dont ils usent avec délices et quelque fois abus, et un Dottor Bartolo d’un autre âge, dans une maison poussiéreuse qui s’ouvre telle une maison de poupée ou une échoppe de brocanteur, voire un magasin d’antiquités. Bref, c’est la confrontation des connectés face au déconnecté. Mais le rituel de l’opéra est aussi plus discrètement mis à bas : interventions auprès du chef, musiciens en casual, orchestre sur le proscenium, et plus classique, promenoir courant tout autour si bien qu’une partie de l’opéra se passe au-devant des spectateurs.
Dès que le livret reprend ses droits, et notamment quand on passe chez Bartolo, la fosse descend et l’orchestre retrouve la disposition habituelle (la deuxième partie voit un orchestre vêtu de manière traditionnelle et non plus casual d’ailleurs).
Ici quand Almaviva se déguise en soldat pour s’imposer chez le vieux docteur, c’est un soldat de l’islam qui brandit un « refugiee welcome », et quand il revient en Alonso maître de musique, il est en Conchita Wurst. Tout y passe donc parmi les obsessions et nanars de l’époque, et si Bartolo sort la robe de mariée qu’il a gardée au fond d’une valise pour en vêtir Rosine, celle-ci est séduite par Almaviva qui quant lui a fait les courses chez tous les barons de la Mode, ramenant une foule de paquets qu’elle file enfilerpour revenir très fashion et couverte de bijoux. Être connecté rapporte…
Car Serebrennikov qui fait là une de ses premières mises en scène comiques regarde le monde de manière parodique avec une certaine distance.
Nos travers gentiment dénoncés, des gags à tous les étages, le vieux barbiere de Rossini est habillé pour l’hiver et fait une cure de jouvence printanière non dépourvue de traits un peu mélancoliques. Car ici le Figaro spectaculaire du début avec sa bande (trois assistants-danseurs vêtus comme lui, chignon samouraï, grosses boucles d’oreilles, tout de noir vêtus) voit son rôle pourtant relativisé ensuite parce que c’est Bartolo que Serebrennikov préfère, un Bartolo certes décalé (l’excellent Philipp Meierhöfer qui était à la création et a donc répété avec lui) mais pas toujours bouffe, une sorte de double de Don Pasquale qui peut émouvoir, parce qu’il ne peut comprendre comment Rosine puisse s’amouracher d’un être qu’elle ne connaît que virtuellement. C’est bien aussi cette sorte de superficialité que Serebrennikov pointe, sans jamais d’ailleurs la dénoncer de manière lourde, laissant entendre que Rosine victime des illusions du monde est séduite par les paillettes d’un Almaviva dont on sait qu’il continuera de papillonner par la suite.
La distribution réunie assez différente de celle de la première série, est plutôt homogène, mais on est quand même assez loin d’un Rossini idiomatique, avec un problème de style qui traverse à peu près tous les chanteurs. Rossini, on le sait, nécessite une vélocité dans l’articulation que souvent seuls les italiens ou les chanteurs rompus à ce répertoire (on pense à une Horne ou à un Rockwell Blake, voire un Hermann Prey) peuvent affronter sans trop de casse. Dans une troupe (et c’est la limite de l’exercice), les chanteurs sont sollicités autant que de besoin dans des répertoires différents qu’ils n’ont peut-être pas l’habitude d’affronter. Ici, la production de Serebrennikov est la première production en langue originale de Barbiere di Siviglia à la Komische Oper, et donc du point de vue de la distribution on fait ce qu’on peut avec ce qu’on a. Ce n’est d’ailleurs pas faire injure à une équipe qui n’est jamais déshonorante, mais qui n’est pas familière d’un Rossini qu’elle ne pratique pas.
On saluera d’abord le Fiorello du jeune baryton russe Denis Milo, du studio de la Komische Oper, joli timbre, et belle prestance scénique qui projette vraiment le personnage au premier plan au début de l’opéra.
On saluera aussi la Berta de la jeune américaine Martha Eason (elle a chanté Papagena à l’Opéra Comique cet automne), soprano léger à la voix claire et vive qui chante l’air de Berta avec un bel engagement, et qui est fagotée en une sorte de personnage impossible par la mise en scène, une figure énorme, obèse, qui se déplace péniblement, amoureuse en secret de son patron.
Un peu plus pâle le Basilio de Önay Köse, émission correcte mais la voix n’a pas cette profondeur qu’on attend de Basilio, et la caractérisation du fameux air de la calomnie est encore à construire.
Günter Papendell, pilier de la troupe de la Komische Oper, reprend le rôle de Figaro avec une aisance scénique et un brio confondants qui le font triompher auprès du public, et ce triomphe est mérité tant la performance est brillante ; voix sonore, timbre clair, puissance et volume font (presque) tout le reste. Presque parce que la vélocité de l’articulation et de la déclamation dans les fameux « sillabati » de Rossini reste en deçà de ce qu’on pourrait attendre : il y a là ce qu’on pointait plus haut, le manque d’entraînement et d’habitude de ce style.
Katerina Gumos est Rosine, le mezzosoprano à la voix claire, bien projetée et au joli timbre n’a pas non plus le style ni les agilités requises par le rôle, notamment dans la cavatine « una voce poco fa » bien pâle et loin de ce qu’on souhaite pour cet air qui est un cheval de bataille. Pour le reste, le personnage voulu par la mise en scène est là, un peu superficiel, un peu cruel aussi pour Bartolo, très à l’aise scéniquement. Mais ce n’est pas dans l’ensemble vraiment convaincant.
Le jeune ténor finlandais Tuomas Katajala est Almaviva. On est loin des timbres rossiniens habituels à la Brownlee ou à la Florez, et la voix est plus forte et plus marquée (dans un espace assez réduit comme celui de la Komische Oper, cela se note). Il reste que le contrôle vocal, l’effort pour rendre le style sont notables, ainsi que la présence et la prestation scéniques (sa Conchita Wurst est désopilante), au total, c’est un Almaviva très présent et très agile même sans une couleur rossinienne « d’origine contrôlée » (on entend plus un Faust derrière cette voix).
Philipp Meierhöfer est Bartolo, cette basse encore jeune, presque quadragénaire semble s’être tellement appropriée le personnage qu’on lui donnerait volontiers vingt ans de plus, tant dans la démarche, l’allure, il a pris les traits du barbon (il fait un peu penser à Klingsor dans le Parsifal de Tcherniakov) : on sent un vrai travail d’appropriation, y compris d’ailleurs sur le texte, qui est dit avec la vélocité et l’expression voulues : c’est sans doute de toute la distribution celui qui s’approche le plus du style rossinien et sa prestation est tout à fait convaincante.
Notons les éléments du chœur très présents aussi, qui dans les premières minutes se dissimulent dans l’orchestre comme s’ils étaient des musiciens (avec instruments etc..) et sont l’un des éléments des surprises à répétition du début de l’opéra, sans doute le moment le plus original et le plus réussi de la soirée. Un chœur comme toujours préparé avec soin (David Cavelius) notamment dans le phrasé : les forces de la Komische Oper sont décidément de très bon niveau.
C’est le cas de l’orchestre à l’origine mené par Antonello Manacorda, et qui est repris par un chef vieux routier du répertoire rossinien, le très professionnel Maurizio Barbacini, seul italien de la soirée, qui garantit un suivi précis et une vraie attention aux chanteurs, en adaptant le tempo à leurs possibilités et à leur agilité. C’est un des bons chefs de répertoire, notamment dans Rossini qu’il promène depuis de nombreuses années. Son Rossini est clair, vif, et il fait sonner l’orchestre dans le style et la couleur voulue, et il faut reconnaître que dans une production aussi virevoltante, la performance est appréciable.
Malgré les réserves d’une distribution pas toujours à l’aise avec les difficultés inhérentes à Rossini, voilà une production rafraîchissante, intelligente, plus profonde qu’il n’y paraît auquel le public fait un triomphe mérité.